Les panoramas belges, chefs-d’œuvre en péril

Objet d’un engouement éphémère au tournant des XIXe et XXe siècles, ces immenses toiles réalistes déployées en cercle sont aujourd’hui bien souvent en triste état, quand elles n’ont pas carrément disparu. Elles ont souffert des critiques qui n’y ont vu qu’un « mass medium » relevant du divertissement plutôt que de l’art (1880-)

   Ceux qui ont visité au moins une fois le site de la bataille de Waterloo n’ont pu manquer le grand Panorama de la bataille qui s’y trouve conservé dans une rotonde de 35 mètres de diamètre. Réalisée en 1912 par le peintre français Louis-Jules Dumoulin, la toile se déploie en cercle sur le mur intérieur de l’édifice, de sorte que le spectateur peut se croire au cœur même de l’ultime affrontement de Napoléon avec les puissances coalisées. Ce qui se donne ici à voir est aussi un des rares témoins d’une forme de représentation qui connut son heure de gloire au tournant des XIXe et XXe siècles, avant que le cinéma la rende obsolète.

Comparé à d’autres, le sort du Panorama de la bataille de Waterloo, toujours exposé dans sa rotonde, est plutôt enviable. Ici, la cavalerie française commandée par le maréchal Ney. (Source: photo Dennis Jarvis)

   Du coup, le cas waterlootois mis à part, le sort ultérieur de ces travaux s’est avéré bien peu enviable. Ainsi a-t-on appris, par la presse des 10-12 novembre 2021, la réapparition, chez un antiquaire du Sud de la France, d’un important fragment du Panorama du Caire du peintre bruxellois Emile Wauters (1846-1933), œuvre majeure dont on avait perdu la trace après son transfert en 1970-1971 de l’actuelle grande mosquée de Bruxelles aux musées royaux d’Art et d’Histoire du Cinquantenaire.

   Autre cas emblématique: celui du Panorama de la bataille de l’Yser 1914 de l’artiste soldat ixellois Alfred Bastien (1873-1955), déjà évoqué dans ce blog [1]. Réalisé au lendemain de la Grande Guerre, installé dans une rotonde à Ostende où il est resté exposé dix ans aux intempéries à la suite de bombardements en 1940, il a servi de toile de fond au hall de l’aviation du musée royal de l’Armée avant de partir dans les réserves. A l’initiative de l’ex-directeur général dudit musée Dominique Hanson, il a cependant été numérisé – ainsi que les Batailles de la Meuse du même Bastien – et deux de ses panneaux ont été sélectionnés pour être exposés dans une salle.

   C’est donc en connaissance de cause que Dominique Hanson est intervenu, au dernier Congrès d’histoire et d’archéologie de Belgique, pour faire le point sur les fortunes et infortunes diverses de la peinture circulaire [2].

   A l’origine, on peut parler d’une véritable frénésie, certes éphémère, qui commence vers 1880. Notre pays est alors à la pointe, Bruxelles devenant une sorte de capitale du « capitalisme panoramique » . Environ 30 sociétés anonymes se créent en un an ou deux pour vendre au public l’illusion d’être immergé à Naples, à Vienne ou ailleurs. Rapidement, les souscripteurs récupèrent leur mise et des bénéfices sont engrangés. Un encart paru dans La Vie parisienne du 23 avril 1881 montre une foule de messieurs en haut-de-forme attendant pour entrer chez l’agent de change et acquérir le paquet d’actions qui les fera profiter du succès des panoramas et dioramas de Russie (les dioramas sont de grandes peintures soumises à des jeux d’éclairage). « On nous sert cette scène pratiquement partout en Europe où la Bourse permet de faire des bénéfices » , note le chercheur.

Un encart publicitaire pour les actions de la Société des panoramas et dioramas historiques de Russie, dans « La Vie parisienne » du 23 avril 1881. (Source: Gallica)

   Mais dès l’époque de l’engouement se pose la question du statut de ces tableaux réalistes: art ou divertissement ? Un des premiers commentateurs utilise à leur propos le terme de « mass medium » , qui n’est pas sans impliquer un certain mépris. Pour que les affaires tournent rondement (si j’ose dire!), certains de ces panoramas sont peints en deux, trois ou quatre mois, alors que leurs dimensions standards sont de 115 mètres de long sur 15 mètres de haut. C’est du travail à la chaîne, parfois comparé à celui des brosseurs de décors d’opéra. Des contre-exemples existent cependant, tel le Panorama du Caire de Wauters, considéré comme de toute beauté. « Pour le réaliser, précise Dominique Hanson, l’artiste s’est rendu deux fois en Egypte avec le soutien de Léopold II (qu’on retrouve souvent en filigrane dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres). Il en a ramené 60 aquarelles. Lors de l’ouverture, le Roi était présent avec la Reine et il a exprimé son admiration pour le peintre » . Celui-ci avait néanmoins « vendu son âme » en introduisant, en plein cœur de la capitale égyptienne campée dans sa vie quotidienne, la visite du prince héritier de l’Empire austro-hongrois, l’archiduc Rodolphe – par ailleurs futur gendre de Léopold II (et qu’on retrouvera mort en compagnie de sa maîtresse dans son pavillon de chasse de Mayerling en 1889).

   L’incertitude sur la valeur de ces « curiosités » fructueuses explique sans doute le peu de soins mis ultérieurement à leur conservation, quand ce ne sera pas de la pure désinvolture. Aux deux cas évoqués en début d’article, dont celui du Caire volatilisé, s’en ajoutent bien d’autres. Ainsi pour le Panorama du Transsibérien présenté à l’Exposition universelle de Paris en 1900, à l’initiative du Liégeois Georges Nagelmackers, fondateur de la Compagnie internationale des wagons-lits d’où est issu l’Orient-Express. Cet outil de propagande financière, conçu pour rassembler des fonds, présentait déjà des innovations en vue de relever le défi des frères Lumière. Depuis un wagon à l’identique de la Compagnie – et qui vibrait! – , on voyait trois toiles défiler à des vitesses différentes, les mécanismes étant alimentés par l’électricité. A part quelques restes, nul ne sait ce qu’est devenu ce montage. « Le groupe Accor a hérité de la Compagnie et c’est très difficile de pénétrer dans ses archives » , déplore l’historien.

   Le Congo, bien sûr, n’a pas manqué d’inspirer bien des attractions avec, ici aussi, la visée d’agir sur l’opinion. Certaines reproductions ont atterri dans la partie supérieure des salles du musée de Tervuren. A leurs auteurs, qui ont œuvré sur l’unique base de photographies, il avait été seulement demandé de créer une atmosphère. Il en est allé tout autrement pour le Panorama du Congo dont l’idée fut lancée par le roi Albert Ier dans la perspective de l’Exposition universelle de 1913 à Gand. On retrouve ici Alfred Bastien, avec Paul Mathieu (1872-1932), et le travail repose sur un grand nombre d’esquisses au crayon et d’aquarelles faites sur place. Si Bastien est rangé parmi les peintres académiques, il a quand même cassé les codes. L’unité de lieu et de temps est abandonnée au profit de quatre épisodes en quatre endroits différents. Le spectateur se trouve en outre placé en surplomb et non plus au milieu des scènes, ce qui lui donne l’impression de dominer le monde. « C’est tout ce qu’on lui demande: devenir un colon qui va prendre possession du Congo » .

Carte postale réalisée d’après le « Panorama du Congo » de Bastien et Mathieu, représentant un coin du marché de Matadi. (Source: Gent 1913 Virtueel)

   Les panneaux de Bastien et Mathieu sont réapparus à l’Exposition coloniale de 1935, accompagnés de quatre dioramas, le tout mettant en valeur l’entreprise africaine. Ensuite a commencé leur descente aux enfers. Réenroulés vite et mal, ils seront jugés trop abîmés et trop coûteux à restaurer pour reprendre du service à l’Expo ’58. Propriété du musée de l’Armée (War Heritage Institute), le panorama a été tenu en piètre estime parce que « c’est un Bastien » , donc dénué d’importance, croit-on. Il a été transbahuté un peu partout pour se retrouver en stockage au quartier du Sart-Hulet à Jambes (Namur).

   « C’est devenu un tapis volant, constate l’ancien responsable du musée. L’armée vient de dégager Sart-Hulet et maintenant, il est à Ypres » . Que faire ? « Rénover ? J’ai demandé une estimation du coût à l’Institut royal du patrimoine artistique (Irpa). Elle se situe entre 750.000 et un million d’euros. Impossible aujourd’hui. Donc, pour moi, il y a une chose urgente à accomplir, c’est la digitalisation. Elle est faisable à partir de 50.000 euros, mais la Défense ne les a pas. Elle ne brûle plus ses fonds de tiroir: elle brûle les tiroirs » . Affaire à suivre… si suite il y a.

P.V.

[1] Cfr mon article du 28/10/2018, « Heurs et malheurs de la bataille de l’Yser sur la toile » . [retour]

[2] « Projets monarchiques ou attractions aux mains de sociétés anonymes, les panoramas belges, un patrimoine menacé de disparition: le cas du Congo » , communication au 11e Congrès de l’Association des cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique et 58e Congrès de la Fédération des cercles d’archéologie et d’histoire de Belgique, Tournai, 19-22 août 2021. La parution des actes est annoncée pour cette année. – L’intervenant n’a pas manqué de mentionner sa dette envers Isabelle LEROY, Le panorama de la bataille de Waterloo. Témoin exceptionnel de la saga des panoramas,  sous la coordination de Carole Carpeaux, Liège-Bruxelles-Waterloo, Commission royale des monuments, sites et fouilles de la Région wallonne – Luc Pire – ASBL Bataille de Waterloo 1815, 2009, 143 pp. [retour]

2 réflexions sur « Les panoramas belges, chefs-d’œuvre en péril »

  1. Les panoramas sont le fait d’artistes boulimiques. Jijé (1913-1980) en faisait partie. Dès l’école primaire, l’artiste en herbe a reproduit de mémoire avec une exactitude remarquable la procession militaire de Florennes sur les tableaux de son école; ceux-ci pouvaient se déplier. le village est venu la voir en nombre avant que cette oeuvre éphémère ne disparaisse. Le même en 1940 était observateur d’artillerie. Ses supérieurs se sont partagés une fresque panoramique d’un champ de bataille qu’il avait dû dessiner. Enfant(vers 1950), je me souviens d’avoir été émerveillé devant la fresque de Waterloo. Le sujets de vos publications excitent notre curiosité et sont remarquablement documentés.

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