Un Rwanda déchiré dès l’indépendance

Le contentieux interethnique est un fil rouge dans la destinée anthume et posthume de son premier et éphémère président Dominique Mbonyumutwa, comme dans celle des autres responsables politiques. Les mouvements qui réclamaient l’émancipation se sont combattus autant ou plus qu’ils n’ont combattu le pouvoir belge (1952-2010)

   Le 1er novembre 1959 à Gitarama, Dominique Mbonyumutwa, ancien instituteur devenu commis de l’administration locale, est agressé par une bande de jeunes partisans du roi (mwami) Kigeli V. L’incident est un des catalyseurs des troubles qui embrasent alors le Rwanda, au moment même où la Belgique a enclenché un processus d’autonomie interne dans les territoires qu’elle administre sous tutelle de l’Organisation des Nations unies, faisant suite au mandat reçu de la Société des nations après la Première Guerre mondiale.

   L’homme qui a ainsi contribué bien involontairement à mettre le feu aux poudres deviendra, quatorze mois plus tard, le premier et éphémère président du pays des mille collines, avant même la proclamation officielle de son indépendance le 1er juillet 1962. Ce personnage clé, né en 1921 à Mwendo, dans la région centrale du Kabagari, a récemment trouvé son biographe en François Xavier Munyarugerero, docteur en histoire et civilisations de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris) et journaliste à l’hebdomadaire Jeune Afrique après avoir dirigé des départements ministériels à Kigali [1].

   L’ouvrage est laudatif au possible, résultant d’une enquête réalisée sous le regard de la famille du « héros » dont l’auteur déplore « l’effacement éhonté et radical de la mémoire collective » (p. 217). Un effacement qui n’est évidemment pas étranger aux orientations du pouvoir actuellement dominé par le Front patriotique rwandais (FPR)…

   La prégnance des clivages identitaires s’impose en effet comme un fil rouge dans le destin anthume et posthume de Mbonyumutwa comme des autres acteurs politiques de l’époque. Même au plus fort de la « révolution rwandaise » de 1959-1961 – ainsi qu’elle est appelée officiellement –, le contentieux interethnique demeure symptomatiquement premier face à l’objectif de l’émancipation nationale. Un choix inévitable d’après l’historien, pour qui « le contraire eût été plutôt une fuite en avant devant les réalités criantes, de vouloir maintenir la grande majorité de la population sous une domination interne » (p. 231).

   L’arbre de la division plonge ses racines au plus profond. La période coloniale a vu les Allemands (1894-1916) puis les Belges (1916-1962) composer tant bien que mal avec les structures autochtones qui voulaient que les Tutsis soient la race des seigneurs. Le jeune Dominique, qui n’en faisait pas partie, a obtenu son diplôme d’instituteur chez les frères joséphites à Kabgayi, au prix de la vindicte du féodal tutsi dont dépendaient ses parents, mais avec l’appui d’un notable tout aussi tutsi. Il lui arrivera encore de passer à travers les mailles du filet. Alors que « de nombreux intellectuels hutus engagés dans le combat des idées ne pouvaient pas accepter ou tenir longtemps des postes dans la chaîne traditionnelle du pouvoir tutsi » , selon François Xavier Munyarugerero (p. 60), l’enseignant, sur recommandation de ses supérieurs belges, va diriger sept années durant, à partir de 1952, la sous-chefferie (commune) particulière de Mahembe à Ndiza, poste qui n’a été occupé jusqu’alors que par des Tutsis. Il ne sera pas pour autant à l’abri du mépris quand ces derniers le verront produire, dans ses propres champs, l’essentiel de la nourriture de sa nombreuse famille. Un chef qui s’adonne aux travaux manuels ? Shocking!

Dominique Mbonyumutwa et son épouse Sophie devant leur domicile. (Source: n. 1, p. 58)

   Mbonyumutwa n’en améliore pas moins dans sa zone d’influence la condition des femmes, libérant celles-ci des corvées et leur confiant la mission de devenir les messagères de l’hygiène personnelle et collective. En outre, « Dominique bannit la pratique, courante aussi chez les femmes à l’époque, de fumer intempestivement en public de grosses pipes en terre cuite » (p. 70). Mais arrivent les vents indépendantistes, soufflant un peu partout en Afrique, et bientôt la « Toussaint rwandaise » avec son nœud de contradictions, grosses des drames futurs.

