Le décolonialisme, je présume ?

L’AfricaMuseum de Tervuren s’est fait dénonciateur de l’intervention belge à Stanleyville contre les Simba. Le retour de boomerang est venu des associations d’anciens paras-commandos mais aussi d’universitaires congolais. Ceux-ci ont souligné le caractère humanitaire de l’action qui mit fin aux exactions des rebelles (1964)

   En septembre 1964, alors que le Congo a sombré dans le chaos, une insurrection fait tache d’huile sur la moitié du pays. C’est celle dite des Simba (Lion en swahili), issus des tribus animistes de la province du Kivu et de la Province-Orientale. Elle permet au chef marxiste Christophe Gbenyé de prendre le contrôle de Stanleyville (Kisangani aujourd’hui) où il proclame la république populaire. Dans la foulée, il fait procéder parmi les Belges et d’autres Européens à ce qui sera considéré comme la plus grande prise d’otages de notre temps. En accord avec le gouvernement de Léopoldville, dirigé par Moïse Tshombé, et avec le soutien de la force aérienne américaine ainsi que d’une colonne de mercenaires, la Belgique envoie en novembre 600 commandos pour une opération de sauvetage baptisée « Dragon rouge » . Menée de main de maître, la mission sera considérée comme une réussite. Elle permet la libération de quelque 2000 personnes, mais elle n’a pas pu empêcher le massacre d’une centaine de captifs isolés.

   Cet épisode a été depuis critiqué ou réécrit – selon les points de vue – à l’issue de la rénovation du musée royal de l’Afrique centrale, devenu communément l’AfricaMuseum, rouvert à Tervuren en 2018. Avec pour propos « d’exposer une vision contemporaine et décolonisée de l’Afrique » [1], les travaux ont notamment conduit à « recadrer » quinze sculptures nichées dans la grande rotonde, laudatives comme on pouvait l’être jadis sur l’action de l’homme blanc: lutte contre l’esclavage, civilisation, bien-être… L’une d’elles illustre le thème de la sécurité apportée au Congo. Arsène Matton (1873-1953) y a représenté la Belgique protégeant dans les plis de son drapeau un homme et un enfant endormi.

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Le Congo belge au passé singulier

Les témoignages des Belges et des Congolais sur le temps de la colonie sont beaucoup plus nuancés que maints discours idéologiques. Un certain paternalisme infantilisant est fréquemment mis en cause, mais les progrès matériels accomplis pendant cette période sont reconnus. La condamnation du lâcher tout de 1960 est quasi générale (1945-1960)

   Le 30 juin 1960, au temps fort de la cérémonie qui marque l’indépendance du Congo, le roi Baudouin s’adresse à un parterre de dignitaires. Il fait l’éloge des artisans de l’œuvre coloniale « qui, consacrant tous leurs efforts et même leur vie à un grand idéal, vous ont apporté la paix et ont enrichi votre patrimoine moral et matériel » . En réponse, Patrice Lumumba, Premier ministre du nouvel Etat, dresse un long catalogue de griefs où figurent, entre autres, « les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres » . Dans cette scène étonnante, Jean Stengers verra « le choc, non pas de deux interprétations historiques, mais de deux mythologies » [1].

   Le temps passant, nombre d’études sont venues faire davantage la part des choses, mais une grande partie du terrain reste encore à défricher. Et il est, pour ce faire, devenu urgent de recueillir un maximum de témoignages parmi ceux qui n’ont pas été écrits. Moult démarches ont été récemment initiées en ce sens. Je retiens ici celle de l’ASBL Ages & Transmission, à laquelle on doit la collecte de quatorze  récits de témoins directs, congolais, anciens coloniaux ou métis, venus de milieux différents et représentant diverses sensibilités [2]. Ils ont vécu, pour l’essentiel, la période 1945-1960. Une limite cependant: aucun d’entre eux ne réside actuellement en République démocratique du Congo. Précieux pour leurs éclairages sur le passé, ils sont moins en mesure de mettre celui-ci en parallèle avec le présent africain. Il s’agira avant tout, comme l’écrit en postface Enika Ngongo (Université Saint-Louis – Bruxelles), de « contribuer à l’élaboration d’une histoire commune qui, dans le respect mutuel, déconstruit, rapproche et apaise » (p. 191).

