Pas si mâle, le Moyen Age…

Les sources brabançonnes confirment que dans ce monde inégalitaire, les femmes ne sont nullement confinées au rôle de mères au foyer. Certaines ont plus que réussi dans les métiers de marchandes, entrepreneuses, bailleuses de fonds, artistes, artisanes… D’aucunes se sont aussi illustrées dans le milieu des hors-la-loi (1350-1550)

   Cela fait longtemps déjà qu’elle a pris du plomb dans l’aile, l’image toujours répandue du Moyen Age comme une longue nuit violente dominée par les hommes – rois, chevaliers, clercs. Régine Pernoud, dans La femme au temps des cathédrales (1980), voyait dans cette représentation une projection sur les siècles antérieurs de la condition féminine dégradée par le retour en force du droit romain aux temps modernes. A l’opposé cependant, Georges Duby défendit l’idée d’un Mâle Moyen Age (1988), avec pour principal argument que les sources ont presque toujours des hommes pour auteurs.

   Le professeur au Collège de France n’en invitait pas moins à poursuivre le travail qui, dans son cas, se limitait au XIIe siècle. Car à mesure qu’on avance dans le temps s’accroît la masse des documents où s’exprime directement le sexe qu’on ne peut plus appeler faible. Le milieu citadin, en particulier, s’avère des plus riches à cet égard, les activités y impliquant le recours à l’écrit davantage qu’en milieu rural. C’est sur ce Moyen Age tardif – en gros, la période 1350-1550 –, et essentiellement dans le cadre du duché de Brabant ainsi que de la seigneurie enclavée de Malines, qu’a porté l’enquête dirigée par Jelle Haemers, Andrea Bardyn et Chanelle Delameillieure, tous trois liés à la Katholieke Universiteit Leuven (KU Leuven) [1]. Et leurs conclusions corroborent très largement la thèse de Régine Pernoud: les textes les ont mis en présence d’une société « modelée tout autant par les hommes que par les femmes » (p. 215).

   La littérature médiévale, certes, regorge de propos qu’on qualifierait aujourd’hui de sexistes. Tel poète du Roman de la rose ne voit dans l’autre moitié de l’humanité que des « roses à cueillir » . Jan van Boendale, greffier de la ville d’Anvers, proclame que « la femme est par nature peu fiable, avare et cupide » (cités pp. 7-8). Le stéréotype de l’Eve tentatrice est courant, surtout parmi les clercs, et ce n’est pas nouveau. Mais si l’historien du futur, se penchant sur le XXe siècle, devait prendre à la lettre les chansons d’un Brassens ou d’un Brel jouant sur le registre misogyne, il en tirerait un tableau bien peu conforme à la réalité!

   Du reste, les dénigrements ne restent pas sans réponse. Dans La cité des dames (1404-1405), Christine de Pizan suggère déjà que la relative faiblesse physique des femmes les prédispose à agir en faveur de la paix. Martin le Franc, un clerc français, se fait le Champion des dames, soutenant qu’elles dépassent les hommes en connaissances humaines ( « es ars humains » , cité pp. 8-9). Une certaine misandrie même peut se donner libre cours, comme dans les Cent nouvelles nouvelles, recueil anonyme circulant à la cour de Bourgogne, où le pays de Brabant est décrit comme une région « bien garnye de belles filles, et bien sages » et d’hommes dont on dit avec raison « que tant plus vivent et plus sont sotz » (cité p. 230, n. 1).

