En 2016, à la manière de Roland Barthes, Jean-Marie Klinkenberg et Laurent Demoulin livraient au public leurs Petites mythologies liégeoises [1], qui peuvent être décrites comme une entreprise de déconstruction jubilatoire des symboles tenus pour les plus évidents. Rien n’était épargné sous la plume des deux complices, l’un linguiste et sémioticien, professeur émérite de l’Université de Liège, et l’autre son élève devenu professeur associé de la même alma mater en langues et littératures romanes.
En prenaient pour leur compte, les affirmations aussi courantes que péremptoires sur la convivialité liégeoise (qui existe comme partout, « mais mesurée » , comme partout aussi, p. 51), sur Liège « cité des musiciens » (alors qu’elle ne se souviendrait guère que de Grétry et qu’un Ciconia « est totalement inconnu » , p. 77), sur la francophilie liégeoise (« même pas un mythe, c’est un mensonge » , p. 76), sur le 15 août liégeois (« un grand piétonnier » … « où l’on boit » , p. 134), sur la cuisine liégeoise (« un discours » , p. 82), sur Liège où les filles seraient les plus belles (le Routard dixit, mais pareille assertion est « tout simplement absurde » , p. 69), et j’en passe… Il n’est pas jusqu’à Tchantchès, horresco referens, qui était révoqué pour ne ressembler en rien aux Liégeois d’aujourd’hui (pp. 63-66)!
Même s’il n’a pas été conçu comme tel, c’est un véritable antidote à ces dénégations qui nous est aujourd’hui proposé avec la parution du Valeureux Liégeois de Philippe George, sous-titré A la recherche de l’identité liégeoise [2]. Contre tous les scepticismes que peut susciter la psychologie des peuples, l’auteur, médiéviste, Liégeois naturellement, conservateur honoraire du Trésor de la Cité ardente (cathédrale), affirme sans complexe une liégitude ancrée non aux mythes – qui ont du reste leur utilité – mais aux faits.
L’essai, foisonnant en digressions, nourri par les apports de l’histoire mais aussi d’autres disciplines, se veut animé par un patriotisme lucide, qui ne mêle pas ses eaux à celles du chauvinisme. Il n’ignore pas comment les sentiments d’attachement ont pu dériver en exaltations, héritées notamment de l’époque romantique dont témoignent les statues et bas-reliefs qui se déploient sur la façade du Palais provincial (p. 9). Mais la conviction qui confère au propos son fil conducteur est que « tous les effets pervers de l’idée de nation se disloqueront devant une mémoire collective entretenue, source de vie, et qui assume ses échecs en toute résilience » (p. 152).
Bien sûr, on retrouvera quelques grands classiques au fil des pages: la Meuse omniprésente, y compris par ses débordements, le Standard ( « les Rouches » ), même si on ne sait pas quand il vaincra, ou le feu d’artifice du 14 juillet, en dépit des ravages de Charles le Téméraire, accompagné du roi de France, et de ceux des guerres de Louis XIV… Mais c’est à l’examen d’un très lointain passé que la thèse prend ici consistance. Ce n’est pas pour rien que « l’esprit liégeois » et « l’esprit principautaire » sont des expressions interchangeables. On n’a pas oublié, à l’ombre du Perron, que cette ville fut une capitale, au point qu’avoir dû renoncer à être celle – du moins politique – de la région wallonne a causé un traumatisme durable. Dans le jeune Etat belge indépendant, au moins, les élites politiques de l’ex-principauté s’étaient taillé la part du lion (Rogier, Frère-Orban, Surlet de Chocker, Joseph Lebeau, Paul Devaux, Barthélemy de Theux, François-Antoine de Méan…).
Selon l’historien Jean Lejeune, qui en fit sa thèse de doctorat, le sentiment d’appartenir à une patrie naît en terres liégeoises dès les XIIIe-XIVe siècles. Le terme de « patria » , en concurrence avec celui d’ « episcopatus » (diocèse), s’impose sans nul doute en ce temps. Mais il y a matière à remonter plus loin. Notger (972-1008), déjà, est qualifié dans les sources contemporaines de « pater patriae » et le mérite assurément « à cause de son autorité à la fois temporelle et spirituelle, indépendante de tout autre pouvoir, hormis l’empereur » (germanique) (p. 28). Une identité se forge, qui trouve son épanouissement dans la langue et l’art des XIe et XIIe siècles, quand « le pays mosan est l’un des grands foyers de la civilisation occidentale » (p. 135). Cet âge d’or ne relègue pas pour autant dans l’ombre la Renaissance carolingienne. Même si on ne sait pas où naquit Charlemagne, ce n’est pas sans raison que sa statue équestre se dresse au boulevard d’Avroy.
