Que sont devenus les morts de Waterloo ?

On n’a guère trouvé de restes des 5000 à 20.000 soldats tués lors de la bataille. Les sources contemporaines font certes état d’incinérations, mais elles mentionnent aussi des lieux où furent creusées d’importantes fosses communes. Une hypothèse a fait son chemin: celle de la récupération ultérieure des ossements pour en faire de l’engrais (1815-)

   Les médias ont fait largement écho, fin juin dernier, aux résultats d’une étude britannique selon laquelle « les restes des soldats tombés lors de la bataille de Waterloo auraient été déterrés et revendus pour servir d’engrais » [1]. En fait, un survol complet de la question avait déjà été publié il y a sept ans, à l’occasion du bicentenaire de l’ultime affrontement entre les puissances alliées et Napoléon, par un chercheur amateur qui faisait lui-même référence à de nombreuses sources [2]. L’article dont la mise en ligne a rebraqué les projecteurs sur la choquante hypothèse est dû à Tony Pollard, directeur du Centre d’archéologie des batailles à l’Université de Glasgow [3]. Il a pour originalité de recourir aux récits des premiers visiteurs anglais de la « morne plaine » , dans les jours et semaines qui suivirent le 18 juin 1815, pour localiser les lieux où les morts furent ensevelis en grand nombre. Des lieux où, curieusement, les fouilles et les sondages, à ce jour, n’ont pas révélé la présence de restes humains.

   Alors que le bilan de la bataille se chiffre entre 5000 et plus de 20.000 disparus, fourchette large en raison de la proportion inconnue des déserteurs (mais n’englobant pas les blessés décédés ultérieurement), le site n’a jamais livré qu’un petit nombre d’occis. Parmi les dernières découvertes figurent, en 2019, les os de trois jambes amputées et, antérieurement, deux squelettes dont un de provenance incertaine. Viennent de s’y ajouter, il y a quelques jours, des ossements d’hommes et de chevaux ou de mules exhumés, comme les trois membres précités, non loin de la ferme de Mont-Saint-Jean où les troupes de Wellington avaient établi leur hôpital de campagne [4]. Mais sur l’ensemble des terrains où pelles et pioches sont régulièrement à l’œuvre depuis des décennies, aucune fosse commune n’a été signalée.

   L’incinération des cadavres ne suffit pas à expliquer cette carence. Les témoins contemporains indiquent que l’inhumation fut pratiquée tout autant que la réduction par le feu. Et les réserves de bois pour les bûchers n’étaient pas infinies… Walter Scott, arrivé en août 1815, écrira que « tous les restes horribles du carnage avaient été brûlés ou enterrés, et les reliques de la mêlée qui demeuraient n’étaient pas en elles-mêmes particulièrement imposantes » . L’auteur d’Ivanhoé et Quentin Durward précisera cependant que « la puanteur à certains endroits du champ, particulièrement à la Haie sainte et Hougoumont (deux lieux-dits importants de la bataille), suffisait à signaler que l’opération précédente n’avait été menée qu’à la hâte et imparfaitement » .

L’enterrement des soldats morts près de la Haie sainte. (Source: collection du Musée royal de l’armée, Bruxelles, dans Luc De Vos, « Les 4 jours de Waterloo. 15-16-17-18 juin 1815 » , Braine-l’Alleud, J.M. Collet, 1997, p. 134)

   A partir des écrits et parfois des dessins de ces voyageurs précoces, Tony Pollard est parvenu à situer grosso modo sur une carte les tombeaux et les zones de crémation, avec différents niveaux de fiabilité. En émergent trois groupes de fosses communes: la Haie sainte et Hougoumont, déjà mentionnés, ainsi que la sablière, près de la Haie sainte et qui fut aussi tactiquement importante. Le premier « touriste » – si l’on ose dire –, James Ker, résident à Bruxelles, fut sur place dès le lendemain des combats  ou peu après, alors que des mourants jonchaient encore le sol. Hougoumont, plus précisément la porte sud de la ferme du même nom, est documenté notamment par les peintres Denis Dighton et James Rouse. Le premier suggère que les dépouilles y furent inhumées et le second qu’elles furent incinérées, mais les deux pratiques peuvent avoir été concomitantes. La banquière et écrivaine Charlotte Eaton, sur les lieux le 15 juillet, vit au long du chemin situé à l’est de la sablière « une longue rangée de tombeaux énormes, ou plutôt de fosses, dans lesquels des centaines de morts ont été jetés » . L’information apparaît également sous les plumes du journaliste John Scott, compagnon de Walter, et de J.B. Romberg, auteur d’un guide de voyage édité peu après. Ce dernier fait état de 4000 hommes enterrés « sans compter les chevaux » et rapporte qu’ « en passant par cet endroit en mai 1816, le blé était en croissance sur la terre de la façon la plus luxuriante » . La description d’Eaton permet de situer, entre la Belle Alliance (bâtiment qui fut au centre du dispositif français) et Hougoumont, l’emplacement où elle découvrit « une main humaine, presque réduite à l’état de squelette, tendue hors de la terre, comme si elle s’était extraite de la tombe » .

