La Grande Madame de l’industrie verviétoise

Pendant quelque 35 ans, Marie-Anne Biolley-Simonis a dirigé de fait une des plus importantes firmes textiles de la place. Patronne de centaines d’ouvriers dans les conditions dures du temps, elle a soutenu la construction de « maisons pour le peuple » ainsi que l’installation de William Cockerill et ses fils en terres liégeoises (1795-1830)

   La présence d’une femme à la tête d’une entreprise aux débuts de la révolution industrielle ne constitue pas en soi un fait rarissime. Il s’agit cependant le plus souvent de veuves assurant la « régence » pendant la minorité du principal héritier. De notables exceptions ont toutefois existé, aujourd’hui mises en lumière par la recherche historique. La carrière de Marie-Anne Biolley-Simonis (1758-1831) à Verviers, que retrace Freddy Joris [1], présente à cet égard bien des similitudes avec celle, que j’ai déjà évoquée ici, de Marie-Thérèse De Decker (1805-1871) à Saint-Nicolas (pays de Waes) [2]. Figures majeures du secteur textile l’une et l’autre, elles ont exercé de facto les plus hautes responsabilités dès le vivant de leur mari. Pour la seconde, ce fut par la volonté du conjoint de l’associer d’emblée à la gestion dans tous ses aspects. Dans le cas de la première, ce fut pour obvier à l’impotence de l’époux.

Continuer à lire … « La Grande Madame de l’industrie verviétoise »

L’ambigu « cadeau » de Charles le Téméraire aux Liégeois

Souvent considéré comme un acte de repentance après le saccage de la ville, le don du célèbre reliquaire, grand chef-d’œuvre de l’orfèvrerie du temps, fut plutôt une manière d’affirmer l’emprise du duc de Bourgogne, « gardien et avoué souverain héréditaire » des églises locales et de la principauté (1467-1471)

   Les Liégeois doivent au (trop) hardi successeur de Philippe le Bon d’avoir vu leur ville mise à sac, certes, mais aussi de détenir un des tout grands chefs-d’œuvre d’orfèvrerie du temps. J’ai cité, bien sûr, le reliquaire de Charles le Téméraire, selon l’appellation discutable que l’usage a consacrée. Mais quel sens donner à un « cadeau » offert dans pareil contexte ? Pour prendre à bras-le-corps cette question ouverte depuis cinq siècles et demi, Philippe George, conservateur honoraire du Trésor de Liège (cathédrale) où le joyau est conservé, était des plus idoines [1].

Continuer à lire … « L’ambigu « cadeau » de Charles le Téméraire aux Liégeois »

« Si nous sommes des djusses, ils sont des pètés »

Le relevé des sobriquets par lesquels se désignaient les habitants des communes namuroises témoigne de processus de formation à peu près partout identiques. Ils font écho à des épisodes historiques, des rivalités, des données religieuses ou culturelles, des activités économiques… et plus souvent encore à des traits de caractère supposés

   Rien de plus enraciné chez nous que l’esprit de clocher. Il s’est concrétisé notamment par la propension à se définir en opposition à ses plus proches voisins. Par contraste et aussi, bien souvent, par dérision… « Nos concitoyens ont gardé l’habitude de spoter [surnommer], au moyen d’un sobriquet, les habitants de nos diverses localités » , constatait ainsi en 1924 Fernand Danhaive, docteur en histoire et professeur à l’Athénée royal de Namur, auteur pour sa province d’un relevé de ces spots poursuivi par Herman Pector, membre correspondant de la Société archéologique de Namur. Cette étude est aujourd’hui rééditée [1].

   Beaucoup d’eau a certes coulé sous les ponts de nos villages depuis la première publication, mais il reste des traces de ces anciens usages qui appartiennent à notre patrimoine langagier et peuvent s’avérer riches en enseignements. « Le sobriquet, expliquait en effet l’érudit local, rappelle souvent un fait historique, social ou religieux ou économique. Il témoigne d’un sentiment d’envie, de haine, de sympathie ou de mépris » . Il reflète la vie en somme, avec ses grandeurs et ses travers.

Continuer à lire … « « Si nous sommes des djusses, ils sont des pètés » »

Tapis rouge à l’Est pour nos hommes politiques

Une ou deux fois par an dans la décennie 1980, le président des sociaux-chrétiens flamands Frank Swaelen s’est rendu dans les pays socialistes d’Europe de l’Est. Officiellement, la paix et la sécurité étaient à l’ordre du jour. En fait, il s’agissait surtout de favoriser les liens économiques et de donner des gages à nos pacifistes (1984-1988)

   Entre 1984 et 1988, Frank Swaelen (1930-2007), alors président du Christelijke Volkspartij (CVP [1]), a effectué à ce titre pas moins de six voyages dans les pays socialistes où il rencontra des dirigeants et représentants politiques jusqu’au plus haut niveau. Il s’est ainsi rendu successivement en Union soviétique (1984), en Roumanie (1984), en Hongrie (1985), en Tchécoslovaquie (1986), en Bulgarie (1986) et en République démocratique allemande (1987). Pendant la même période, on ne trouve traces que de deux voyages hors du bloc de l’Est, aux Etats-Unis (1983) et en Autriche neutre (1986).

