La vie agitée d’un joaillier bruxellois

Egalement marchand d’art, Joannes Baptista Grondoni nous est surtout connu grâce son activité d’éditeur de gravures d’ornement et… ses nombreux démêlés avec la justice. Prisées par les collectionneurs, ses planches, souvent inspirées de motifs antérieurs, se retrouvent dans maints musées en Europe et outre-Atlantique (1700-1738)

   Les Pays-Bas méridionaux, soit une grande partie de la Belgique actuelle, ont leur place dans l’histoire moderne du commerce des bijoux. Et pas seulement en tant qu’importateurs. Nombre de pièces d’orfèvrerie ou de diamants sertis d’or, ouvragés sous nos cieux, ont franchi les frontières et même l’Atlantique en passant par Cadix. Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, un Nicolas de Cachiopin traitait dans son atelier bruxellois des joyaux à partir de modèles qui lui étaient envoyés par la marchande Maria Agatha Boelis, établie dans le port andalou, afin de correspondre au goût hispanique.

   C’est sur la vie, des plus agitées, et sur l’œuvre composite d’un neveu et élève de Cachiopin qu’une étude fouillée vient d’être publiée par Wim Nys, docteur de l’Université de Gand, directeur de collection et de recherche au musée du Diamant, des Bijoux et de l´Orfèvrerie à Anvers [1]. Il s’agit de Jean Baptiste Grondoni, né en 1680 à Bruxelles, en formation chez son oncle à partir de 1692. Un jeune homme qui va traverser des temps de troubles et de dèche liés à moult conflits culminant avec le bombardement de Bruxelles par les troupes françaises en 1695. On peut rêver d’un début de carrière sous de meilleurs auspices.

Le travail du tireur et du fileur d’or d’après l’ « Encyclopédie » de Diderot et d’Alembert. (Source: Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles, cabinet des estampes, dans « Bruxelles-Tervueren. Les ateliers et manufactures de Charles de Lorraine » , dir. Claire Dumortier & Patrick Habets, Bruxelles, CFC, 2007, p. 147)

   Admis en 1702 comme maître libre, marié en 1706 avec Isabelle Marie Thérèse Snagels, fille d’un juriste, le joaillier, actif jusqu’en 1722, peut s’appuyer sur un solide réseau social et commercial. Pourtant, il n’apparaît guère dans le patrimoine gemmologique. « A part un bâton de héraut, il n’y a aucun travail d’orfèvrerie conservé ou qui puisse lui être attribué comme tel, son poinçon n’étant pas connu ou les bijoux n’ayant pas été marqués » , relève l’historien de l’art. Le souci de ne pas endommager les pierres précieuses pouvait ainsi contraindre à l’anonymat. Du coup, ce sont surtout les éditions de ses gravures d’ornements qui lui ont permis de ne pas sombrer dans l’oubli. Et ce sont… les pièces des procès où il a été cité qui permettent de retrouver sa trace aujourd’hui.

   Pour Grondoni comme pour beaucoup d’autres compagnons ou maîtres du métier, l’exécution et la vente de gravures ont constitué une source de revenus complémentaires, voire un métier de substitution. Notre personnage en a ainsi publié deux séries: les Principÿ per l’arte de gli orefeci (1709), composés de six gravures en plus de la page de garde, avec un accent sur l’ornementation florale, et l’Aulæ Bavariæ Magnificentia (1715), dédiée à l’électeur Maximilien Emmanuel de Bavière, protecteur de nombreux artistes à l’époque, comportant en particulier dix gravures où le diamant est surtout mis en valeur. Adressées notamment aux confrères qui peuvent y trouver des modèles, ces planches deviendront, à partir du début du XIXe siècle, des œuvres prisées, atterrissant dans maintes collections privées et publiques en Allemagne, en France, au Royaume-Uni… et jusqu’au Metropolitan Museum of Art à New York. Pourtant, l’originalité des objets représentés doit être relativisée. Certains, importés ou de seconde main, ont été monnayés. S’inspirer de motifs antérieurs est alors pratique courante et Jean Baptiste ne fait pas exception. Selon Wim Nys, il a notamment puisé dans le Goldtschmidts Büchlein de Johann Wilhelm Heel (Nuremberg, après 1668), Ein neues Buch von allerhand Gold-Arbeit de David Baumann (Augsbourg, 1695), le Livre de taille d’epargne de gout ancien et moderne de Jean Bourguet (Paris, 1702) ou encore les Essais de gravures de Pierre Bourdon (Paris, 1703).

