C’est l’histoire de deux amis, imaginée dans le comté de Flandre du XIIIè siècle. Ils sont frappés tour à tour par l’abattement et la lassitude devant un monde qui leur apparaît en dérive, du fait de maîtres mal conseillés. Dans les deux cas, c’est la conversation nouée entre eux qui va remédier à leurs états d’âme. Ce qu’ils se racontent ? Des histoires de médiévaux, bien sûr. Jean Nohain n’aurait pas mieux dit dans sa célèbre chanson Quand un vicomte, mise en musique par Mireille Hartuch (1935). C’est pour cela qu’ils nous intéressent.
Connus sous le titre des Trois Martins ou sous celui de Haro! Martin! (Wapene Martijn), ces dialogues curatifs imaginaires constituent une des œuvres principales de Jacob Van Maerlant, le plus renommé des poètes en moyen-néerlandais, né vers 1220 dans les environs de Bruges, mort vers 1300, sans doute à Damme où sa statue trône devant l’hôtel de Ville. L’interlocuteur de Martin porte son propre prénom dans son poème strophique qui semble avoir connu un joli succès, au point d’être considéré comme le premier opus thiois à avoir été traduit en français [1]. Trois entretiens sont consignés, le premier sur des questions diverses, le deuxième sur un dilemme amoureux et le troisième sur le dogme de la Trinité.

Mais a-t-on bien affaire à des écrits distincts, comme le suggère l’usage de les numéroter ? Au terme d’un examen minutieux, Geert Warnar (Centre of the Arts in Society, Université de Leyde) conclut que non [2]. Et si le problème relève a priori de disciplines littéraires, linguistiques, philologiques…, il conduit aussi à nous ouvrir des portes sur le contexte social, culturel, spirituel dans lequel les Martins virent le jour.
La confrontation des sources les plus anciennes (manuscrites et une imprimée) ne permettant pas toujours de trancher, on peut voir un argument en faveur de l’hypothèse des créations indépendantes dans les sujets abordés, différents au possible et paraissant chaque fois bouclés, ainsi que dans les changements de rapports entre les personnages, égaux dans le premier volet, de savant à néophyte dans le troisième. En sens inverse, le constat s’impose qu’il s’agit bien des mêmes compagnons et que si Jacob devient celui qui instruit, ce n’est pas sans hésitation. S’y ajoutent des renvois explicites d’un échange à l’autre, quand Martin évoque le premier échange au cours du deuxième ou, mieux encore, prévoit le deuxième dans le premier. Quand, en outre, Jacob s’efforce, en ouverture du deuxième, de relancer l’intérêt d’un Martin devenu somnolent (« Martijn, slaepstu, slaept dijn sin ? » – « Martin, dors-tu ? Ton intelligence dort-elle ? » ), c’est bien en vue de poursuivre la causerie. Et si le troisième poème porte sur un thème théologique très éloigné des précédents, il y est fait référence d’entrée de jeu à ce qui a été discuté auparavant.
« La ressemblance formelle fait des parties distinctes plutôt un triptyque aux panneaux liés entre eux qu’une composition en trilogie hétéroclite » , observe le chercheur. Certaines mentions figurant sur les copies plaident également en faveur de l’unité: ainsi quand les mots « Amen » ou « Explicit. Deo gracias » apparaissent uniquement à la fin du troisième Martin. Vers 1400, un siècle après la mort de Van Maerlant, on est généralement convaincu que l’œuvre est un tout. Un manuscrit du deuxième quart du XIVè siècle l’a toutefois déstructurée: y figurent les séquences un et trois, avec un court essai, appelé le Faux Martin, qui reprend les éléments du premier en leur donnant une signification opposée.
Ce n’est pas la dernière fois que Martin 2 sera laissé de côté, malgré sa profondeur que cache, il est vrai, l’apparente légèreté de son propos. Ainsi a-t-il fait l’objet d’une édition séparée, en 1978, sous le titre Den anderen Merten, qu’on lui trouve parfois dans les pièces d’archives. Pourtant, selon Geert Warnar, il est permis d’y voir « un chaînon unissant presque nécessaire entre le premier et le troisième » . Mais si nous admettons que tel est bien le bon ordre, il reste à en préciser l’enjeu.
Il est en fait crucial, tant pour l’évolution des personnages que pour le développement de leurs argumentations. Van Maerlant, suggère ici Geert Warnar, a compris avant l’heure un processus que les théories psychologiques modernes du dialogue expriment par le concept de commitment. Au bout d’un tête-à-tête parti de réalités terrestres pour aboutir à celles de la foi, Jacob s’est transformé. Celui qui avait perdu toute confiance en lui excelle à présent dans l’expertise théologique de haut vol. Disparus, les doutes et la morosité que lui inspirait, dans les premiers vers, un monde en plein désarroi:
« Wapene, Martijn! Hoe salt gaen ?