   Pieterjan Douchy (Katholieke Universiteit Leuven) vient de livrer un premier éclairage sur ces étonnants déplacements à partir des archives de l’homme politique anversois, qui fut brièvement ministre de la Défense nationale (1980-1981) – alors que sa spécialité était l’enseignement! – et ultérieurement président du Sénat (1988-1999) [2].

Continuer à lire … « Tapis rouge à l’Est pour nos hommes politiques »

Nos ancêtres avaient-ils meilleur air ?

Une hausse de 10 microgrammes de carbone suie par mètre cube d’air dans nos villes augmenterait de 7,1 % la mortalité naturelle. L’effet des autres polluants est nettement moindre. Mais on n’était guère mieux loti quand la révolution industrielle crachait feu et fumées ou quand les activités génératrices de nuisances proliféraient au cœur des cités

   S’il faut en croire l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la pollution de l’air dans l’espace public a été en 2019, pour l’ensemble de la planète, la cause de quelque 4,2 millions de décès prématurés. Et la Belgique, en raison de sa grande densité, ne fait pas précisément partie des pays jugés les plus « respirables » .

   Pour objectiver autant que possible nos conditions écologiques, une étude a été menée dans les neuf plus grandes agglomérations du royaume (représentant 52,9 % de la population). Il s’est agi d’évaluer les liens possibles entre la mortalité naturelle et l’exposition à court terme de groupes potentiellement vulnérables à cinq polluants (dioxyde d’azote, ozone, carbone suie et deux variétés de particules fines) [1]. La recherche a porté sur les années 2010 à 2015. Ses auteurs sont attachés à l’Agence interrégionale belge de l’environnement (Irceline), à l’Institut flamand de recherche technologique (Vito), au centre de recherche sur la santé Sciensano ou aux Universités de Hasselt ou de Louvain (Leuven).

Continuer à lire … « Nos ancêtres avaient-ils meilleur air ? »

L’éternel retour des communiants

L’accès des enfants à l’eucharistie donne lieu à une préparation et une cérémonie publique qui n’ont cessé de gagner en importance. Quantités de coutumes sont venues se greffer à la fête, mais ce sont les plus profanes qui ont survécu. Que reste-t-il de l’attention portée naguère au suivi spirituel après le grand jour ? (XVIIe-XXe siècles)

   Elle a connu bien des avatars heureux ou non, cette fête aux communiants qui nous revient chaque année pendant le temps pascal, généralement en avril ou en mai. Instant privilégié naguère dans l’existence individuelle et collective, elle constitue aujourd’hui pour beaucoup de familles un des rares moments encore concédés à la pratique religieuse – avec le baptême, le mariage et les funérailles. Mais quel sens lui donnent encore ceux qui y participent ?

   On mesure tout l’écart entre passé et présent à la lecture de l’évocation, par le folkloriste et conteur Marcel Pignolet, de la manière dont fut vécu l’accès des enfants à la sainte table dans l’Ardenne de la première moitié du XXe siècle et en deçà [1]. Les travaux scientifiques édités sur le sujet n’abondent pas. Pour l’ensemble de la Belgique romane, je n’ai rien trouvé de postérieur à la synthèse de Jean Fraikin et Pierre Fontaine, historiens des coutumes et des parlers, qui récoltèrent écrits, objets, images de piété et documents photographiques puissamment évocateurs [2].

Continuer à lire … « L’éternel retour des communiants »

Dans le marché européen, les imprimeurs sous pression

Avec la diffusion de la typographie se répandent les publications d’ouvrages non autorisées par leur auteur ou leur éditeur initial. Les privilèges octroyés par les pouvoirs constituent la seule protection, tout en étant « bons pour l’image ». On a plus de chances de les obtenir en étant célèbre ou en ayant des liens dans le pays (XVIIe siècle)

   Avec l’invention de Gutenberg se répand comme traînée de poudre le revers de la médaille, à savoir l’usage de réimprimer des œuvres étrangères sans le consentement de leur auteur ou de leur éditeur initial. La morale peut bien réprouver cette pratique mais aucun cadre légal européen ne lui est opposable. C’est le même phénomène, mutatis mutandis, qui a connu depuis l’Internet une croissance exponentielle. Au sein des Pays-Bas habsbourgeois du XVIIe siècle, où Nina Lamal a mené l’enquête en même temps qu’aux Provinces-Unies [1] (soit une grande partie de l’actuel Benelux), Anvers s’impose comme un centre majeur de cette économie de la contrefaçon. Les livres romains sont ici particulièrement ciblés. S’ils sont écrits en latin, la langue internationale, ils se diffuseront d’autan mieux sous toutes les latitudes.