La fosse commune creusée près de la ferme de Hougoumont a été représentée dès 1815 par le peintre Denis Dighton. (Source: Royal Collection Trust Her Majesty Queen Elizabeth II, et n. 3, p. 80)

   Comment expliquer que ces secteurs et tant d’autres candidats à inscrire parmi ceux de l’enfouissement en masse se soient révélés infructueux à l’investigation archéologique ? Pour le spécialiste, la réponse pourrait bien être qu’il ne fut pas donné aux défunts de reposer en paix très longtemps. L’exploitation des cadavres est un fait avéré de toutes les guerres. A Waterloo, le dépouillement des corps par la paysannerie locale s’est poursuivi pendant plusieurs jours après la tragédie. Ce qui explique que des illustrations présentent des corps dénudés à côté d’autres qui ne le sont pas. Longtemps après, les visiteurs se verront proposer des reliques de toute nature, prélevées sans égards sur les trépassés.

   Dans cette foulée prend place la possible récupération, sans doute au cours des deux décennies suivantes, des ossements en vue de les broyer pour en faire de l’engrais. Cette méthode de maintien ou d’accroissement de la fertilité de la terre fut, de fait, courante jusqu’à la découverte des superphosphates dans les années 1840, voire encore au-delà. Les îles Britanniques constituèrent un des principaux débouchés pour ce produit organique qu’il devait être bienséant de croire d’origine exclusivement animale. Mais des mentions apparemment crédibles, dans des journaux des années 1820, semblent donner consistance à ce que nombre d’historiens ont écarté ou écartent toujours comme étant une légende urbaine. Selon The London Observer, en novembre 1822, on estime à plus d’un million de boisseaux [5] « les os humains et non humains » importés du continent européen par le port de Hull après avoir été exhumés dans les hauts lieux des guerres de l’Empire (Leipzig, Austerlitz, Waterloo…). Traités par les broyeurs d’os du Yorkshire, dotés de puissantes machines à vapeur, ils ont été réduits à l’état granulaire et envoyés ensuite principalement à Doncaster, un des plus grands marchés agricoles du pays, pour être vendus aux fermiers. The London Spectator, le 7 novembre 1829, rapporte pour sa part qu’un bateau venant de Hambourg est arrivé la semaine précédente à Lossiemouth (Ecosse) chargé d’ossements prélevés, selon le capitaine, sur les plaines et les marches de Leipzig.

Les enterrements dans la sablière, près de la Haie sainte, selon une lithographie du peintre et dessinateur James Rouse, imprimée en 1817. (Source: dans William Mudford, « An Historical Account of the Campaign in the Netherlands… » , London, Henry Colburn, 1817, p. 391, et n. 3, p. 84)

   Que les dernières (pas vraiment) demeures collectives aient été jugées, dans cette perspective, plus rentables que les individuelles, se comprend aisément. Mais à l’hypothèse plausible manquent cependant des preuves directes. Tony Pollard n’a pas trouvé traces de négociations entre les chercheurs d’os et les propriétaires des terrains. Il n’a pas non plus interrogé les sources locales à Waterloo et environs. Les récits de voyage postérieurs à 1820 ne font aucune référence à des excavations dont l’ampleur aurait dû normalement frapper les esprits suffisamment pour que les Brabançons rencontrés en fassent état. Dorothy Wordsworth, sœur du poète, qui ne se prive pas de déplorer les profanations et les déformations du site, n’a manifestement pas entendu parler d’enlèvement des corps. On pourra, en revanche, tirer argument du silence des guidebooks après 1850 sur les grands tombeaux mentionnés par leurs prédécesseurs. Celui de John Murray (première édition 1852) décrit Hougoumont sans évoquer les soldats censés reposer à proximité. Le Bogue’s Guide for Travellers (1853) et d’autres de ces années ne mentionnent comme tombe de masse que la butte du Lion, la terre qui a servi à l’élever ayant dû contenir son lot de dépouilles. Tout se passe comme si les sépultures qui devaient être les plus impressionnantes par leurs dimensions n’étaient plus là, sans qu’il soit question de leur éventuel pillage.

   La réponse viendra-t-elle des aires qui n’ont pas été suffisamment investiguées ? C’est particulièrement le cas pour celle de la sablière, aujourd’hui couverte par la forêt. Il appartiendra à de nouvelles campagnes de fouilles d’apporter peut-être la confirmation qui fait encore défaut ou, éventuellement, d’ouvrir la voie à de nouvelles interprétations. A l’heure où ces lignes sont écrites, Tony Pollard et son équipe de Waterloo Uncovered, avec l’Agence wallonne du patrimoine, sont toujours actifs sur le champ.

   Il est toutefois peu probable qu’il faille réviser ce que cet épisode nous révèle d’une baisse globale, très rapide, du respect dû aux morts dans une société en voie de désacralisation…

P.V.

[1] Agence Belga, Bruxelles, 20 juin 2022. [retour]

[2] Joe TURNER, « The Bones of Waterloo » , 4 mars 2015, https://medium.com/study-of-history/the-bones-of-waterloo-a3beb35254a3 (en libre accès). [retour]

[3] « These spots of excavation tell: using early visitor accounts to map the missing graves of Waterloo » , dans Journal of Conflict Archaeology,  vol. 16, issue 2, Glasgow, 2021, pp. 75-113, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15740773.2021.2051895 (en libre accès). [retour]

[4] Agence Belga, Bruxelles, 13 juillet 2022. [retour]

[5] Un boisseau = selon les lieux, de l’ordre de 16 à 23 kg. [retour]

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