Une des gravures illustrant les « Cent nouvelles nouvelles » , où est louée la sagesse des femmes du Babant alors que les hommes seraient de plus en plus sots avec l’âge. (Source: édition de 1486, Paris, Bibliothèque nationale de France, Gallica)

   Bien sûr, notre idée de l’égalité, dans quelque domaine de ce soit, est inconnue de ce temps. C’est l’inégalité qui est protectrice. La mixité n’est pas de mise dans nombre de métiers, particulièrement dans les fonctions politiques, judiciaires et combattantes, non sans exceptions notoires (Marie de Bourgogne, Jeanne d’Arc…). Mais les femmes ne voient pas pour autant leur rôle réduit à celui de mères au foyer sans autonomie. Outre qu’elles ne se privent pas de participer à des manifestations contre les autorités, en cas de pénurie notamment (p. 179), elles sont présentes dans quantité d’activités: marchandes, entrepreneuses, bailleuses de fonds, artisanes, béguines (et même béguines-entrepreneuses)… sans oublier le champ de la criminalité où elles peuvent aussi faire plus que de la figuration.

   Dans le domaine économique, les success-stories ne sont nullement l’apanage des veuves héritières. Une Janne Schuts, mère célibataire – et qui plus est d’une fille bâtarde –, a commencé comme domestique dans une famille avant de devenir prospère en affaires à Anvers où elle a enregistré pas moins de 158 contrats au banc des échevins entre 1421 et 1468 (pp. 90-93). Et ce n’est pas là l’exception qui confirmerait un quelconque plafond de verre. Dans la ville portuaire au XVe siècle, les non-mariées, qui constituent quelque 10 % de la population adulte, représentent 7 à 12 % de tous les investisseurs en prêts à long terme (p. 90).

   Les archives judiciaires sont ici riches d’enseignements. En 1490 à Louvain, le banc des échevins (qui siège comme tribunal) donne raison à Liesbet contre son mari volage qui a quitté le toit conjugal et ne veut plus payer son loyer sous le prétexte qu’elle dirige une entreprise commerciale et qu’elle dispose dès lors de ses propres revenus. La profession lui a donc été accessible sans que l’époux ait eu à intervenir (pp. 5-7). Bien auparavant, Katlijne van Brussel, partie à Courtrai où elle avait plutôt bien réussi financièrement, a obtenu gain de cause devant le même banc après avoir été dupée par son mari (pp. 73-75).

Cette valve de miroir du XIVe siècle illustre une rencontre amoureuse qui s’accompagne, de la part de l’homme, du renoncement à l’épée. (Source: Musées royaux d’art et d’histoire, Bruxelles, dans Régine Pernoud, « La femme au temps des cathédrales » (1980), rééd., Paris, Stock-Pernoud, 2001, p. 110).

   La production et la vente d’art, aux mains des métiers, s’écrivent aussi au féminin. « La liste des membres du métier brugeois des « libraires » , imprimeurs et miniaturistes, contenait un quart des femmes, relèvent Nena Vandeweerdt (également louvaniste) et Jelle Haemers. De même, dans les premières familles d’imprimeurs à Anvers, les femmes étaient des partenaires actives. A Bruxelles, il y a des traces de femmes peintres depuis le XIVe siècle. Le métier anversois de Saint-Luc réunissait des sculpteurs, des tapissiers et des artistes peintres, lesquels proposaient leurs œuvres dans un bâtiment situé près de l’église Notre-Dame (sur l’actuelle place Verte). En 1551, Elisabeth Borremans y acquit huit peintures qu’elle transporta d’Anvers à Middelburg en bateau » (p. 139).

   A leur manière, les données relatives aux mondes interlopes nous disent aussi quelque chose sur les rapports entre genres. Pas de chasses aux sorcières: c’est une invention de la Renaissance. Si la plupart des punitions judiciaires frappent des hommes, les femmes ont autant – voire davantage – recours à la violence physique. Les chiffres pour Malines font ressortir qu’elles sont majoritairement sanctionnées pour voies de fait ainsi que pour vols, recels, « comportements inappropriés » (une catégorie un peu fourre-tout)… (pp. 155-156). Il est moins surprenant que les tenancières de bordels soient nombreuses, profitant de la politique de tolérance et d’encadrement généralement en vigueur dans les cités médiévales. Par contre, leur personnel ne rit pas tous les jours. Une chanson trouvée à Utrecht, datant d’environ 1400, fait entendre les plaintes d’une prostituée qui ne sert manifestement pas de gaieté de cœur les clients de l’étuve: « Chère mère, protège-moi, même si je suis jeune, j’aimerais mieux un mari que mille livres » ( « Lieve moeder, hoedet my, al ben ic jonc, ik heb veel liever enen man dan dusent pont » ) (cité pp. 205 et 229, n. 46).