Sal die werelt iet langhe staen
In dus cranken love ?
So moet vrouwe ver Ere saen,
Sonder twifel ende waen,
Rumen heren hove. »
(« Haro! Martin! Que va-t-il arriver ?)
(Ce monde restera-t-il encore longtemps)
(Dans une situation aussi lamentable ?)
(Alors dame Honneur devra,)
(Sans doute bientôt,)
(Quitter la cour des hommes. » ) [3]
S’ensuit une inversion des rôles: c’est à présent Martin qui va demander et obtenir de son ami un commitment, avec des réponses à ses questions pour l’aider à se délivrer de ses sombres pensées:
« Jacop, du hebs mi oit ghevraecht,
Ende ic antwoorde ende verdraecht,
Nu willic, Martijn, vraghen. »
(Jacob, tu m’as sans cesse interrogé)
(Et j’ai répondu patiemment,)
(Maintenant je vais, moi Martin, poser les questions. » ) [4]
Le retournement s’opère dans la seconde partie du premier et surtout au cours du deuxième Martin pour culminer dans le troisième. Progressivement, Jacob devient un « vainqueur » (Martin dixit) dont la parole fait autorité, alors que son vis-à-vis régresse au rang d’humble élève. Mais la permutation ne nous est perceptible que si nous lisons les trois textes en respectant leur agencement. C’est alors que le Tweede Martijn peut opérer comme une phase transitoire.

Son contenu le rattache à certains égards aux jeux partis, les débats lyriques propres aux troubadours et aux trouvères. Jacob expose un cas de conscience imaginaire, où il est épris d’une femme qui, elle, ne l’est nullement de lui, alors qu’une autre l’aime avec persévérance. Si elles se trouvent en même temps dans une situation périlleuse pour leur vie et qu’une seule peut être sauvée, laquelle faut-il choisir ? La réponse de Martin, pour qui il faut suivre son cœur et donc privilégier la dame dont on est amoureux, ne satisfait pas Jacob qui, à grands coups d’arguments bibliques, finit par retourner son partenaire de joute. La miséricorde divine n’est-elle pas inépuisable ? Ainsi, au départ d’une interrogation futile, tant elle est peu vraisemblable dans le réel, s’est-on élevé aux hautes sphères de la sagesse. Entre les considérations terrestres du premier entretien et célestes du troisième, le deuxième déplace le curseur du choix du monde (la personne qu’on aime) vers le choix de Dieu (celle dont on est toujours aimé), d’une passion profane vers les réalités religieuses.
La morale de l’histoire coule de source: c’est qu’il n’est pas de plus grandes vérités à connaître que celles qui ont trait au Très-Haut. A ce stade, le regard désabusé de Martin et Jacob sur le monde n’a plus guère d’importance. N’est-il pas du reste, comme l’envisage l’universitaire leydois, surtout celui « d’un type de lettrés qui, peut-être, se sentent toujours frustrés dans leurs ambitions faute de reconnaissance de leurs capacités intellectuelles, mais n’en sont pas moins convaincus de leurs propres compétences » ? Le lecteur contemporain n’en sera pas surpris outre mesure, lui qui a vu, ces derniers mois, les virologues autoproclamés se répandre par milliers dans les médias et les réseaux sociaux!
Ajoutons que si Jacob porte le même prénom que Van Maerlant, il ne s’agit pas nécessairement d’un personnage autobiographique. On ne sait pas si l’auteur du Spieghel Historiael (Miroir de l’histoire) était humble ou non, mais il n’était pas masochiste.
P.V.
[1] Gédéon Huet situe cette traduction vers 1450. L’imprimeur brugeois Jan Bortoen (ou Bortoens ou Brito) la sortit de ses presses vers 1480 (« La traduction française des « Martins » de Maerlant », dans Romania, t. 29, n° 113, Paris, 1900, pp. 94-104, https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1900_num_29_113_5613, en libre accès).
[2] « De andere Mertens. Jacob van Maerlants Martijn-dialogen als drieluik », dans Ons Geestelijk Erf, vol. 90, n° 3-4, 2020, pp. 231-247. https://poj.peeters-leuven.be/content.php?url=journal&journal_code=OGE, Universiteit Antwerpen, Instituut voor de geschiedenis van de spiritualiteit in de Nederlanden tot ca. 1750, Prinsstraat 13, 2000 Antwerpen.
[3] Proposition de traduction par mes soins.
[4] Id.