Il y a un peu plus de cent ans était votée la loi Destrée organisant et finançant la lecture publique en Belgique. L’initiative privée comme politique avait toutefois précédé, et de loin, cette intervention du législateur en la matière. Un récent dossier du Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (Carhop) est venu poser quelques jalons à cet égard [1].
Dans le sillage de sa longue expérience acquise sur le terrain scolaire, le monde catholique apparaît à l’origine des premières bibliothèques, dès les années 1830-1840. Les « bons livres » y sont en principe destinés à tous mais de facto, lecteurs et lectrices proviennent surtout des classes instruites. Les sections gratuites destinées aux moins favorisés s’ouvriront plus tard, avec un succès variable, à mesure que s’élargira l’accès à l’école.
Entre cette dernière et les structures de mise à disposition d’ouvrages ou de journaux et périodiques à toute la population, le lien demeurera étroit. « J’ai toujours considéré la bibliothèque publique comme le complément indispensable de l’école » , dira Destrée dans son exposé des motifs. Les premiers promoteurs, catholiques, libéraux ou socialistes, assignent au livre une fonction à la fois émancipatrice et moralisatrice, tant par le contenu des écrits, sélectionnés avec soin, que par l’alternative ainsi offerte à l’attraction du cabaret.
Ces enjeux ne tardent pas à inciter les pouvoirs locaux à entrer dans la danse. A la fin du XIXè siècle, la province de Liège est en tête de peloton avec 45 bibliothèques populaires ouvertes sur son territoire. Celle de la Cité ardente a été inaugurée en 1862. A l’échelle du pays, Saint-Josse-ten-Noode s’affiche parmi les premières communes à avoir fait le pas. Sur son « temple de la science » , né en 1859 et sis aujourd’hui rue de la Limite, la revue du Carhop propose un focus sous la signature de Marie-Thérèse Coenen.
Présentée au conseil communal du 3 juillet 1858 comme « le complément de l’instruction populaire » , la bibliothèque tennoodoise sera placée sous la direction de l’instituteur en chef. Elle recevra une allocation et un subside annuel, mais on compte aussi sur « les dons des habitants de la commune » pour l’entretenir et garnir ses rayons. Au conseil du 12 septembre 1862 est soumis le projet d’y ouvrir une salle de lecture éclairée et chauffée. Celle-ci, précise la commission de l’Instruction publique, « vaut mieux pour l’étude que la chambre commune où sont entassés tous les membres de la plupart des familles peu favorisées de la fortune » . Autre avantage: les ouvriers en quête de loisirs « n’y seront pas exposés à perdre à la fois leurs économies et leur santé » . On retrouve bien ici les finalités mentionnées plus haut.
Le premier catalogue imprimé, en 1863, contient un peu moins de 600 titres. 25 % des ouvrages sont en néerlandais, alors que la grande majorité de la classe ouvrière à Saint-Josse est flamande. Mais le lieu est manifestement fréquenté davantage par les bourgeois, fonctionnaires, employés… Les publications relatives aux sciences humaines, parmi lesquelles les lettres et les beaux-arts, occupent par ailleurs une part substantielle (une sur quatre). L’accent n’est pas mis prioritairement sur les connaissances pratiques, techniques ou professionnelles.
Sur un plan plus général, le rêve d’un peuple de lecteurs occupe une place centrale dans la démarche de Paul Otlet et Henri La Fontaine, fondateurs en 1895 de l’Institut international de bibliographie, futur Mundaneum. Leur rapport présenté à la Conférence internationale de bibliographie, tenue à Bruxelles en 1908, est considéré comme le premier « manifeste » de la bibliothèque publique. La Classification décimale universelle (CDU), qu’ils ont développée, est toujours largement en usage.

Quant à l’Etat, qui a jusqu’ici agi par voie d’encouragement (circulaire du ministre de l’Intérieur Alphonse Vandenpeereboom aux gouverneurs de Province, 13 septembre 1862), il s’impose comme acteur à partir de la loi du 17 octobre 1921. Son père, le socialiste Jules Destrée, est alors ministre des Sciences et des Arts ainsi que de l’Instruction publique dans le gouvernement d’union nationale. Précisant les règles de reconnaissance et de financement des bibliothèques en vue d’un accès gratuit aux livres en salle ou en prêt, les nouvelles dispositions s’inscrivent dans le contexte du surcroît de temps libre créé par la loi des 8 heures de travail par jour et 48 heures par semaine, promulguée le 21 juin précédent. L’organisation d’ensemble épouse celle des piliers philosophiques et politiques en vigueur dans l’enseignement avec lequel elle s’articule. La voie d’un compromis à la belge a été suivie entre les tenants d’un service public unique neutre et ceux de la pluralité dans le respect de l’autonomie communale et de l’initiative privée. Les communes peuvent créer ou adopter une bibliothèque publique, se satisfaire de l’existence d’au moins une bibliothèque libre ou être tenues d’établir un des types de bibliothèques publiques si des concitoyens représentant le cinquième du corps électoral le demandent. « En définitive, note Bruno Liesen, l’exigence de neutralité va se plier au principe de la liberté subventionnée, nettement avantagé par son enracinement historique et sociologique » .

