Une diplomate britannique face à la Révolution brabançonne

Appelée à remplacer son mari absent dans ses fonctions de ministre plénipotentiaire à Bruxelles, Lady Torrington s’est montrée au fait de la vie politique et des usages du métier. Elle a défendu avec sang-froid l’immunité de la résidence de l’ambassadeur. Son cas n’est nullement isolé, du moins sous l’Ancien Régime (1789)

   « Lady Torrington est l’âme de mon bureau » ( « the soul of my office »  ): quand il écrit cette phrase, George Byng, 4e vicomte Torrington, ministre plénipotentiaire à Bruxelles de 1783 à 1792, ne rend pas seulement un touchant hommage à son épouse. Il justifie aussi et surtout, dans une lettre adressée au duc de Leeds, alors secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères, que sa moitié le remplace dans ses attributions à un moment crucial: celui de l’année 1789 qui voit les Pays-Bas méridionaux – en bonne partie la Belgique actuelle, moins le pays de Liège – se soulever contre la tutelle autrichienne.

   Pareille relève professionnelle n’est pas rare. Profitant de la proximité de nos régions avec l’Angleterre, l’ambassadeur retourne régulièrement au pays pour siéger à la Chambre des lords et… s’occuper du jardin qu’il aménage dans sa propriété du nord de Londres avec le célèbre paysagiste Capability Brown. Pendant ces périodes d’absence, les secrétaires chargés d’affaires ne pourraient-ils pas suppléer ? Mais non, c’est Madame. Et de la recherche que Jean-Charles Speeckaert a menée à son propos, il ressort que l’ambassadrice de fait se révèle bien à la hauteur du devoir et au courant des usages diplomatiques [1]. On a donc affaire ici à une sorte de gender study, mais concluant quelque peu à rebours de la plupart des théories et des travaux qui se présentent sous ce label.

Portrait de Lucy Boyle, vicomtesse Torrington, par Thomas Gainsborough. (Source: Trustees of the Weston Park Foundation, Weston-under-Lizard, Staffordshire, England, dans Art UK, Staffordshire University, Stoke-on-Trent)

   Née Lucy Boyle en 1744 dans une famille irlandaise de conspirateurs jacobites (partisans de la dynastie détrônée des Stuart), Lady Torrington a vécu en exil en Italie avec un père des plus érudits, qui lui a donné une éducation de qualité. Mariée en 1765, elle a suivi son mari, avec leurs quatre filles, quand il a été nommé à Bruxelles. Par parenthèse, qu’il se trouve des légations étrangères dans notre capitale est révélateur du degré d’autonomie des provinces belges des Habsbourg, de leur gouvernement et de leur cour. Pour les sujets de George III, l’importance géostratégique de l’espace belge constitue en outre une donnée permanente. Torrington a pour mission d’y maintenir les meilleurs liens possible.

   S’il conserve son poste pendant toute une décennie, le représentant de Sa Très Gracieuse Majesté ne jouit pas pour autant d’une bonne réputation. Ses rapports sont fréquemment contredits, notamment par son redoutable homologue à La Haye James Harris, 1er comte de Malmesbury, qui le déteste et le surnomme « The Oyster » (  « L’Huître » ) ou « Viscount Brussel » ( « Vicomte Bruxelles » ). Tout au contraire, Lady Torrington apparaît comme une forte personnalité et une figure de proue de la colonie anglaise, importante sous nos cieux. Elle a su par ailleurs développer des relations cordiales, voire amicales avec l’archiduchesse Marie-Christine d’Autriche, sœur de l’empereur Joseph II, qui exerce conjointement avec son mari le duc Albert de Saxe-Teschen la fonction de gouverneur général des Pays-Bas autrichiens.

   Et c’est de manière quasi officielle que Lord Torrington confie à sa femme des tâches diplomatiques. Il écrit ainsi à son ministre qu’en son absence, « c’est Lady Torrington qui arrangera les présentations à la cour et les lettres de recommandation » , soit un véritable pouvoir de protection, pour lequel les demandes sont nombreuses et les suites favorables nullement automatiques. L’implication de l’ambassadrice est également manifeste quand elle demande et obtient de visiter les couvents contemplatifs, alors dans le collimateur du « despote éclairé » qui les a déclarés inutiles et à supprimer. Déjà, la révolte gronde contre une politique de réformes radicales à laquelle le clergé et les états provinciaux opposent leurs privilèges et constitutions.

   Viennent les temps troublés qu’il va falloir affronter. Début juillet 1789, comme on l’a dit, George Byng s’est de nouveau réembarqué pour la Grande-Bretagne. « Il ne pouvait pas choisir un pire moment, a expliqué Jean-Charles Speeckaert au congrès d’histoire et d’archéologie réuni à Tournai, puisque quelques jours plus tôt, le 18 juin, les états du Brabant, longtemps menacés par Joseph II, sont supprimés et la Joyeuse Entrée [la charte garantissant les privilèges] est abandonnée, provoquant des émeutes. L’actualité quotidienne est alors marquée par les alertes, les attaques, les insultes et la préparation progressive d’une armée patriotique » .

   Le gouvernement demeure longtemps léthargique avant de se réveiller fin septembre. Le général d’Alton, commandant militaire, ordonne alors la saisie de toutes les armes et munitions. Une vingtaine de soldats du contingent, chargés de visiter les maisons à Bruxelles, poussent le zèle jusqu’à se présenter, le 23 octobre, aux résidences des ambassadeurs des Provinces-Unies et de France. Ceux-ci refusent, bien entendu, de les laisser entrer, une telle perquisition étant contraire à l’immunité inscrite dans le droit des gens. Prévoyant que la même chose va se produire à l’hôtel particulier du Royaume-Uni, rue Ducale, Lady Torrington agit en responsable de la mission. Elle écrit au ministre hollandais, lui demandant de le voir afin d’adopter une attitude commune. « Chose intéressante, relève l’historien: elle justifie son intervention en soulignant l’absence de son mari et aussi la jeunesse des secrétaires d’ambassade, comme si elle était un peu embarrassée de montrer que c’est elle qui prend la situation en main. Cela correspond à l’attitude générale, à l’époque, de ces femmes qui jouent un rôle mais n’aiment pas que leur influence soit visible ou trop visible. C’est une stratégie plutôt défensive, qui peut aussi être un moyen d’obtenir plus facilement de l’aide » .

   Lorsque la troupe arrive à la résidence britannique, le lendemain à 9 heures du matin, l’officier s’adresse à celle qui est donc bien considérée comme étant l’ambassadrice. Il lui demande une déclaration sur les armes qu’il pourrait y avoir à l’intérieur et si elle répond de la conduite de ses domestiques. Le militaire n’est toutefois pas muni d’un ordre écrit. Son interlocutrice profite de cette carence pour répondre, avec sang-froid, qu’elle ne pense pas qu’il ait le droit d’exiger une telle déclaration. La troupe repart, mais l’Anglaise n’en reste pas là. Le même jour, elle écrit à la fois au général d’Alton et au chef du gouvernement des Pays-Bas, le comte de Trauttmansdorff, pour leur demander des comptes. Elle s’enquiert également de la situation auprès de son collègue ministre de France. Tous lui répondent dans la journée. Les deux agents du pouvoir impérial s’excusent et prétextent que l’officier chargé des perquisitions a reçu trop tard le message qui lui avait été envoyé pour l’empêcher de se rendre à la résidence. Car, ajoutent-ils, Lady Torrington est certainement au-dessus de tout soupçon. Un peu gênés aux entournures, donc…

« La Belgique en septembre 1830 » , une allégorie célébrant les libertés reconquises, l’unité des cœurs (brûlant sur un autel), la restauration du commerce et des arts… (Source: gravure anonyme, musée royal de l’Armée, Bruxelles, estampes, photo J. Sanchez, dans Suzanne Tassier, « Les démocrates belges de 1789 » (1930), nvelle éd., Bruxelles, Hayez, 1989, p. 118)

  Informé des événements, le mari ainsi remplacé avec brio se montrera très fier de la manière dont son épouse a joué son rôle. Il écrira à son supérieur, le duc de Leeds, qu’il serait heureux qu’elle puisse entendre que sa conduite a été approuvée.

   Dernière à quitter la résidence britannique, elle ne partira qu’à la chute du gouvernement autrichien, fin novembre 1789, quand Gand sera tombée aux mains des insurgés et les gouverneurs généraux exfiltrés. « Elle arrivera à Douvres saine et sauve, souligne le chercheur. Mais je ne sais pas si elle s’est rendu compte des dangers. Il y en avait à être le représentant d’une puissance dont la légitimité était contestée » .

   Le cas Torrington est-il à ranger au rayon des exceptions ? Nullement. Loin de n’être tout au plus qu’influentes dans des réseaux informels, les femmes de l’aristocratie sont fréquemment appelées à prendre la place du mari diplomate quand celui-ci est malade, absent ou décédé. Du moins sous l’Ancien Régime: au XIXe siècle, la professionnalisation de la politique s’accompagnera de l’exclusion des conjointes de toute activité officielle.

   Dans d’autres domaines sociaux, culturels, économiques… se vérifie la latitude dont peuvent disposer les « grandes dames » avant l’ère bourgeoise. Il n’est que de citer la vicomtesse de Nettine, principal banquier de la cour et des Pays-Bas dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ou les « amazones » de la Révolution brabançonne, telle la duchesse d’Ursel, Flore d’Arenberg, qui envoie des canons depuis son château de Hingene (Bornem). «  Le contexte de crise a aussi pu donner des opportunités aux femmes, précise Jean-Charles Speeckaert. Elles agissent peut-être plus facilement que les hommes qui craignent, en prenant une mauvaise décision, de mettre leur carrière en difficulté » .

   Lady Torrington a en tout cas illustré avec panache la devise de sa famille, à savoir « Tuebor » ( « Je garderai » ). D’après les données fournies par les sites généalogiques, elle est morte le 18 mars 1792 à Tunbridge Wells, dans le Kent, à l’âge de 47 ans.

P.V.

[1] « The soul of my office, Lady Torrington à la tête de la diplomatie britannique à Bruxelles durant la Révolution brabançonne, 1789″, communication au 11e Congrès de l’Association des cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique et 58e Congrès de la Fédération des cercles d’archéologie et d’histoire de Belgique, Tournai, 19-22 août 2021. La parution des actes est annoncée pour 2023. Jean-Charles Speeckaert a soutenu son doctorat à l’Université Paris-Sorbonne et à l’Université libre de Bruxelles. Depuis 2020, il enseigne à l’Université d’Artois à Arras. [retour]

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