Le comté de Flandre était-il bilingue, voire trilingue ? Si la réponse affirmative à cette question ne fait guère de doute, une conception ancienne veut que le domaine du français à l’ombre du Lion ait été étroitement limité aux châtellenies méridionales, constitutives de la Flandre wallonne ou Flandria Gallica. Bien que battue en brèche par les études contemporaines, cette construction demeure largement répandue. Ainsi peut-on lire, dans une encyclopédie en ligne bien connue, que « le comté de Flandre est traversé par la frontière linguistique entre dialecte thiois (Bruges, Gand, Ypres, Dunkerque) et latin vulgaire (Tournai, Lille, Douai) » [1].
L’historiographie, on le sait, n’est pas toujours imperméable aux effluves de la politique. La dualité germanique-romane du comté – comme aussi du duché de Brabant et de la principauté de Liège – en faisait une anticipation de la Belgique. Doté d’une frontière séparant les deux cultures, il préfigurait la Région flamande unilingue. Mais le passé ne se laisse pas modeler par le présent. Dans la principauté médiévale, le français, plus précisément le picard, fut écrit et parlé partout.
« La cour comtale itinérante était francophone de manière prépondérante et dans les régions et villes du nord, il y avait aussi une élite francophone ou bilingue. A Ypres, par exemple, les documents de l’administration communale ont été écrits en français jusqu’au XIVè siècle » . C’est ce que rappellent Lisa Demets et Jelmar Hugen [2], de l’Université d’Utrecht, tous deux partie prenante d’un projet du Conseil néerlandais de la recherche (NWO) intitulé « Multilingual Dynamics of the Literary Culture of Medieval Flanders » . On ne peut être plus clair!
Pour illustrer cette extension spatiale de la pluralité, renforcée par les amples contacts noués entre les Pays-Bas du Sud et le Nord de la France – au point de générer une véritable « culture littéraire partagée » –, les deux spécialistes ont retenu deux cas d’œuvres rédigées et diffusées à Bruges dans le dialecte dont la Picardie, l’Artois et une partie du Hainaut ont conservé l’héritage. Œuvres qui témoignent de l’existence d’un public, notamment au sein de la bourgeoisie et de la noblesse, apte et motivé à lire en langue d’oïl…
Daté de la seconde moitié du XIVè siècle, le Livre des mestiers / Bouc vanden ambachten est le plus ancien exemple connu d’un manuel de conversation où le français et le néerlandais sont présentés en deux colonnes, face à face, aidant ainsi à l’apprentissage de l’un comme de l’autre idiome. Le seul manuscrit parvenu jusqu’à nous se trouve à la Bibliothèque nationale de France à Paris. Une première partie est consacrée à des mots et expressions utiles pour les contacts dans la vie de tous les jours. La seconde section, plus importante, présente une série de personnages dans le contexte brugeois, avec leur profession et les termes qui lui sont liés. Ainsi, à l’entrée consacrée à l’aubergiste Olivier, lit-on ceci:
« Oliviers, li hosteliers,
Ha mout de boins hostes,
car il ha les Alemans
qu’on nomme Osterlincs
les Espaingnols et les Escoths;
…
Olivier, de ostelier,
heeft vele goeder gasten,
wat hi heeft de Duudsche,
die men heet Oosterlinghen,
die Spaengnaerden ende die Scotten;
… » .
( « Olivier l’aubergiste / a beaucoup d’excellents clients: / il a des Allemands / qu’on appelle Orientaux / ainsi que des Espagnols et des Ecossais; … » )

Sans surprise, les métiers du commerce sont bien représentés: c’est qu’ils sont de ceux qui font voyager et entretenir des relations suivies avec des voyageurs comme avec des autochtones de différentes catégories sociales. L’ordre alphabétique dans lequel apparaissent les rubriques repose sur la partie française (picarde). On peut en déduire que l’auteur était soit un Picard établi ou fréquemment présent en terres brugeoises, soit un Flamand bilingue comme il s’en trouve beaucoup au sein de l’élite aristocratique de notre Venise du Nord. A noter que l’ouvrage a aussi connu une diffusion hors du comté de Flandre. Il a notamment servi de base à une impression anversoise en 1501 et une adaptation français-anglais en 1483.