   On peut prolonger, tant en amont qu’en aval, la chaîne des influences. Heel a lui-même manifestement emprunté au Livre nouveau de toutes sortes d’ouvrages d’orfevries receuillies des meilleurs ouvriers de ce temps de François Lefebvre (Paris, 1657). Les Nieuwigheden van de Goutsmeeding de Daniel de Lafeuille, un huguenot établi à Amsterdam (†1709), présentent d’évidentes parentés avec les Principÿ. De manière intrigante, certains dessins de ce dernier ouvrage se retrouvent, mais en image inversée, dans le Livre Dorfeferie de l’orfèvre bruxellois Noë Pauwels, daté d’un an plus tard. L’Aulæ contient de même une contribution non avouée du peintre Richard Van Orley, natif lui aussi de la capitale, ainsi que des broches calquées sur des illustrations de François Lefebvre, qui vécut à Paris au XVIIe siècle, ou encore des représentations de bijoux de boutonnière, ressemblant à celles de Baumann, dont deux exemplaires connus, en provenance de nos régions, sont par leur finition très similaires à une œuvre contemporaine ou un peu antérieure, identifiée comme portugaise.

La planche comportant le portrait de Maximilien Emmanuel de Bavière dans l’ « Aulæ Bavariæ Magnificentia » de Grondoni (à gauche) est l’image inversée du projet de Richard Van Orley (à droite). (Sources: Stadtmuseum, München, inv. G-MI-664-1-3, et Albertina, Wenen, Sammlung Zeichnung & Druckgrafik, inv. 10353, dans n. 1, p. 15)

   L’autre visage, parfois moins reluisant, de Grondoni, nous est notamment connu par le dossier du procès qui l’oppose en 1712 au diamantaire Cornelius François Lambrechts, à l’issue d’une entreprise commerciale commune étendue à d’autres objets d’art que les pierres précieuses – le cas n’est pas isolé –, mais qui a dérapé. Notre orfèvre, qui a fait saisir et vendre une partie du mobilier de son associé, accuse celui-ci ainsi que le marchand Jacques Picquery du vol d’un paquet d’argent envoyé de Namur. Lambrechts fait état pour sa part de tous les frais pour lesquels il a été sollicité. Et ses témoins imputent à Grondoni, « une personne très turbulente » , des faits de vacarme nocturne, de vandalisme, de violence et d’agression…

   Un autre procès l’oppose au graveur Gilles de Backer et à son épouse Jeanne Galle, établis à Namur, au terme d’une relation professionnelle et amicale qui a duré de 1710 à 1717. En cause notamment, le paiement jugé insuffisant d’un bijou dont Jeanne Galle fait valoir qu’il a été réalisé par un domestique de Grondoni et qu’elle peut dès lors s’estimer roulée. De Backer y ajoute que le joaillier a séjourné chez lui deux fois, cinq semaines au total, sans participer aux frais, et qu’il a avancé l’argent pour le vin bu « de la maison du sieur Creveceur » . Selon Grondoni, c’était une compensation pour services rendus.

   A la fin de sa carrière, on le voit fréquenter assidûment le tribunal. En 1719, il est accusé d’avoir agressé Pauline ou Anne Marie Morau ou Mourau (selon les témoins), l’épouse d’un de ses associés, l’orfèvre Pierre Schrijnmaeckers, ce qu’il nie fermement. La même année, Sophie Dorothée Gandusso, veuve de Bartholomée Jacques Tramontin, lui intente un procès à propos de l’achat d’une horloge en or qu’il devait payer pour partie comptant, pour partie en nature et pour partie via une lettre de change. En 1720, c’est Grondoni lui-même qui enclenche une action contre Antoine vanden Hecke, domicilié à Watermael, pour un paiement en souffrance…

   Son nom apparaît pour la dernière fois dans les archives du métier en 1722. A ce moment, il ne dispose plus de ses touchaux, il n’a plus apporté d’argent au tronc des pauvres de la communauté et il a été mis en prison pour son implication dans différents désordres. De 1726 à 1728, le même tronc des pauvres verse une « pension de veuve » à son épouse. S’il vit toujours, il ne semble plus être en mesure de travailler. Le 14 juin 1738, il est enterré au cimetière de l’hôpital Saint-Jean.

   Isabelle Snagels lui survivra jusqu’en 1753. Quant aux enfants du couple, ils préféreront renoncer à leur héritage plutôt que d’avoir à affronter les créanciers.

P.V.

[1] « Joannes Baptista Grondoni (1680-1738). Een Brusselse juwelier, kunsthandelaar en uitgever van ornamentprenten » , dans Tijdschrift voor Interieurgeschiedenis en Design, vol. 44, 2022, pp. 1-38. https://poj.peeters-leuven.be/content.php?journal_code=GBI&url=journal, Vakgroep Kunst-, Muziek- en Theaterwetenschappen, Technicum, Blok 4, Sint-Pietersnieuwstraat 41, 9000 Gent. [retour]

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