Le Hainaut comté, Mons capitale: un fait des princes

L’autorité des rois puis empereurs germaniques apparaît bien ténue à l’ouest de la Meuse. La maison des Regniers, en rébellion ouverte, a longtemps porté le titre de « comes » et exercé le pouvoir comtal sans être reconnue. Mais elle s’est heurtée aux Ardenne-Verdun, fidèles du suzerain (Xè-XIè siècles)

   Depuis l’œuvre pionnière de Léon Vanderkindere [1], les origines de nos principautés médiévales n’ont cessé d’offrir un terrain de choix à la recherche historique. Mais la complexité y est de règle et il faut, bien souvent, se contenter de maigres sources. Tel mode opératoire valable ici ne l’est pas nécessairement ailleurs.

   Si, dans le diocèse de Liège, les détenteurs du pouvoir épiscopal – futurs princes – sont nommés par les monarques germaniques qui ont succédé aux Carolingiens, on est loin de retrouver partout pareille dépendance, comme l’illustre le cas du Hainaut tel qu’exposé par Michel de Waha, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles [2]. Le pays de sainte Waudru apparaît aux antipodes politiques de celui de saint Lambert…

   Dès le début du Xè siècle, un document fait mention d’un Regnier Ier comme comes (comte), sans précision géographique, ce qui est d’usage à l’époque. Sa dynastie, qui régnera aussi en Brabant, ne cessera de s’opposer aux suzerains de l’est. Le conflit ne sera résolu qu’après la bataille de Florennes remportée par les impériaux en 1015. « Une victoire à la Pyrrhus » , selon le médiéviste. A l’heure de la réconciliation, Regnier V épousera la fille d’Herman d’Ename, de la maison d’Ardenne-Verdun, jusque-là adversaire des Regniers poussée par l’empereur. Dès ce moment, les princes si longtemps rebelles seront comtes officiels de Hainaut.

   Mais dans les faits, ils n’attendent pas si longtemps pour imposer leur nom et leur pouvoir personnel, concrétisé par leur château de Mons et reposant sur de vastes possessions entre la Meuse et l’Escaut. L’un des deux fils de Regnier, Gislebert, est duc de Lotharingie. Un acte du milieu du Xè siècle mentionne explicitement Regnier III comme comes. En 955, la maison impose l’un des siens, Baldéric, comme évêque de Liège. Mais le monde est en train de changer. Le roi de Germanie Otton Ier, auréolé de prestige  par l’écrasement, la même année, des Magyars à la bataille du Lechfeld, a placé son frère Brunon à la tête de l’archevêché de Cologne pour être le relais de sa domination, d’autant plus efficace qu’il cumulera sa fonction avec le pouvoir temporel lotharingien. En 958, Regnier III, qui a souternu son oncle Gislebert en révolte, est capturé et exilé. Et cependant, sur la bannière de la reine de France Gerberge de Saxe (issue de la dynastie des Ottoniens), il apparaît dans une attitude de vaincu, certes, mais toujours avec son titre de comes. La plus belle preuve, sans doute, de la consistance dudit titre.

Otton Ier, premier empereur du Saint Empire romain germanique (962-973). (Source: portrait par Lucas Cranach l’Ancien, XVIè siècle, dans le portail Twoja Historia)

   Du reste, l’ordre impérial ne règne pas en ces contrées autant que le voudra une tradition historiographique allemande. Dès 972 à Péronnes-lez-Binche (commune de Binche aujourd’hui), Regnier IV et son frère Lambert, futur comte de Louvain, éliminent les deux comtes impériaux auxquels le Hainaut a été confié. En 974, les mêmes construisent un castellum, vraisemblablement à Boussois (près de Maubeuge). « Il est extrêmement amusant, note le professeur de Waha, de voir que dans toute une partie des publications allemandes, on qualifie cela de fortification mineure… Sauf que pour la réduire, il faut qu’Otton II se déplace en personne » .

   En 985, la capture par le roi de France de Godefroid de Verdun, qui a pris le contrôle du Hainaut, va donner lieu à un texte fondamental dû à Gerbert d’Aurillac, futur pape Sylvestre II – « le pape de l’an mil » , selon la formule de son biographe Pierre Riché [3]. Enonçant les conditions de libération du fidèle des Ottoniens, le texte crée un précédent. « C’est à ma connaissance la première future principauté territoriale où on a aussi tôt l’association d’un élément de domaine – le domaine de Sainte-Waudru de Mons –, d’une famille – les Regniers – et de la fonction comtale dans un endroit où elle a un patrimoine extrêmement important » . Par comparaison, l’archevêque-duc Brunon a autorisé son séide Sigefroi, comte en Bidgau, à construire un castrum à Luxembourg qui ne se trouve pas en Bidgau et dans un lieu qui ne relève d’aucun seigneur (un alleu). En Hainaut de même, la principale fortification de Godefroid de Verdun est Ename (Audenarde) qui n’est pas un fief mais un alleu de son épouse.

