Pourquoi nos rois arborent la Toison d’or

Tous ont été faits chevaliers de l’ordre. Mais bien qu’il ait été institué à Bruges par Philippe le Bon, le « Conditor Belgii » , ses branches actuelles sont autrichienne et espagnole. Et son trésor, évacué à Vienne en 1794, s’y trouve toujours. La « raison » européenne a fait taire les revendications belges (1832-)

   Depuis Léopold Ier, tous nos souverains ou héritiers du trône ont été faits chevaliers de la Toison d’or, à l’instar d’autres têtes couronnées. Sur cette singulière continuité, Gilles Docquier, historien et historien de l’art diplômé de l’Université catholique de Louvain, a présenté le fruit de ses recherches au Congrès des cercles francophones d’histoire et d’archéologie réuni à Tournai l’été dernier [1]. Selon les cas, la distinction fut octroyée par la branche autrichienne ou par la branche espagnole de l’ordre chevaleresque et nobiliaire institué par Philippe le Bon, à Bruges en 1430, pour servir Dieu et le Prince. Scindé depuis 1700 entre Vienne et Madrid, il demeure de nos jours après avoir connu maintes transformations.

   « Ces désignations royales, a expliqué l’intervenant, par ailleurs conservateur de la section d’histoire régionale et domaniale du Musée royal de Mariemont, font inévitablement écho aux circonstances politiques du moment, qu’il s’agisse d’un rapprochement entre la cour de Bruxelles et celle de Madrid, alors en difficulté, pour la nomination de Léopold Ier en 1835, ou dans le cadre d’une union dynastique, comme ce sera le cas, par exemple, pour le futur Léopold II en 1853 ou Baudouin en 1960 » . Albert II sera le seul à recevoir à la fois le collier autrichien (1962) et l’espagnol (1991).

   L’importance accordée à la très durable confraternité aristocratique est étroitement corrélée avec la place qu’occupe la période bourguignonne dans le récit national belge, dès les débuts de l’indépendance. Pour les historiens de l’époque – les représentations littéraires et artistiques étant à l’unisson –, le duc qui ressuscita pour ses preux gentilshommes le mythe de Jason et des Argonaute est aussi, et même avant tout, le Conditor Belgii (Juste Lipse), l’unificateur d’une Belgique avant la lettre. Cette vision sera partagée par Henri Pirenne et conserve sa pertinence pour les spécialistes actuels des temps modernes, sans la téléologie caractéristique des approches romantiques de notre passé.

   Si le fondateur de la dynastie et la reine Louise-Marie donnent le prénom de Philippe à leur troisième fils, ce n’est évidemment pas fortuit. Léopold l’annonce à la reine Victoria, sa nièce, en désignant Philippe le Bon comme « l’un des plus puissants princes de ce pays » . Celui qui se considère comme son lointain successeur rend régulièrement visite à l’ancienne librairie des ducs de Bourgogne, conservée à la Bibliothèque royale.

   L’engouement pour le grand-duc d’Occident ainsi que pour Charles Quint, artisans du rayonnement de notre pays bien au-delà de ses frontières, interdit d’oublier que la Toison d’or nous est restée intimement liée jusqu’en 1794. L’invasion française contraignit alors les autorités à évacuer vers Vienne les archives et le trésor de l’ordre, comprenant l’ensemble des ornements et œuvres utilisés lors de ses chapitres. Quand, en 1832, est discuté à la Chambre le projet de loi créant une décoration nationale, l’ordre de Léopold en l’occurrence, le rapporteur de la section centrale Barthélemy Dumortier, Tournaisien de tendance catholique, déclare à la tribune que « chaque nation a des ordres qui lui sont propres pour récompenser le mérite. La Belgique aussi a eu le sien, le plus illustre de tous. L’ordre de la Toison d’or est une propriété nationale. Il a toujours été considéré comme inhérent à la couronne de la Belgique. Et ce n’est qu’à ce titre que l’Espagne et l’Autriche se sont crues en droit de le décerner » . La couleur du ruban de l’ordre de Léopold, avec d’autres motifs bourguignons comme le fusil ou la croix de Saint-André repris dans des décorations ou des médailles ultérieures, constitueront des allusions plus ou moins discrètes à cette « propriété nationale » .

