Sous le sable, les ports disparus

Creusé par une marée dévastatrice en 1134, le grand chenal du Zwin a fait la fortune de Bruges et de son réseau d’avant-ports qu’il reliait à la mer. L’ensablement, sous l’effet à la fois de facteurs naturels et de l’activité humaine, a progressivement mis fin à cette plaque tournante commerciale du Nord de l’Europe (XIIè-XVIè siècles)

   On dénombre aux Etats-Unis des milliers de villes fantômes, abandonnées à la suite du tarissement de l’activité qui les faisait vivre, la quête de l’or notamment. La fin des productions minières vida de même de leurs habitants nombre de localités du Svalbard en Norvège. Dans la région côtière belge aussi, il arriva que des cités dépérissent pour avoir perdu leur raison d’être. Certaines d’entre elles ont même totalement disparu du paysage. 

   Depuis 2013, des chercheurs de l’Université de Gand s’attachent avec différents partenaires à retrouver, entre Bruges et la mer du Nord, les traces archéologiques, écrites ou autres d’un réseau unique d’avant-ports nés au Moyen Age, morts aux temps modernes. Le sujet a fait l’objet, au centre d’observation du Parc Nature du Zwin à Knokke, d’une exposition avec reconstitutions virtuelles qui valait la visite. Elle vient de fermer ses portes, mais une publication en sauvegarde et développe les données scientifiques [1].

   L’histoire paraît ici soumise à un éternel recommencement. Ce qui a été donné hier sera repris aujourd’hui et rendu demain. A l’époque romaine, la connexion entre le site brugeois et le grand large est assurée, directe, par le chenal de Blankenberge. A partir des VIè-VIIè siècles, la sédimentation reprend le pas sur l’érosion et les passages navigables s’ensablent. L’élevage de moutons et de chèvres est attesté, dans un environnement de slikkes et de schorres. Le chenal d’Oostkerke, situé un peu plus à l’est que celui de Blankenberge, gagne en importance. Un canal sera creusé pour le relier à Bruges.

   C’est cependant à une catastrophe que notre future « Venise du Nord » devra sa fortune médiévale. En octobre 1134, une marée dévastatrice atteint villages, châteaux et églises loin à l’intérieur des terres, selon la description qu’en donne le chroniqueur contemporain Anselme, abbé de Gembloux, qui attribue le phénomène à un séisme sous-marin (une marée tempétueuse semble toutefois plus vraisemblable). Si les témoignages peuvent prêter à interprétations multiples, « les indicateurs du paysage sont en revanche sans équivoque, lit-on dans l’ouvrage collectif. Les photographies aériennes, les modèles altimétriques et le matériel cartographique historique désignent la cicatrice indéniable d’un événement brusque et brutal dans la région » (p. 31). Apparaît notamment la cassure de chemins séculaires provoquée par la mer creusant son sillon. Jusqu’à nouvel ordre, 1134 peut donc être considérée comme l’année de naissance du Zwin.   

   En un siècle environ, sous l’impulsion des autorités urbaines et comtales, cinq avant-ports, remplissant chacun un rôle spécifique, sont établis au long du nouveau grand chenal en même temps que moult écluses, canaux, digues, polders, voies de communication. Le plus ancien des havres est sans doute celui de Litterswerve (ou Letterswerve), mentionné pour la première fois en 1163, probablement construit sur l’emplacement d’un quartier actuel de Damme. A terme, Bruges se trouve à la tête d’une quasi-métropole d’une vingtaine de kilomètres de long et, grâce à cette artère vitale, se hisse bientôt au rang de « cœur battant de l’économie maritime du Nord de l’Europe » (p. 45). L’ampleur des travaux accomplis impressionne au point que Dante, dans sa Divine comédie (1306-1321), évoquera les Flamands qui « entre Wissant (= Cadzand) et Bruges, / craignant le flot qui s’élance contre eux, / font un rempart pour que la mer recule » (L’enfer, XV, 4-6, cité p. 33).

