
De Godefroid Kurth (1847-1916), on connaît surtout l’œuvre historique et l’action politique, de l’importation des méthodes de travail allemandes dans nos universités à la promotion du catholicisme social dans notre vie politique. Mais bien peu savent que l’auteur de Clovis, le fondateur, de La cité de Liège au Moyen Age ou de La nationalité belge prit aussi à cœur la cause de Sitting Bull et des Amérindiens en général [1]
C’est en 1878 et 1879, dans une série d’articles totalisant pas moins de 235 pages et publiés par la Revue générale, alors liée au monde catholique, que le jeune professeur à l’Université de Liège livra sa vision de la conquête de l’Ouest et de ses conséquences dramatiques pour les populations autochtones. Le nom du principal chef des Sioux du Nord servit de titre à l’ensemble, écrit à un moment où Tatanka Iyotake (Taureau assis, en anglais Sitting Bull) était auréolé de gloire. Ses hommes, renforcés par les Cheyennes et certains Arapahos, étaient sortis victorieux – et sans pitié pour les vaincus – de la bataille de Little Bighorn contre le colonel Custer et le 7è régiment de cavalerie, le 17 juin 1876. Pour autant, il n’y avait pas lieu, selon Kurth, de se faire d’illusion « sur l’extinction totale et prochaine dont la race indienne est menacée » (Revue générale, t. XXVIII, 1878, pp. 842-843). Et plus loin: « Hélas! au moment où j’écris ces paroles, le sol du pauvre désert indien fume encore des ruines accumulées par la barbarie américaine, et les derniers défenseurs de la race rouge, exilés irréconciliables, rôdent comme des loups affamés autour des frontières de leur ancienne patrie! » (p. 852) Le titre complet de la série, qui parut également en un volume tiré à part, était des plus explicites: « Sitting Bull ou l’agonie de la race rouge » (rappelons que le mot « race » n’était pas alors chargé de ses connotations actuelles).

Le caractère « total » de l’extinction mis à part, la prédiction se révéla fondée. Ne pouvant tenir tête à long terme et poussé par la faim, Sitting Bull, réfugié d’abord au Canada, se rendit, à l’instar de bon nombre des siens, en 1881. Après avoir été amnistié et avoir, un temps, participé au Wild West Show de Buffalo Bill, il fut tué près de Grand River, en 1890, dans le contexte d’un dernier sursaut de la résistance indienne, définitivement vaincue à Wounded Knee.
Mais bien avant cet épilogue et au-delà de cette figure emblématique, c’est à un plaidoyer pour l’ensemble des peuples victimes de « l’exécrable conduite du peuple américain » (pp. 842-843) que se livra l’historien. Il n’ignorait certes pas que les envahis pouvaient eux aussi être ou avoir été des envahisseurs violents. Ainsi lit-on sous sa plume que « la puissante nation des Pieds-Noirs règne par la terreur sur un grand nombre de tribus voisines » (p. 704). Mais l’armée des Etats-Unis « avait apporté dans ce combat toute l’ignorance et toute la maladresse d’un peuple barbare » (t. XXIX, 1879, p. 559). Des massacres qui n’épargnèrent ni femmes ni enfants étaient avérés et les Indiens, dès lors, « ont rendu aux Blancs outrage pour outrage et sang pour sang » (p. 104).
Comment expliquer cette « barbarie » des conquérants ? La réponse est à mille lieues des précautions œcuméniques d’aujourd’hui. Le chercheur devenu polémiste avait annoncé d’emblée « ce qui apparaîtra d’une manière évidente au cours de cette étude » : « Le protestantisme et le rationalisme, ces frères germains, se montreront ce qu’ils ont toujours été partout: stériles pour le bien, mais d’une fécondité inépuisable pour le mal » (t. XXVIII, pp. 309-310). De quoi faire ressortir avec d’autant plus d’ardeur l’action bienfaisante et civilisatrice des missionnaires catholiques parmi les Indiens. Le père Pieter-Jan De Smet, mort quelques années auparavant et considéré comme l’apôtre des Peaux-Rouges, est ici longuement évoqué, cité et loué. Même Livingstone « a moins souffert et moins fait pour la civilisation que le jésuite belge » (p. 519). De Smet avait rencontré Sitting Bull en 1868 et mené avec lui des pourparlers de paix.