   Tableaux de peintres, cortèges historiques, articles de presse, publications diverses, discours officiels… s’appliquent de même à entretenir la mémoire patrimoniale. Le 23 juillet 1907, quand Léopold II, accompagné du prince Albert et de la princesse Elisabeth, assiste à l’inauguration des installations du port de Zeebrugge, les drapeaux belges et les armoiries des ducs de Bourgogne flottent ensemble. Sur la grand-place de Bruges a lieu le lendemain la première d’une reconstitution du Pas de l’arbre d’or, pas d’armes de chevalerie organisé à l’origine pour le mariage de Charles le Téméraire et Marguerite d’York en 1468. La ville accueille en outre une exposition internationale sur la Toison d’or. Dans un discours prononcé en présence du Roi, le baron Henri Kervyn de Lettenhove, qui préside l’événement, associe les grandeurs du passé, les bienfaits de la dynastie actuelle et l’expansion outre-mer chère au Souverain. En ce dernier, ajoute le panégyriste, « revivent de si saisissante façon le grand caractère et les hautes pensées du grand-duc d’Occident » . Au cours de sa visite, Léopold II verra trôner dans une vitrine son propre collier de l’ordre, prêté pour la circonstance.

Léopold II, ici à l’époque de son avènement, aimera toujours se faire représenter avec le collier de la Toison d’or. (Source: Georges-Henri Dumont, « La dynastie belge » , Braine-l’Alleud, J.-M. Collet, 1994, p. 32)

   Portant fréquemment ledit collier et se faisant volontiers représenter en l’arborant, le chef de l’Etat témoigne à maintes reprises de son attachement à l’héritage qu’il symbolise. Ainsi commande-t-il à l’architecte Alphonse Balat une grande salle dédiée à la Toison d’or pour le palais de Bruxelles. Si le projet n’aboutira pas, le tableau réalisé à cette fin par le peintre Henri Leys, intitulé L’institution de l’ordre de la Toison d’or, sera accroché aux cimaises de l’Exposition universelle de Londres en 1862. Plus tard, il décorera le bureau de Léopold III, complétant le mobilier dû à Henry Van de Velde, entre autres un grand tapis de sol de soie rouge et or comportant le motif répété du bélier.

   Rien d’étonnant, dans ces conditions, si l’idée de récupérer le trésor de l’ordre fait plus d’une fois son chemin au sein des hautes sphères belges. Non pas, certes, dans les premières années qui suivent 1830. Pour le nouvel Etat, tributaire de sa reconnaissance par les grandes puissances – dont l’Autriche –, ce n’est pas l’heure de revendiquer. En acceptant la distinction espagnole en 1835, Léopold Ier ne renonce-t-il pas implicitement à toute réappropriation ? La donne paraît changer quand, en 1868, un pronunciamiento libéral contraint la reine d’Espagne Isabelle II à l’exil. Des personnalités de premier plan au sein du ministère des Affaires étrangères et de l’entourage royal étudient alors très sérieusement la possibilité pour la Belgique de reprendre la haute main. Le rêve est de courte durée, les Bourbons étant rétablis dès 1874. Mais il revient en force à l’issue de la Première Guerre mondiale. Qui de mieux placé que le « Roi chevalier » pour réclamer la grande maîtrise de la Toison après l’effondrement de l’Empire austro-hongrois ? Et rebelote après le renoncement d’Alphonse XIII au trône d’Espagne en 1931… Mais le Roi des Belges ne veut pas profiter de la situation, sachant en outre qu’une reconnaissance internationale serait tout sauf acquise. Je compléterai ici le propos de Gilles Docquier en me référant à Pierre Houart, auteur et éditeur de nombreuses publications sur le sujet, pour qui la réticence d’Albert Ier a été liée à des solidarités dynastiques, au souvenir de l’action du souverain espagnol en faveur de la Belgique occupée en 1914-1918, et aussi à des considérations politiques internes: « Connaissant l’attachement de beaucoup de Belges à ce genre de distinction, comment aurait-on pu limiter sa distribution sans susciter chez beaucoup des ressentiments et des rancœurs ? La réserver à des nobles et à des catholiques, comme l’imposent les statuts de 1431, n’était pas pensable » [2].