Godefroid de Verdun, maître un temps du Hainaut, capturé par le roi de France en 985. (Source: détail d’un portrait avec son épouse, artiste anonyme, XVIIè siècle, Galleria degli Uffizi, Florence,  dans Wikimedia Commons)

   Ultérieurement, par-delà les ambiguïtés qui parsèment les documents en abondance, les Regniers apparaissent toujours comme comtes en Hainaut, bien que le conflit avec l’Empereur ne soit pas résolu avant les lendemains de 1015. Quant à Mons, on peut aujourd’hui assurer qu’elle est reprise à Godefroid par Regnier IV dès 998. Ce qu’en dit la chronique tardive d’Aubry de Trois-Fontaines, que l’historien jugea longtemps sujette à caution, est confirmé par les Annales de Saint-Ghislain, source narrative majeure que l’archiviste Daniel Van Overstraeten a en partie restituée, à ceci près que l’événement y est reculé de deux ans, en 1000. Une mention figure également dans les Annales de Floreffe. La victoire est toutefois éphémère, les Ardenne-Verdun reprenant l’avantage en 1004.

   Quoi qu’il en soit, ce n’est plus l’Empereur qui détermine la succession aux hautes fonctions: ce sont les grandes familles lignagères lotharingiennes qui se les disputent. Entre l’expédition d’Otton II à Boussois en 974 et la venue d’Henri II en 1006, notamment pour attaquer Valenciennes aux mains du comte de Flandre, l’Empereur ne met plus les pieds sur la rive gauche de la Meuse. « Je me pose clairement la question de l’exercice effectif de l’autorité royale et impériale sur ces pays, indique Michel de Waha. Dès qu’on sort de l’évêché devenu principauté ecclésiastique de Liège, on se trouve dans un territoire où il n’y a pendant au minimum une trentaine d’années, plus vraisemblablement une cinquantaine, pas une seule marque de la présence de la dynastie ottonienne, puis de la dynastie salienne. Et on voit apparaître alors, mais très modestement, la famille des Regniers avec Regnier IV puis Regnier V et Lambert » .

   Légal ou pas, légitime ou pas, Regnier est comte. C’est comme comte qu’il fait procéder à la translation des reliques de saint Véron de Lembeek (Halle) à Mons, affirmant ainsi le bourg comme capitale institutionnelle et religieuse. Le pouvoir de la dynastie est effectif depuis la fin du Xè siècle. « On voit ainsi comment se construit une principauté territoriale dans un milieu où finalement le pouvoir impérial est totalement absent » . Difficile d’imaginer un contexte plus éloigné de celui qui a permis l’avènement d’un Notger. A Liège, la construction territoriale est inséparable de l’appui impérial. En Hainaut, comme aussi dans les comtés de Namur et de Luxembourg, elle est le fait des princes.

P.V.

[1] La formation territoriale des principautés belges au Moyen Age, 2 vols, 1902, téléchargeable sur https://digistore.bib.ulb.ac.be/2006/DL2632839_001_f.pdf &
https://digistore.bib.ulb.ac.be/2006/DL2632839_002_f.pdf . [retour]

[2] « Mons au centre des conflits entre les Regniers et les Ardenne-Verdun » , communication au 11è Congrès de l’Association des cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique et 58è Congrès de la Fédération des cercles d’archéologie et d’histoire de Belgique, Tournai, 19-22 août 2021, actes à paraître. [retour]

[3] Fayard, 1987. [retour]


Une réflexion sur « Le Hainaut comté, Mons capitale: un fait des princes »

  1. En relisant plusieurs fois, je suis arrivé à me faire une idée plus précise sur le sujet, en admettant la complexité pour les historiens d’arriver à des conclusions certaines. C’est ce qui fait sans doute le mérite de la recherche historique parsemée d’incertitudes mais combien valorisante quand sous un coin du voile on arrive à se faire une idée de la mariée. Merci en tout cas pour vos nombreux partages.

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