Des bienfaits de « nos » missions, même certains agents du gouvernement américain ont témoigné, faisait valoir Godefroid Kurth. Et de citer « le rapport de M. Stevens, gouverneur du territoire de Washington » , daté de 1855 et relatif aux populations des montagnes Rocheuses: on y trouve toute « l’admiration de ces protestants devant les œuvres de l’Eglise catholique » (p. 715). Celles-ci seront pourtant sujettes à l’adversité sous la présidence d’Ulysses S. Grant dont la politique, dans les années 1870, visera à accroître l’influence des confessions réformées dans les réserves et les écoles autochtones. Mais c’est bien le catholicisme « qui crée les civilisations » , alors que « c’est le rationalisme qui les détruit » (t. XXIX, p. 589). De Las Casas au père De Smet, celui-là n’a pas failli vis-à-vis des Indiens. Il « ne les a pas abandonnés dans leurs souffrances » et il « ne leur a jamais refusé ses apôtres et ses martyrs » (t. XXVIII, p. 852). Mais « quand le dernier Indien aura disparu de la face de la terre, son sang criera vers le ciel, pour accuser la grande et orgueilleuse république assise au milieu de ses richesses » (pp. 309-310).
On le voit: le réquisitoire était sans appel. Il soulignait que sans œuvre civilisatrice, la colonisation n’est qu’une spoliation à grande échelle, avec pour terme inéluctable l’éradication physique ou culturelle des peuples. Mais avec toute sa véhémence et la passion qu’il manifestait pour une cause a priori bien lointaine, le propos kurthien s’inscrivait aussi dans le champ des débats intellectuels et politiques internes à la Belgique du temps. La gauche, libérale et radicale surtout, ne ménageait pas son admiration pour le Nouveau Monde où les idéaux des Lumières étaient censés s’être incarnés pour la première fois. L’insistance sur la concurrence des Eglises n’était pas non plus fortuite. La lecture de Kurth nous a remis en mémoire un livre paru peu auparavant, sous le titre Le protestantisme et le catholicisme dans leurs rapports avec la liberté et la prospérité des peuples (Bruxelles, Muquardt, 1875). Son auteur Emile de Laveleye, titulaire de la chaire d’économie politique à l’Université de Liège, y avait développé le thème, très en faveur dans les milieux anticléricaux, de la « supériorité » des peuples protestants. Max Weber n’était pas loin… Décrire et déplorer le triste sort de Sitting Bull et de ses semblables, c’était aussi une façon de contrecarrer pareil comparatisme.
Contrairement à une idée reçue depuis la guerre froide, la droite n’a pas toujours été proaméricaine – et la gauche pas toujours anti-. Même après la Première Guerre mondiale et l’intervention de l’Oncle Sam, préparée par d’amples campagnes en faveur de la « poor little Belgium » , le regard porté sur la société d’outre-Atlantique et le sort des first nations, comme on les appelle aujourd’hui, ne différa guère de celui de Godefroid Kurth un demi-siècle auparavant. En témoigne, la scène fameuse où Hergé, dans Tintin en Amérique (1931-1932), montre des Peaux-Rouges, après la découverte de pétrole sur leurs terres, chassés à la baïonnette par les Yankees. Le dénonciateur de « l’agonie de la race rouge » aurait apprécié.
P.V.
[1] « Godefroid Kurth en Sitting Bull. Eeuwfeest overlijden Belgische historicus » , dans Kadoc. Documentatie- en Onderzoekscentrum voor Religie, Cultuur en Samenleving, 2016, https://kadoc.kuleuven.be/5_nieuws/2016/n_2016_0066 (en libre accès). – Claude GAIER, « Cent ans après la mort de « Sitting Bull » ou Godefroid Kurth revisité » , dans Annuaire d’histoire liégeoise, t. XXIV, n° 48, Liège, 1986-1989, pp. 121-174.
Je suis heureuse d’apprendre qui était Godefroid Kurth – je passe régulièrement dans une rue qui porte son nom – et de le savoir défenseur des Amérindiens.
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