Dans la culture des élites, les albums ont longtemps occupé une place de choix. Beaux livres quant à leur aspect extérieur, ils constituaient quant à leur fonction de véritables « musées domestiques » . La reine Louise-Marie (1812-1850) en a pour sa part laissé deux, promis à une singulière destinée.
Conservés aujourd’hui aux Archives du Palais royal, portant la lettre L à l’avant de leur étui de protection, ces recueils de dessins, de gouaches, d’aquarelles et de lithographies reflètent l’intérêt pour les arts de l’épouse de notre premier Souverain, connue pour s’être adonnée à la peinture – ayant été à Paris l’élève du maître d’origine belge Pierre Joseph Redouté – ainsi qu’à la tapisserie. Les aquarelles de ses trois enfants, qui faisaient partie des ornements de sa chambre, pourraient être de sa main [1]. Le même violon d’Ingres se retrouva au plus haut degré chez sa sœur Marie d’Orléans, dont une exposition au Louvre, en 2008, a révélé les talents au grand public.
Le premier des deux albums de la fille aînée de Louis-Philippe, roi des Français, fut étrenné à Paris, quand elle était encore princesse. Le second pourrait avoir été un cadeau reçu de son père à l’occasion de son mariage en 1832. Mais l’examen des contenus de ces pinacothèques de poche a conduit l’historienne d’art Muriel Muret, dès 1991, à relever une anomalie: la présence d’œuvres postérieures au décès de la Reine, s’étendant même jusqu’à la fin du XIXè siècle. Selon l’estimation de Wendy Wiertz (Katholieke Universiteit Leuven), qui a rouvert récemment le dossier, 49 pièces sur les 250 rassemblées (quasi un cinquième, donc) ne peuvent certainement pas avoir été acquises par la détentrice initiale des cahiers [2].

Ces derniers ayant traversé les décennies dans les fonds du fils cadet de Léopold Ier et Louise-Marie, le comte Philippe de Flandre, et de sa femme Marie de Hohenzollern-Sigmaringen, c’est vers eux que les regards érudits se sont naturellement tournés pour expliquer les ajouts et leur raison d’être. Auteur de l’inventaire des archives des parents du futur roi Albert Ier, publié en 2009, Baudouin D’hoore opta pour inclure les albums dans le patrimoine spécifique de la comtesse. Les arguments en ce sens ne manquaient pas: outre que les albums relevaient traditionnellement du champ d’activités féminin, la contribution de Marie au monde artistique, comme créatrice et mécène, fut considérable et reconnue. Pourtant, selon la spécialiste louvaniste, c’est à Philippe qu’il faut attribuer les compléments à la mini-galerie reliée, bien davantage qu’à celle qu’il n’épousa que dix-sept ans après avoir hérité des livres de sa mère.
Fortuné, manquant d’occupations – ce dont il se plaignait régulièrement –, le prince avait du temps et des moyens à consacrer à la culture. Sa bibliothèque, dont le premier noyau était venu de ses parents, finit par compter quelque 30.000 volumes. Sa collection de tableaux n’était sans doute pas moins impressionnante. Aux yeux de l’esthète, la paire d’albums de la Reine défunte ne pouvait qu’occuper une place toute particulière dans cet ensemble. Les parcourir éveillait les souvenirs de la disparue. Les préserver et les transmettre aux générations suivantes constituaient une responsabilité majeure. Les enrichir pouvait être affaire de goût, de commodité ou une manière de rendre hommage.

La démonstration de Wendy Wiertz met en parallèle les pages datées d’après 1850, année du décès de Louise-Marie, et ce qu’on sait des goûts et orientations de Philippe. L’examen des 49 œuvres « non imputables » fait apparaître que 34 sont signées par des artistes professionnels, dont une majorité d’Italiens (10 sur 16) suivis par un trio de compatriotes. Les noms sont restés peu connus, excepté celui du Belge François Joseph Navez. Des 15 créations restantes, une est due à un artiste amateur, 4 portent l’inscription « Philippe » (désignant sans doute le propriétaire plutôt que l’auteur) et 10 sont sans attribution. Le contraste avec la partie « louisienne » est manifeste: les choix s’y sont portés bien davantage sur des valeurs sûres et, la nostalgie du pays natal aidant, les Français abondent, dont beaucoup ont été en contact direct avec la maison d’Orléans. La sélection du comte de Flandre, au contraire, cadre bien avec le profil du bienfaiteur prompt à soutenir les débutants.

Un profil qui est aussi, certes, celui de Marie. Mais là où son mari se laisse guider par son amour pour l’Europe méridionale, où il a beaucoup voyagé et acheté, celle-ci opte davantage pour la production allemande, ainsi qu’en témoigne l’album qu’elle s’est confectionné. Monsieur amasse les paysages, en grande partie italiens, de villes, de rues et de rivières inondées de soleil. Madame aime aussi les paysages, mais ce sont ceux des villages, des bois et des montagnes d’outre-Rhin et des Alpes. Une des premières contributions de l’après-Louise pourrait bien être le tableau d’un Chemin de terre avec vue sur une maison entourée d’arbres, que la duchesse Clémentine de Saxe-Cobourg, née d’Orléans et formée aux arts comme toute sa fratrie, réalisa trois ans après la mort de sa sœur. Il est plausible qu’elle en ait fait don au frère de Léopold II avec qui elle entretenait une correspondance.
In cauda venenum… La présente étude épingle, dans le lot attribué à Philippe de Flandre, une forte proportion de représentations érotiques, ou à tout le moins érotisantes, de jeunes femmes dévêtues. Au total, 17 sur 49: juste un peu moins que les paysages, au nombre de 18, le reste étant fait de genres mélangés. Ce volet léger ne devait manifestement pas être la tasse de thé de la comtesse… La chercheuse cite à ce propos le témoignage, rapporté par l’écrivain et historien Louis Wilmet, d’un couple florenvillois qui avait eu l’occasion de visiter le palais des comtes de Flandre, rue de la Régence à Bruxelles (aujourd’hui siège de la Cour des comptes). Dans les greniers, écrit Wilmet, ils avaient vu « une collection colossale de tableaux représentant des femmes nues, tous alignés en série contre les murs. Il y en avait des centaines, tous au plus beau, jadis collectionnés par le comte de Flandre qui sans doute avait des rabatteurs pour acheter ce genre de peintures dans les expositions ou chez les artistes » .
Pour Marie de Hohenzollern-Sigmaringen, il était hors de question que cet enfer pictural soit accroché aux murs!
P.V.
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