Le quartier de la Poortersloge (Loge des bourgeois), ici reconstitué tel qu’en 1431, était le lieu de rencontre des commerçants brugeois et de leurs partenaires internationaux. (Source: Timescope, Westtoer et Université de Gand, dans n. 1, p. 49)

   Avec les bateaux affluent les hommes, les produits de toute nature et les biens culturels vers la ville où convergent aussi des routes terrestres majeures. En 1213, le poète et chroniqueur Guillaume le Breton, dans sa Philippide, s’émerveille de trouver dans le port de Damme « des richesses apportées par des navires de toutes les parties du monde » : des tissus syriens, chinois et cycladiens, des pelleteries hongroises, des vins de la Gascogne ou de La Rochelle, « du fer et des métaux, des draperies ou d’autres marchandises que l’Angleterre ainsi que la France [2] avaient transportées en ce lieu, pour les envoyer de là dans les diverses parties du monde » (chant 9, cité en 2è de couverture). Parmi d’autres pièces à l’appui de ce propos, on mentionnera le « pot de Damas » du XVè siècle découvert à Sluis (L’Ecluse), ville à la pointe du chapelet avant-portuaire, aujourd’hui en Zélande néerlandaise. Son importation a pu s’effectuer via des commerçants italiens qui l’auraient utilisé pour contenir de l’eau de rose (p. 86). Non moins éloquent est le quadrant daté du début du XIVè siècle mis au jour à Zutphen (Gueldre, Pays-Bas). Il a été spécialement conçu pour la navigation entre Bruges et le port norvégien de Bergen (p. 104). A Damme, il n’est que de considérer « les presque trente sortes différentes de pierres de taille qui ont été utilisées pour la construction de la tour » : elles « constituent un indice direct de l’étendue du réseau commercial de la ville » (p. 57)…   

   L’ensablement du Zwingeul, à l’origine du lent déclin de la cité de Breydel et de Coninck, ainsi que de ses dépendances, résulte à la fois de processus naturels et de l’activité humaine, des effets méconnus des courants marins et de ceux, tout autant ignorés, de l’endiguement. La marée haute se fait de plus en plus basse, le chenal s’envase régulièrement et les mesures prises pour enrayer le phénomène s’avèrent inefficaces. En même temps, on prend la mesure des contreparties néfastes de l’extension des terres cultivables. L’arpenteur Pieter Bolle dresse ce constat en 1514: « La plus importante cause du déclin au Zwin a été qu’on a séparé tellement de polders de la mer par des digues dans cette zone, que l’eau de la mer en est exclue » (cité p. 128, traduit par mes soins). Les conflits militaires du XVIè siècle amplifieront le crépuscule sur fond de feu et de ruines.

Cette partie d’une carte du peintre hennuyer Jan de Hervy, datée de 1501 environ, témoigne d’une navigation rendue plus compliquée par le début d’ensablement à l’embouchure du Zwin. (Source: photo Hugo Maertens, Musea Brugge, dans n. 1, p. 132)

   Alors que s’améliore l’accessibilité d’Anvers, la décadence de la grande métropole annonce la Bruges-la-Morte que dépeindra Georges Rodenbach (1892), « mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d’y battre la grande pulsation de la mer » (II). Damme suit la même pente, devenant au cours du XIVè siècle de moins en moins atteignable comme ville portuaire. Le centre de gravité commercial se déplace vers l’embouchure du chenal, qui peut encore recevoir les grands bateaux. Les nouvelles fortifications dammoises, érigées entre 1391 et 1400, n’entourent plus qu’une superficie de 34 hectares contre 57 au XIIIè siècle (p. 57). Les autres localités ne sont pas mieux loties. Monnikerede quitte définitivement la scène et repose aujourd’hui en partie sous le canal Bruges-Sluis (Damse Vaart). Hoeke parvient à se maintenir aux XVè et XVIè siècles en convertissant son économie du secteur maritime au secteur agricole. Le village, dont seule la zone portuaire est abandonnée, forme à présent une section de Damme.

   A quelque chose, malheur est bon: tout en bénéficiant au XXè siècle du regain apporté par le tourisme et le nouvel avant-port de Zeebrugge, les villes survivantes ont conservé le cachet témoin de leur passé prestigieux. Et la nature a repris ses droits, au moins en partie, dans les espaces de l’ancien bras de mer qu’on ne se lasse pas de sillonner à pied ou à vélo, humant ce même vent du Nord qui fouetta ici les gréements des voiliers d’autrefois.

P.V.

[1] Verdwenen Zwinhavens, dir. Wim De Clercq, Jan Trachet & Maxime Poulain, (Brugge), Provincie West-Vlaanderen (dienst « Strategie en Ontwikkeling » ), 2021, 232 pp. [retour]

[2] La Flandre dans l’édition de François Guizot (1825), https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k94607v/f279.image.r=Damme (en libre accès). [retour]



Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :