« Prenez garde de ne pas être déçue. Il n’y a pas de piété à la cour / Pendant que la vaine foule y voit quelque chose de grand » ( « Ne fallare cave, nihil est pietatis in aula, / Dum quid in hac magni vulgus inane videt » ). Ainsi Jeanne Otho (Johanna Otho ou Othonia), jeune poétesse née à Gand au milieu du XVIe siècle, s’exprime-t-elle à propos de la cour de France en son temps. Ces propos peu amènes font partie d’un poème écrit en 1566, récemment édité et traduit pour la première fois dans son entièreté par Kaitlin Karmen (University of Michigan, Ann Arbor) [1].
Ce regard particulier n’est évidemment pas étranger à l’appartenance de l’auteure et de sa famille au monde protestant. Fille de Johannes Otho, enseignant et humaniste dans le premier sens du terme – qui désigne l’érudition dans les langues et les littératures anciennes –, Jeanne a passé une partie de sa vie à Duisburg (duché de Clèves). Un des élèves de son père, Charles Utenhove, a acquis une célébrité internationale au sein de la république des lettres. C’est par son intermédiaire que la jouvencelle est entrée en contact avec une autre plume des plus renommées: Camille de Morel. A celle-ci, en accompagnement d’une lettre, ont été dédiés les vers dont il est ici question.

Contrairement aux Otho, la famille de Morel n’a pas épousé la cause réformée. Le père, Jean, est un ami intime d’Erasme, favorable comme lui à des renouveaux, mais dans l’Eglise. A Paris, rue Pavée, il tient avec son épouse Antoinette de Loynes un salon littéraire qui a parfois été considéré comme le premier de la cité. Utenhove s’y est bien introduit, au point de devenir le précepteur des enfants de la maison… qu’il a cherché, semble-t-il, à convertir au protestantisme. C’est en tout cas ce qui semble ressortir d’une sienne lettre adressée plus tard à Jean, où il écrit que ce dernier a pensé à le remplacer « parce que je suis un artisan du mal et un corrupteur de la jeunesse comme Socrate » .
Ceci n’a pas empêché le maître gantois de prendre sous son aile la carrière d’écrivaine de Camille de Morel, promise à un bel avenir. « Il agissait pour elle comme un agent publicitaire, note la philologue, et en partie, sa propre réputation comme professeur dépendait de son succès » . La « campagne » a porté ses fruits. L’enfant n’avait que 11 ans quand Joachim Du Bellay, qu’Utenhove compte parmi ses relations, a fait son éloge en ces termes: « Camille joue si bien avec les mesures latines, / Qu’on croirait que Camille a été élevée dans le Latium. / Camille parle si bien grec qu’on jurerait / Qu’Athènes [elle-même] est moins attique » [2]. L’auteur de la Défense et illustration l’a aussi complimentée pour son français et même son hébreu…
La réputation de l’intellectuelle parisienne, pour le dire anachroniquement, est donc bien établie quand Jeanne Otho, sur la suggestion d’Utenhove, lui écrit « par une chaude journée d’octobre » , d’abord afin d’obtenir que la famille de Morel épaule son frère qui se trouve alors à Paris. Ayant lu un des poèmes de Camille, elle affirme ne pouvoir exprimer par des mots à quel point elle en fut ravie « car dans ces pays(-ci), je n’entends jamais parler d’une jeune femme se consacrant tellement aux lettres humaines; c’est pourquoi il est juste que je vous félicite pour votre bonheur, votre talent et votre éducation » . Jeanne, elle, n’est jamais aussi heureuse que quand elle peut accorder la seconde place au latin et au grec. Et de formuler un regret: « Si seulement je pouvais pour eux délaisser les soucis domestiques (une chose que, chez nous, la plupart des gens considèrent comme un crime)! » .
Le poème joint à la sollicitation, qui est demeuré longtemps sous les radars des chercheurs, se trouve aujourd’hui dans un manuscrit volumineux de la Bayerische Staatsbibliothek, compilé par James Ussher, un théologien et primat anglo-irlandais de l’Eglise anglicane. Il ne s’agit plus ici de mettre en opposition la culture et les devoirs du foyer, mais bien les plaisirs supérieurs de la vie spirituelle et les joies superficielles de la cour royale. On peut y voir un topique courant de la pensée renaissante – voire, ce que Kaitlin Karmen ne suggère pas, une forme précoce de rigorisme puritain ? –, mais le réquisitoire tombe bien mal, le père de la destinataire, Jean de Morel, étant un courtisan d’Henri II et Catherine de Médicis, précepteur en outre d’Henri d’Angoulême, fils naturel du Roi. Même si les Otho doivent avoir été informés par Utenhove de la proximité des de Morel avec les Souverains, il n’est pas absolument certain que l’impair soit délibéré.
En tout cas, en un temps où les écrits des poétesses sont le plus souvent apolitiques, celle-ci ne mâche pas ses mots. « Rien n’est plus dénué de foi ni plus vide que la cour » , écrit-elle; le Palais royal « n’est rien d’autre que la laide lie des humains malfaisants » ; « Alors que le loup féroce guette la brebis innocente, / Ainsi la cour impie guette les foules pieuses » ; la cour est mauvaise, « que le Roi pieux le veuille ou pas » ; on y préfère « la guerre impie à la sainte paix » … Pour le surplus, la mention de maux liés à Lerne ( « Lerna malorum » ), un lieu de culte de la Grèce antique, semble faire allusion à l’intérêt de Catherine de Médicis pour l’astrologie et l’occultisme, qui l’a amenée à inviter Nostradamus.

A cette charge en règle s’ajoutent une série de références aux troubles du temps. Le chez-soi est présenté comme l’humble lieu de la « vraie religion » , ce qui paraît en phase avec la situation créée par l’édit d’Amboise (1563) assurant la liberté de religion de tout un chacun à son domicile ( « Chacun pourra vivre et demourer partout en sa maison librement, sans estre recherché ne molesté, forcé ne contrainct pour le faict de sa conscience » ). Dans la foulée du tableau décriant de la cour catholique, Camille est-elle mise en garde par antiphrase contre la tentation de suivre l’exemple paternel en la rejoignant ? On lit en effet ceci: « Allez maintenant, savante Camille, allez maintenant et puissiez-vous être la préposée d’une future mariée, qui rend mauvaises et aime ses compagnes » . Selon l’exégète, la fiancée (sponsa) dont il est ici question serait, le plus vraisemblablement, Marguerite de France (ou de Valois), fille d’Henri et Catherine, mariée en 1572 à Henri de Navarre, futur Henri IV (c’est la « Reine Margot » d’Alexandre Dumas). Mais une autre lecture est possible, selon laquelle ce passage exprimerait le pressentiment que la paix d’Amboise ne durera pas et que la guerre civile reprendra, ce qui va arriver de fait à partir de 1567. Dans ce contexte, la correspondante de Camille espérerait voir celle-ci, une fois chargée de l’instruction de la sponsa Marguerite, exercer dans l’entourage royal une influence positive: « Que la médecine de la bonne morale / Restaure les toits royaux qui s’étaient effondrés » .

On ne sait pas si les contacts se sont poursuivis entre les deux femmes de lettres. Après 1566, Jeanne Otho a épousé Willem Mayaert, un avocat au Conseil de Flandre, la plus haute instance de l’ordre judiciaire dans le comté. Elle n’a pas pour autant mis fin à sa carrière littéraire, comme l’attestent les publications, au début du XVIIe siècle, de ses œuvres sous les titres de Carminum diversorum libri duo (Strasbourg, A. Bertramnus, 1616) et Poemata sive lusus extemporanei (Anvers, Gulielmum à Tongris, 1617). Quant à Camille de Morel, elle n’a rien perdu de sa notoriété au fil des ans et aurait fini par embrasser le protestantisme. Dans son recueil de biographies des dames illustres, le père minime Hilarion de Coste écrira d’elle: « J’eusse fait son éloge dans ce livre si cette demoyselle ne fust morte hors de la vraye Eglise » [3].
L’une et l’autre ont en tout cas leur place dans l’histoire de la littérature néolatine au féminin.
P.V.
[1] « First edition and translation of an unpublished poem (1566) from Johanna Otho to Camille de Morel » , dans Humanistica Lovaniensia. Journal of Neo-Latin Studies, vol. 70, n° 2, Leuven, 2021, pp. 209-227, https://doi.org/10.30986/2021.209 (en libre accès). [retour]
[2] Pour la version originale en latin des citations, je renvoie à l’article précité. [retour]
[3] Les éloges et vies des reynes, princesses, dames et damoiselles illustres en piété, courage et doctrine…, Paris, Sébastien Cramoisy, 1630, p. 403. [retour]