Le grand maître Otto de Habsbourg a européanisé la Toison d’or. (Source: photo  Gryffindor, 1998, Wikimedia Commons)

   Après la Seconde Guerre mondiale, la perspective s’éloigne encore davantage. L’archiduc Otto de Habsbourg-Lorraine, grand maître de l’ordre, place celui-ci au-dessus des clivages nationaux, la construction européenne étant censée renouer avec l’Orbis Europeus Christianus cher à Charles Quint. Le fils du dernier Empereur sera par ailleurs député européen quand, dans un discours prononcé à Bruxelles en 1987 à l’occasion de l’exposition Trésors de la Toison d’or, dans le cadre d’Europalia Autriche, il fera remarquer que « la vie de l’ordre, ses règlements sont tout imprégnés de l’esprit des pays qui ont créé notre Europe: la Bourgogne, les Pays-Bas, l’Alsace, la Franche-Comté, le Vorderösterreich [3] et l’Autriche elle-même. Et c’est dans ces pays que l’ordre s’est établi, à Bruges, à Dijon, et aujourd’hui à Vienne. […] N’est-il pas remarquable, dès lors, qu’en cette année 1987, année faste, l’on commémore la Toison d’or, dans le cadre d’un festival européen, consacré à l’Autriche, et qui se tient sur le sol de Belgique, berceau de l’ordre ?« 

   Le fils d’Otto de Habsbourg, Charles, est l’actuel grand maître autrichien, le roi Felipe VI étant le grand maître espagnol. L’ordre de la Toison d’or, aujourd’hui pour l’essentiel une distinction honorifique, a perdu le caractère religieux, chevaleresque et non territorial qu’il avait à l’origine. Comme le souligna Pierre Houart, « l’évolution historique a fait que les deux branches de l’ordre ont affirmé de plus en plus leur caractère dynastique. Cette évolution est évidemment un fait devant lequel il faut s’incliner, même s’il ne correspond plus à la pratique historique des premiers siècles de l’ordre » [4]. A présent, ni belge, ni bourguignon, ni autrichien, ni espagnol (Otto a fait l’impasse sur cette branche dans le discours précité)…: être européen serait désormais sa vocation. Mais Vienne garde le trésor…

P.V.

[1] « Des rois chevaliers ou des chevliers rois ? La dynastie belge et l’ordre de la Toison d’or » , 11è Congrès de l’Association des cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique et 58è Congrès de la Fédération des cercles d’archéologie et d’histoire de Belgique, Tournai, 19-22 août 2021, actes à paraître ultérieurement. [retour]

[2] Pierre HOUART, « Le trésor de la Toison d’or. L’histoire des revendications de la Belgique » , dans Toison d’or – Présence de l’histoire, nvelle série, 34è année, n° 55, Rosières, juillet-août 2003, 15è p. [retour]

[3] Ou Autriche antérieure, expression désignant les premières possessions territoriales de la maison de Habsbourg. [retour]

[4] Op. cit., 30è p. [retour]





3 réflexions sur « Pourquoi nos rois arborent la Toison d’or »

  1. Article intéressant centré sur notre dynastie. Albert II a-t-il une préférence, le cordon espagnol ou celui de l’Autriche? J’ai envie d’en savoir plus sur cette toison d’Or: ses plus lointaines origines et son cheminement à travers l’histoire.

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    1. Merci pour votre intérêt. La préférence éventuelle d’Albert II, sur un sujet diplomatiquement « sensible », est un secret d’Etat des mieux gardés ! Pour en savoir plus sur la Toison d’or, la bibliographie est abondante, mais porte surtout sur l’époque bourguignonne: notamment les catalogues des expositions « Trésor de la Toison d’or » (dans le cadre d’Europalia Autriche, Crédit communal, 1987) et « L’ordre de la Toison d’or, de Philippe le Bon à Philippe le Beau (1430-1505) » (Bibliothèque royale, 1996). Sur la période contemporaine, Gilles Docquier, dont j’évoque ici les travaux, défendra sa thèse de doctorat en mars prochain. Une publication suivra certainement.

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      1. Merci pour votre réponse. L’histoire des hommes est infinie, noyée dans un diamant qui a la couleur du ciel.

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