L’autre source mise en avant par Lisa Demets et Jelmar Hugen est la Chronique rimée des troubles de Flandre, dont un exemplaire unique de la fin du XIVè siècle est conservé – mais incomplet – à la bibliothèque de l’Université de Gand. Henri Pirenne en réalisa l’édition critique en 1902. En substance, le récit traite des luttes sanglantes pour l’hégémonie économique et politique qui opposèrent Gand et Bruges ainsi que de la révolte des tisserands gantois contre le comte de Flandre Louis de Mâle dans les années 1379-1385. L’auteur est un Flamand anonyme, favorable au parti comtal et peut-être issu du Franc de Bruges (la campagne brugeoise) dont il chante volontiers les louanges. Le choix qu’il a fait d’écrire en picard n’est pas celui de la facilité. Ses traductions littérales du néerlandais ainsi que les nombreuses défectuosités que contient son texte – il s’en excuse à maintes reprises – indiquent à coup sûr qu’il ne s’agit pas de sa langue maternelle. Ainsi, quand il écrit bizarrement que des hommes ont été bannis « par le cloque » , calque-t-il trop servilement la formulation « bij de klok » qui, en droit coutumier flamand, signifie « par contumace » .
Que ce soit par la décision de celui qui l’a rédigée ou par celle de son mécène, la Chronique rimée reflète bien l’existence d’une administration, d’une justice et d’une classe lettrée bilingues sur les bords du Zwin. Bilingues et même plurilingues, si on tient compte du latin, encore largement pratiqué, ainsi que des maîtrises au moins partielles de l’italien, de l’espagnol, du portugais, de l’anglais… habituelles dans les villes quand celles-ci sont aussi des plaques tournantes commerciales, par la route ou par l’eau.

La Belgique, pays qui s’est inventé en 1962 une frontière linguistique interne, est aussi, remarquent les deux chercheurs d’outre-Moerdijk, un pays où « celui qui se promène à Anvers, Bruxelles ou Bruges entend continuellement différentes langues et différents dialectes autour de lui » . Il n’en alla pas autrement au Moyen Age, notamment en raison de l’attraction exercée sur l’étranger par nos communes prospères. Et cette internationalisation a aussi influé sur le champ littéraire. Quand, au XIIIè siècle, le poète Diederic van Assenende, par ailleurs commis du comte de Flandre, propose une traduction en moyen néerlandais du conte populaire français Floire et Blancheflor (v. 1150-1160), il précise dans son prologue qu’il a accompli ce travail « pour ceux qui ne connaissent pas le français » . Ce qui sous-entend l’existence d’un lectorat qui peut et préfère se frotter à la version originale.
Une grande fluidité, donc, est bien la règle, se greffant sur le dialecte dominant au sein du peuple. Ici, un Picard migrant ou séjournant à Bruges, qui réalise un livre de traduction français-néerlandais utilisable dans les deux sens. Là, un Brugeois (ou des environs) néerlandophone, qui rime en français l’histoire récente et tourmentée de son comté. Très « belge » , tout ça, non ?…
P.V.
[1] « Comté de Flandre » , dans Wikipedia, 2003, éd. rev. 2022, https://fr.wikipedia.org/wiki/Comt%C3%A9_de_Flandre. [retour]
[2] « Grenzeloze teksten. Meertalige literatuur tussen Vlaanderen en Noord-Frankrijk » , dans Madoc. Tijdschrift over de middeleeuwen, « Grenzen in de middeleeuwen » , jaargang 34, n° 4, 2020, pp. 238-247. https://www.facebook.com/tijdschriftmadoc, Drift 6, 3512 BS Utrecht, Nederland. [retour]