Continuer à lire … « Dans le marché européen, les imprimeurs sous pression »

Simenon, des histoires à l’histoire

Servi par une écriture dépouillée, son témoignage porte moins sur les événements que sur l’atmosphère du temps et des lieux où il vécut. Défenseur des « petites gens » et des victimes de la ploutocratie, le père de Maigret n’a cessé d’être lu et adapté, mais son œuvre est en partie reléguée dans l’ombre par son héros principal (1919-1989)

   Comme unique conseil à un apprenti romancier, Simenon prodiguait celui de passer, comme il le fit lui-même (de 1919 à 1922), quelques années dans un journal, local de préférence afin d’avoir l’occasion d’y mettre la main à tous les domaines, d’observer tous les milieux et de pratiquer tous les genres [1]. Ainsi l’actualité de l’époque où vécut l’écrivain a-t-elle imprégné son œuvre, bien au-delà des abondants écrits autobiographiques pour lesquels le constat va de soi. La fiction n’exclut pas une dose d’historicité, si pas dans la relation d’événements comme tels, du moins dans le reflet qui nous est livré de l’esprit d’un temps. La publication des actes d’un colloque tenu en 2023, sous la direction de Jean-Louis Dumortier (Université de Liège), permet de glaner maints éléments apportant confirmation ou ouvrant des pistes à cet égard [2].

Continuer à lire … « Simenon, des histoires à l’histoire »

Quand les Belges mettaient la Chine sur rails

Focus sur les frères Philippe et Adolphe Spruyt, médecins aux chantiers de construction ferroviaires dont celui de la ligne Pékin-Hankou, et sur l’ingénieur François Nuyens qui équipa la ville de Tianjin en électricité et en tram tout en consignant dans un journal ses observations sur les mœurs chinoises (1898-1908)

   On peine à imaginer de nos jours l’ampleur du leadership exercé par la Belgique, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, sur le développement des chemins de fer et de la traction électrique dans les quatre coins du monde. Si la famille Empain, fondatrice de la Compagnie des railways à voie étroite en 1881, donne le ton, l’impulsion vient aussi de Léopold II. Aucune contrée lointaine – c’est notoire – ne laisse le Roi insensible quand il parcourt du regard la carte du monde. Mais comment ne porterait-il pas un intérêt tout particulier à la Chine, cet immense pays alors en pleine décadence politique et en proie aux appétits des puissances européennes ?

   Dès 1872, notre deuxième souverain met sur pied un comité chargé d’investiguer sur les occasions commerciales à saisir dans le Céleste Empire. Même si le gouvernement considère ses initiatives avec frilosité, il convainc le mandarin Li Hongzhang, en tournée en Europe, de confier aux Belges la construction d’une partie du réseau ferroviaire chinois. Peu après est fondée la Société d’études des chemins de fer en Chine, qui associera non sans mal des capitaux belges et français ainsi que l’Etat indépendant du Congo (propriété personnelle du Roi).

Continuer à lire … « Quand les Belges mettaient la Chine sur rails »

L’homme du roi dans l’aventure mexicaine

Chercheur de colonies pour la Belgique en Océanie, proche conseiller de l’empereur Maximilien du Mexique et tombé avec lui, bouc-émissaire de ses partisans français, autrichiens et mexicains, pionnier des ambulances de la Croix-Rouge en temps de guerre: c’est une vie peu banale que celle de Félix Eloin (1845-1888)

   « La vie extraordinaire du Namurois Félix Eloin » [1]: ce titre donné à un article qui récapitule et complète les travaux, à vrai dire peu nombreux, consacrés à un personnage largement oublié, pourrait paraître galvaudé. Il n’en est pourtant rien. C’est sur un destin réellement hors du commun que nous instruit Philippe Jacquij, président de la Société royale des Amis du musée de l’Armée.

   Né à l’ombre de Saint-Aubain, donc, en 1819, cofondateur de la Société archéologique de Namur dès 1845, notre homme est promu, dans le fil de sa formation, sous-ingénieur des Mines à Liège en 1856. Il doit sans doute sa place dans l’ascenseur vers les hautes sphères au général Pierre Chazal, ministre de la Guerre de 1847 à 1850 et de 1859 à 1866, dont il est proche au point de se dire son « filleul » (maçonnique ?). Les portes de la Cour ne tardent pas à lui être ouvertes. Il y gagnera les faveurs de poids de Jules Van Praet et Jules Devaux, proches collaborateurs du Roi et du Prince héritier.

Continuer à lire … « L’homme du roi dans l’aventure mexicaine »