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Hommages congolais aux franciscains belges

Ils étaient huit au départ pour œuvrer dans le sud-est de la colonie, sur un territoire de 200.000 km². Avec des moyens dérisoires, ils ont évangélisé, construit et transmis un savoir précieux sur les langues et la mentalité africaines. Leurs successeurs noirs n’ont pas oublié de qui ils furent tributaires (1920-2022)

   Entre 1920, année de leur arrivée, et 1940, nonante missionnaires franciscains belges ont été actifs au Congo belge. En règle générale, après une décennie sur place, ils rentraient au pays pendant un an pour retrouver leur famille, se reposer, soigner les maladies ou infections dont la plupart étaient atteints, mais aussi collecter des fonds, témoigner et, si possible, susciter de nouveaux ouvriers pour la moisson. De ces fils de saint François d’Assise, un successeur africain, le frère Nicolas Tshijika Tshifufu, s’est fait l’historien. Je m’arrêterai ici au volume qu’il a consacré aux figures issues de la province flamande Saint-Joseph, en pointe sur ce terrain [1]. Elle comptait du reste des Wallons en son sein.

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Lumumba, « une histoire encombrée de mythes »

La « responsabilité morale » du gouvernement belge dans l’assassinat du Premier ministre congolais demeure la vérité « officielle » depuis qu’une commission d’enquête parlementaire a conclu en ce sens. Mais la responsabilité des acteurs locaux et les crimes que suscita le « héros de l’indépendance » sont absents de ce récit (1960-1961)

Le retour d’un héros: sous ce titre, un film récemment promotionné relate les manifestations et célébrations qui ont accompagné et suivi la restitution aux représentants de la République démocratique du Congo (RDC), le 20 juin 2022, d’une relique supposée de Patrice Lumumba. Le documentaire donne largement la parole au sociologue Ludo De Witte, auteur d’un livre qui fit grand bruit, il y a plus de vingt ans, en présentant l’assassinat du leader du Mouvement national congolais (MNC) et de deux de ses compagnons, le 17 janvier 1961, comme le résultat d’un complot fomenté par les milieux dirigeants politiques et économiques belges [1]. En dépit du fait que la commission d’enquête parlementaire mise sur pied à la suite de cette parution arriva, quant à elle, à de tout autres conclusions…

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Le missionnaire comme personnage romanesque

Après l’indépendance congolaise, les « success-stories » sur fond de progression du christianisme en Afrique ont fait place à une littérature reflétant davantage les doutes et les conflits intérieurs des évangélisateurs sur le sens et les modaliés de leur mission (1885-1973)

   Avant indépendance = après indépendance ? Ce fut, on le sait, le vain espoir du lieutenant-général Janssens, qui commandait la Force publique congolaise bientôt mutinée. L’équation ne s’est pas davantage vérifiée pour l’Eglise, même si elle n’a pas connu les mêmes troubles en interne. Le tournant de 1960 a contraint les prêtres et les religieux, tant autochtones que belges, à repenser leurs activités. Les représentations même dont ils étaient l’objet, dans l’ex-colonie comme dans l’ex-métropole, en ont été transformées. La littérature constitue à cet égard une source de choix, comme l’illustre une récente étude due à Lieselot De Taeye (Fonds Wetenschappelijk Onderzoek – Universiteit Gent) [1].