La législation a été complétée depuis, en Belgique francophone, par les décrets de 1978 et 2009. Le secteur s’est professionnalisé. Des formations et un certificat d’aptitude sont imposés par la Communauté française aux bibliothécaires dont la fonction de gestion des collections et des emprunts s’est accrue d’activités et d’animations diverses autour de la culture écrite. On remarquera que là où la neutralité du service public est de rigueur, il n’est pas rare qu’elle entre en tension avec des lignes d’engagement touchant aux droits de l’homme, à l’immigration, au genre, plus récemment à la cancel culture… Interviewé dans le cadre du présent dossier, Dominique Dognié, actuel bibliothécaire-directeur de la « Bib Josse » , illustre bien la mission voulue formative autant qu’informative de son institution: « Dans notre sélection des livres de contes pour enfants, on donne la priorité aux bonnes pratiques. Il ne s’agit pas de dire: faites ceci, ne faites pas cela, mais ce sont des histoires où des héroïnes, des jeunes filles et des femmes n’ont pas le rôle passif qu’elles ont dans les contes traditionnels. Au lieu de pleurer en haut de leur tour pendant que le prince va se battre contre le dragon, elles vont s’occuper du dragon et le prince va cueillir des fleurs » . Où l’on rencontre la version moderne des « bons livres » paroissiaux de jadis… Sachant toutefois ce que ces choix peuvent avoir de clivant dans une société multiculturelle, le responsable y ajoute cet exercice d’équilibriste: « Il faut à la fois, faire en sorte que les ouvrages non sexistes existent, mais que la bibliothèque ne soit pas rejetée en bloc à cause de cela. La communication est importante et basée sur la prudence pour être la plus inclusive possible » .
Les orientations à prendre ou non quant aux contenus proposés ne constituent certes pas un problème anodin. « Pour l’Etat, il n’y a pas de mauvais livres » , affirmait Destrée. On sait que ce n’est plus vraiment le cas de nos jours. Une autre question posée dans les lieux de savoir a trait non plus au « quoi ? » mais au « comment ? » . Quelles stratégies mettre en œuvre pour atteindre celles et ceux qui, retenus par un handicap social ou culturel, ne franchissent jamais les portes, si grandes ouvertes soient-elles ? Une des réponses apportées réside dans le concept de bibliothèques de rue, lancé par le père Joseph Wresinski, fondateur de l’organisation ATD Quart monde (Aide à toute détresse). En renouant avec la transmission orale des textes littéraires ou d’intérêt général sur les places des villages ou des quartiers d’antan, il s’agit d’aller dans les lieux publics, vers les hommes, les femmes et les enfants en situation de précarité, en vue d’une lecture collective qui peut aussi amener les participants à entrer dans les histoires ou à déployer leur propre créativité.
C’est encore à Saint-Josse que le Carhop s’est arrêté pour illustrer ce mode d’action à travers l’exemple des conteurs et conteuses de l’ASBL La Ruelle, fondée en 1991 dans le prolongement d’une autre, Notre Village, qui avait vu le jour dix ans plus tôt. A l’origine de l’association, on trouve Jean-Claude Peto, qui avait fait sa carrière dans la société Rank Xerox International tout en travaillant bénévolement comme éducateur de rue, et son épouse Yolande Gravis, formée au Centre d’études théologiques et pastorales et au Centre Lumen vitae à Bruxelles ainsi qu’au Séminaire Cardinal Cardijn à Jumet.
Bien évidemment, ce qui se dit de la promotion du livre tous azimuts peut aussi se dire de celle de la lecture sur tous les supports numériques présents ou à venir. Ceux-ci n’en obligent pas moins les bibliothèques à se repenser en permanence, intra- comme extra-muros.
P.V.
[1] Dynamiques. Histoire sociale en revue, « 1858-2021. Quand la bibliothèque (s’)émancipe! » , n° 17, Bruxelles, déc. 2021, pp. 2-107 (pdf), https://www.carhop.be/revuescarhop/ (en libre accès). Les contributions sont dues à Marie-Thérèse Coenen (Carhop), Bruno Liesen (Université libre de Bruxelles), Jacques Gillen (Mundaneum), Catherine Pinon (Carhop) et Florence Loriaux (Haute Ecole libre mosane). – On pourra se reporter aussi à l’étude de Jean-Jacques Messiaen, Lecture pour tous. Une histoire des initiatives de la Province de Liège en matière de lecture publique, Liège, Editions de la Province de Liège, 2020. [retour]