   Dès janvier 1957, les clans tutsis se sont concertés pour produire une Mise au point demandant à la tutelle belge des pouvoirs accrus pour le monarque. En mars, des leaders hutus, dont Grégoire Kayibanda et Joseph Gitera, y vont d’un texte désigné par la presse comme Manifeste des Bahutu (pluriel de Hutu en kinyarwanda), dénonçant « le monopole politique dont dispose une race, la Mututsi » . Le sous-chef de Mahembe a participé discrètement à la rédaction. Un repositionnement s’opère parallèlement au sein de l’Eglise. Dans un mandement collectif pour le carême 1957, les trois évêques catholiques du Ruanda-Urundi déplorent les abus liés au système en place.

   Mais à la base, les militants se combattent autant ou plus qu’ils ne combattent l’ascendant blanc. En octobre 1959, l’Union nationale rwandaise (Unar) monarchiste franchit le pas des violences contre les biens et les personnes. Joseph Gitera, de l’Association pour la promotion sociale des masses (Aprosoma), est victime d’agressions multiples et son assistant Innocent Mukwiye est assassiné. Nombre d’installations modernes déployées par les Belges en vue du bien-être et du rendement des bovidés (dispensaires, abreuvoirs, étables, centres de saillie…) sont vandalisées parce qu’elles sont considérées comme des instruments de désacralisation de la vache.

   Dans ce contexte qualifié selon les sensibilités de guerre civile, de guerre ethnique, de jacqueries paysannes, de révolution sociale… – « Il y a un peu de tout cela et les débats continuent » (p. 104) –, le colonel Guy Logiest, nommé résident spécial, fait procéder à de nombreux glissements d’un régime tusti à un régime hutu, d’abord aux échelons de proximité. Les élections locales puis législatives et un référendum aidant, le  Parti du mouvement pour l’émancipation des Bahutu (Parmehutu) détient les rênes. Mbonyumutwa, qui est un de ses leaders, siège au sein du gouvernement provisoire constitué en octobre 1960, avant d’exercer la fonction de président d’une république en gestation, du 28 janvier au 26 octobre 1961, du débarquement de Kigeli V à l’élection de Grégoire Kayibanda.

Dominique Mbonyumutwa est venu au monde en 1921, alors que le Rwanda allait être placé sous mandat belge par la Société des Nations (SDN). Ici, une parade de la garde à Kigali. (Source: Michael Stenger, Jacques Kievits & Jacques A.M. Noterman, « Congo belge. L’empire d’Afrique. Souvenirs du XXe siècle » , Bruxelles, Arobase, 2004, p. 121)

   Pas d’amertume après ce passage éclair au zénith, s’il faut en croire la présente étude. « Mais dans son for intérieur, il espérait avoir donné l’exemple de probité et de fidélité dans l’exercice du pouvoir dont la république naissante pouvait s’inspirer » (p. 137). Des positions avantageuses, du reste, lui sont assurées: celles de vice-président de la cour d’appel et président de la chambre civile siégeant à Nyanza, jusqu’aux législatives de 1965 au cours desquelles il se fait élire député à l’Assemblée nationale. La disgrâce politique le surprend pourtant en 1968, à la suite de dissensions internes à son parti. Les honneurs reviennent sous  Juvénal Habyarimana. Rattaché aux services de la présidence de la République, Dominique Mbonyumutwa dispose d’un bureau sis dans le même immeuble que celui du chef de l’Etat, sur les plateaux de Nyarugenge au centre-ville de Kigali. Après la mort inopinée, le 26 juillet 1986 à l’hôpital universitaire de Gand, de celui qui sera déclaré « Père de la nation » , des funérailles officielles de grande ampleur sont organisées.

   Mais dans un pays qui a connu, après 1962, maints soubresauts au sommet et surtout plusieurs vagues exterminatrices, parfois déjà qualifiées de génocides, précédant la grande tragédie de 1994 et ses séquelles, le jugement de la postérité est soumis à fortunes et infortunes diverses. En 2010,  le gouvernement de Paul Kagame décide de soustraire du domaine public le stade de la Démocratie à Gitarama, où est enterré l’illustre défunt. Dans la nuit du 1er au 2 mai, malgré l’opposition formelle de sa famille, sa dépouille est exhumée par les autorités et embarquée pour une destination inconnue.

P.V.

[1] Dominique Mbonyumutwa: président du Rwanda en révolution, Paris, L’Harmattan (coll. « Etudes africaines » , série « Histoire » ), 2021, 259 pp. [retour]

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