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L’indépendance congolaise vue de Rome

Si le Saint-Siège a été très tôt favorable à l’accession graduelle des peuples colonisés à un self-government, des voix discordantes se sont fait entendre. Les émeutes de 1959 et le lâcher tout de la Belgique ont conduit le Vatican à accélérer l’africanisation du clergé, tout en appelant au maintien de liens étroits avec l’ex-métropole (1954-1960)

   En 1957 paraissait, sous le titre Le Vatican contre la France d’outre-mer ?, un ouvrage qui fit le buzz, comme on dirait de nos jours. Dans l’esprit de son auteur François Méjan, le point d’interrogation était en fait superflu. La papauté poussait bel et bien à l’indépendance des peuples colonisés, selon ce haut fonctionnaire socialiste qui le déplorait, et il n’était pas le seul. Chez nous aussi, l’idée d’un soutien du successeur de Pierre aux émules de Senghor et de Sékou Touré était et demeure répandue.

   Qu’en fut-il pour le Congo belge et les territoires sous tutelle (Ruanda-Urundi) ? Guy Vanthemsche, professeur émérite d’histoire contemporaine à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) et spécialiste de notre histoire africaine, a interrogé à ce propos les sources disponibles, particulièrement celles émanant des diplomates en poste auprès du Saint-Siège. La réalité qui en ressort s’avère des plus nuancées [1].

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Mythes et réalités d’un best-seller: le « Congo » de David Van Reybrouck

Salué par un concert de louanges médiatiques et politiques, ce livre à succès n’a pas fini d’être contesté par les spécialistes. L’engagement qui sous-tend le récit ainsi que le mélange qu’il présente de fiction littéraire et de « non-fiction » historique sont particulièrement épinglés

   Quand, en automne 2012, parut Congo. Une histoire de David Van Reybrouck [1], deux ans après sa version originale en néerlandais (Congo. Een geschiedenis), quelque 250.000 exemplaires de l’ouvrage avaient déjà été vendus. Avant même cette sortie dans la langue de Voltaire, l’éditeur avait dû lancer une seconde édition. Récompensé de plusieurs prix prestigieux, le livre devait aussi bénéficier d’une ample diffusion hors frontières, traduit en anglais, allemand, norvégien, suédois, italien, espagnol. Il est vrai qu’il avait été d’emblée validé, certifié conforme au vrai et porté aux nues par les médias dominants…

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Des enfants « problématiques » dans l’entreprise coloniale

Des métis séparés de leur milieu ou rejetés par lui. Des Noirs éduqués hors de leur communauté pour devenir des agents de l’oeuvre coloniale et missionnaire. Entre contrainte et consentement, arbitraire et légalité, les cas ont été trop diversifiés pour prêter à généralisation (1908-1962)

   Le 4 avril 2019, le Premier ministre Charles Michel présentait les excuses officielles de la Belgique pour « la ségrégation ciblée dont les métis ont été victimes sous l’administration coloniale du Congo belge et du Ruanda-Urundi jusqu’en 1962 et suite à la décolonisation, ainsi que la politique d’enlèvements forcés y afférente » [1]. Cette déclaration avait été précédée, en 2017, d’une démarche similaire de l’Eglise catholique belge. Le gouvernement et l’épiscopat répondaient ainsi à l’émotion suscitée par la mise en lumière, notamment à travers les travaux de Sarah Heynssens, Kathleen Ghequière et Sibo Kanobana, du sort des enfants métis de père inconnu qui avaient été séparés de leur mère noire [2].

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Civilisation, exploitation, exactions…: le Congo léopoldien (2)

La protection des indigènes était inscrite dans la législation de l’Etat indépendant. Mais l’autorité centrale, incapable de contrôler l’ensemble du territoire, n’a pas pu empêcher les abus et les violences d’Européens comme d’Africains. L’unification du pays et l’amorce de son développement n’en sont pas moins l’héritage de cette époque (1885-1908)

Leopold II des Belges
Léopold II souverain absolu du Congo ? En théorie seulement. Sur le terrain, les relais ont largement fait défaut. (Source: Rue des Archives / PVDE, https://www.bridgemanimages.us/en-US/search?filter_text=Leopold%20II&filter_group=all&filter_region=BEL&sort=most_popular)

Le 14 septembre 1908, Albert Lantonnois van Rode, vice-gouverneur général de l’Etat indépendant du Congo (EIC), adresse à Bruxelles une liste des agents contre lesquels une instruction judiciaire a été ouverte. Cela donne, commente-t-il en substance, l’impression que les abus sont devenus bien ordinaires. Les dévoyés sont particulièrement nombreux au Kasaï (Zana Etambala, pp. 114-117) [1].