Marie de Bourgogne reçoit vers 1480 le « Mirouer aux dames » , livre consacré à des figures féminines exemplaires, des mains de son auteur Philippe Bouton. La jeune duchesse est assise sur son trône dans la grande salle du palais, entourée des femmes de sa suite. A l’exception du poète, les hommes sont tous relégués dans les tribunes. (Source: Bibliothèque municipale, Dijon, Ms 3463, f. 1 v°, dans Régine Pernoud, « op. cit. » , p. 230)

   Il faut évidemment, au temps des cathédrales comme aux autres, garder à l’esprit les différences sociales. En milieux aisés, les dames ont davantage de marge de manœuvre pour s’intégrer à la vie économique ou pour défendre leurs droits. Dans les milieux plus pauvres, elles n’ont pas les mêmes opportunités mais quant à la sphère privée, en revanche, elles sont davantage libres de choisir leur conjoint sans se voir imposer, sous peine d’être déshéritées, des stratégies de lignage ou de sauvegarde du patrimoine.

   Dans ce dernier cas, des moyens limites peuvent encore être mis en œuvre pour contourner la volonté parentale, parmi lesquels l’enlèvement et le mariage clandestin [2]. Si les consentements échangés sans prêtre ni témoins sont condamnés par l’Eglise, qui impose des pénitences pour cette faute, ils sont néanmoins tenus pour valides et indissolubles. En 1454, devant le tribunal épiscopal de Bruxelles, le couple nuptial secrètement formé par  Christiaan Vanden Scilde et Maria Pellemans s’en tire avec une amende et l’obligation d’organiser une célébration régulière dans les quarante jours (p. 52).

   En cas de tromperie, beaucoup n’hésitent pas à se tourner vers les tribunaux pour réclamer justice. On constate que ce sont presque toujours des femmes qui poursuivent leur fiancé pour s’être débiné peu avant les noces (p. 63). Des procès sont aussi intentés, du moins par celles qui en ont les moyens, pour viol, violence conjugale, inconduite du mari, mariage contraint… « Leurs chances de succès variaient, précisent les historien(ne)s, mais ici encore la société médiévale diffère peu de la nôtre » (p. 216).

   Ce n’est en tout cas pas idéaliser un temps que d’y faire le constat d’une condition féminine globalement plus heureuse que ce qu’elle a été ou ce qu’elle sera, en amont ou en aval. Le progrès n’est jamais inéluctable. La régression non plus.

P.V.

[1] La femme dans la cité au Moyen Age, trad. du néerlandais, Bruxelles, Racine, 2022, 256 pp. La version originale est parue sous le titre Wijvenwereld. Vrouwen in de middeleeuwse stad (Antwerpen, Vrijdag, 2019). [retour]

[2] J’ai rendu compte précédemment de l’étude d’un de ces cas situé dans le Gand du XVe siècle, due à Jelle Haemers et Chanelle Delameillieure, cfr De l’enlèvement comme stratégie de mariage, 23 oct. 2018. [retour]

Une réflexion sur « Pas si mâle, le Moyen Age… »

  1. C’est encore une fois plaisant de vous lire. Notre éducation linéaire des années 50-60 n’a pas toujours fait la part des choses concernant l’autre sexe tant la place du sacré était importante. Votre écriture possède la justesse d’une balance de pharmacien. Mon Dieu, qu’il est difficile aux humains de vivre en harmonie! Notre existence pourtant si précieuse s’apparente à un exercice de funambule.

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