Dans la constitution de cette conscience commune, la place occupée par la foi chrétienne ne saurait être surestimée. Au pays des princes-évêques, la crosse et l’épée se sont unies sans pour autant se confondre (les frontières de l’évêché et celles de la principauté ne se recoupaient pas). « L’élément d’unité qu’est la religion stimule le facteur nationaliste naissant » (pp. 48, 138). Le plus ancien grand sceau conservé de la Cité de Liège (XIIe siècle) porte en légende « Liège, Sainte Fille de l’Eglise de Rome » (p. 38) avec le nom de saint Lambert, le prélat dont les reliques ont non seulement contribué à la croissance de l’agglomération, devenue lieu de pèlerinage, mais ont aussi servi par leur présence physique, avec l’étendard, « plus qu’un simple drapeau » (p. 49), à encourager les combattants dans les batailles médiévales, que ce soit contre les Namurois à Andenne ou contre les Brabançons à Steppes.

Quand est célébré avec faste le millénaire de la mort de l’emblématique évangélisateur (en 1696), « le culte des saints apporte réconfort à une population déstabilisée et désemparée dans un siècle fort perturbé par les guerres et les maladies » (p. 61). Et pourtant, dans cet espace qui est le plus avancé de la romanité et de la catholicité aux frontières des mondes germanique et protestant, ce sont les autochtones – du moins certains d’entre eux – qui, sous le régime français, détruiront la cathédrale dédiée à Lambert ainsi qu’à Notre-Dame, et non le palais tout proche.
Ceci posé, peut-on apporter quelque substance à cette « caractérologie liégeoise » que le biochimiste Marcel Florkin appelait de ses vœux au milieu du siècle dernier (p. 129) ? Bien qu’elle soit dézinguée dans les Petites mythologies, la convivialité est peut-être le trait qui m’a frappé d’emblée quand, étudiant, j’ai découvert Liège, devenue depuis ma province d’adoption. Philippe George met en évidence « un bien-être chaleureux et un bien-vivre ensemble » (p. 150), un goût du bonheur et un amour de la vie qu’il retrouve dans les sourires des Vierges des sculptures et des psautiers mosans du XIIIe siècle (p. 136) comme, mutatis mutandis bien sûr, dans la chanson qui fit de l’Italo-Liégeoise Sandra Kim la lauréate du concours Eurovision en 1986 (pp. 146-147). On reconnaîtra sans peine la même imprégnation dans l’animation quasi permanente du « Carré » , dans l’indépassable ambiance du Village de Noël ou dans l’intarissable succès des fêtes d’Outremeuse. Faut-il, comme le suggère l’auteur, inclure dans l’inventaire le côté « bon vivant » – c’est un euphémisme – de Georges Simenon (p. 107) ? Pedigree, son roman autobiographique (1948), me paraît tout le contraire d’un hymne à Liège, présentée comme une ville de province banale, petite-bourgeoise et triste. Quant au type idéal du frondeur, toujours en vogue, Tchantchès l’illustre sans doute au mieux dans le royaume des marionnettes et des géants, même s’il ne peut empêcher son épouse Nanèsse de porter la culotte (pp. 122-123). Natacha, l’hôtesse de l’air qui ne s’en laisse pas compter, serait-elle de la même lignée ? Son père Walthéry, qui dessine aussi Tchantchès et fait revivre les colombophiles de la Basse-Meuse (Le Vieux-Bleu), « reflète l’âme de la région avec ses crayons » (p. 147).

A ce stade, le lecteur pourrait se demander à bon droit si nombre de traits ici esquissés ne sont pas tout autant invocables à l’appui d’identités plus restreintes ou plus larges. Pour ce qui concerne les diversités internes, la Hesbaye, le plateau de Herve, le Condroz, l’Ardenne liégeoise… regorgent d’érudits locaux prompts à mettre en évidence ce que l’histoire, la culture, le tempérament de leur pitit payîs ont d’irréductible, non sans pointer volontiers les travers des autres (est-ce un hasard si Jean-Marie Klinkenberg est Verviétois ?…). Quant aux ensembles où on se trouve inséré, les pages 133 à 135 de Valeureux Liégeois ont valeur d’aveu, étant consacrées à défendre la pertinence de la notion d’art… wallon. Le fleuve liégeois sort de son lit.
Faut-il, comme le souhaite l’essayiste, proposer au classement Unesco, en même temps que le palais des Princes-Evêques, l’identité liégeoise en tant que patrimoine culturel immatériel (p. 151) ? Son ouvrage, avec ses abondantes références aux travaux et réflexions d’hier et d’aujourd’hui – voir la riche bibliographie en code QR –, démontre en tout cas à suffisance la vastitude du sujet. C’est qu’on a dit et écrit énormément sur Liège et que les Liégeois ne se sont jamais lassés de parler d’eux-mêmes. Tiens, voilà encore une spécificité!
P.V.
[1] Liège, Tétras Lyre, 162 pp. [retour]
[2] Liège, 2022, 156 pp., distribution via olivia.maurissen@gmail.com. [retour]