Dans un ouvrage publié en 1898, le docteur Raymond Rihoux relate les propos d’un chef de poste de l’Etat à Nkutu (district du Lac Léopold-II), lequel s’est vanté, au retour d’une expédition décidée à la suite d’une révolte, d’avoir avec ses meilleurs tireurs tué deux ou trois hommes dans chaque village de la région. Sans faire de blessés: l’ordre a été donné de « viser le cœur »  (Zana Etambala, p. 166).

En 1904, Alfred Scrivener, de la British Baptist Missionary Society, dénonce le travail forcé et le régime de terreur instaurés dans l’actuelle province de Maï Ndombé par le sous-lieutenant de la Force publique (police) Charles Massard. Celui-ci sera poursuivi mais non condamné, faute de preuves diront les uns, ou parce qu’on a voulu éviter le procès d’un système selon les autres (Zana Etambala, pp. 179-185). Dans le contexte des concurrences coloniales et religieuses, un témoignage anglo-saxon et protestant peut certes être sujet à caution. Mais quand le gouverneur général Théophile Wahis interdit les incendies de villages par représailles, il reconnaît à tout le moins qu’ils existent. Et son ordre n’est pas nécessairement suivi partout…

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Civilisation, exploitation, exactions…: le Congo léopoldien (1)

Pour le Roi comme pour ses contemporains, il n’y avait pas de contradiction entre l’élévation des peuples coloniaux et l’enrichissement de la métropole. Mais sur le terrain, on ne peut nier que l’entreprise a dérapé, même si les accusations récurrentes furent au départ étroitement liées aux ambitions britanniques en Afrique centrale (1885-1908)

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Cette superposition de la carte du Congo (frontières en pointillé) sur celle de l’Europe donne une idée de l’immensité du territoire. (Source: n. 2, p. 69)

L’abondante bibliographie de notre histoire coloniale s’est enrichie de trois ouvrages centrés sur la période léopoldienne – la plus controversée, comme on le sait. Signe des temps: deux sont dus à des chercheurs natifs du Congo, dont un y vit. Leurs regards n’en divergent pas moins, exactement comme l’ont fait ou le font toujours ceux des acteurs, des témoins et des experts belges. Le livre de Mathieu Zana Etambala, docteur en histoire (Katholieke Universiteit Leuven), a été entrepris dans le prolongement d’un projet de recherches du Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren [1]. On y trouve brassées amplement les sources relatives aux débuts de la colonisation dans quatre régions tenues pour avoir été durement éprouvées: le royaume Kuba (qui résista longtemps à toute pénétration étrangère blanche ou noire), le Domaine de la  couronne au lac Léopold-II (aujourd’hui Maï Ndombé), la province de l’Equateur et l’Ituri (ou Aruwimi). D’une tout autre tonalité, l’essai de Jean-Pierre Nzeza Kabu Zex-Kongo, chercheur et enseignant, docteur en géographie et pratique du développement, est un véritable plaidoyer pour l’œuvre africaine de notre deuxième souverain, sans pour autant faire l’impasse sur les zones d’ombres [2]. Venu un peu avant les deux précédents, Pierre-Luc Plasman a adapté sa thèse de doctorat, défendue à l’Université catholique de Louvain, en une étude où prévaut la volonté d’équilibrer les points de vue [3].

L’ampleur de ces travaux et du sujet lui-même justifie qu’exceptionnellement, deux articles consécutifs leur seront consacrés. Les trois approches, avec leurs spécificités, sont de celles qui redonnent la priorité à la quête du vrai, trop souvent altéré dans l’opinion commune par la masse des écrits passionnels.
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