Où descend la haute société au XVIIIè siècle ?

Les quartiers articulés autour du Cantersteen sont au centre des loisirs des élites à Bruxelles à la fin du siècle des Lumières. Mais dans des parcs de la ville se pratique aussi la chasse, la marche à pied est une tendance émergente et les progrès accomplis en matière de pavage des routes incitent à se déplacer davantage « en province » (1760-1790)

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L’Allée verte, un haut lieu des promenades bruxelloises. D’après le dessinateur et peintre rotterdamois Dirk Langendijk, vers 1800. (Source: musée de la Ville de Bruxelles, https://www.coordinatiezenne.be/downloads/BXL_waterlopen-coursdeau/senne-bruxelles-ancien-parcours/fotolink2OK_historischefotos-kaarten-ill/viewer.swf)

   Où vit-on, que fait-on, comment se déplace-t-on, où se rend-on quand on appartient aux classes sociales les plus aisées dans la Bruxelles des dernières décennies du XVIIIè siècle ? Sans surprise – car est-ce tellement différent aujourd’hui ? –, les réponses à ces questions font rapidement ressortir une distribution de l’espace urbain entre ceux qui appartiennent à la haute société et les autres.

   Pour son mémoire de master en histoire présenté à l’ULB, Elodie Basso a quantifié et traité cartographiquement les données contenues dans les journaux personnels, les carnets, les mémoires ou la correspondance de six membres de l’élite ayant résidé dans la capitale économique, culturelle et politique des Pays-Bas autrichiens [1]. Résidant majoritairement à l’est de la Senne ou au sud-est de l’enceinte, les auteurs de ces ego-documents, quand ils se déplacent, se rendent pour l’essentiel dans les quartiers articulés autour du Cantersteen où la chercheuse voit le centre de « la probable carte mentale des élites » . C’est le lieu du luxueux hôtel d’Angleterre, des belles boutiques et des marchés, de la sociabilité et aussi de nombre d’activités professionnelles. Autour, dans un rayon d’environ 600 mètres, se trouvent la collégiale Sainte-Gudule, la Grand-Place et le palais du gouverneur général Charles de Lorraine. The places to be, dirait-on de nos jours… La palme revient sans doute au théâtre de la Monnaie, que fréquentent les auteurs des six sources analysées. « Son activité était si intense, rapporte Elodie Basso, qu’un règlement de circulation fut établi à ses alentours en raison du désordre provoqué par les carrosses des spectateurs » . Les pics de circulation se situent entre 9 et 10 heures du matin pour le travail, le culte, la promenade ou le shopping, entre 18 heures et 18 heures 30 sur les voies conduisant aux théâtres, aux salons ou aux dîners des nombreux notables qui tiennent table ouverte. Il fait calme entre 13-14 heures et 16 heures, temps du repas de midi volontiers prolongé. Après 18 heures, aucun déplacement pédestre de membres de la bonne société n’est recensé: la réputation d’insécurité des rues est bien établie.

   Certaines catégories d’occupation peuvent s’inscrire dans d’autres cadres que le centre noble. Ainsi pour la chasse qui conduit dans les forêts et bois environnants (Soignies, Sollbosh, Linthout, Mesdael), mais se pratique aussi dans des parcs bruxellois, notamment autour de l’ancien palais du Coudenberg. Charles de Lorraine se livre à ce loisir une centaine de jours par an de mars à octobre. La promenade à pied, à cheval ou en hippomobile prend elle aussi des directions multiples. Aller pédestrement constitue une « tendance comportementale émergente » dans la noblesse du siècle des Lumières, soucieuse de rapprochement avec la nature. Les écrits du temps en font plus grand cas que des moyens de déplacement communs dans le grand monde, comme le cheval! On marche sur les remparts de la seconde enceinte, le long de ses fossés extérieurs, dans le parc du Coudenberg, sur l’Allée verte, voire dans ces petits villages bucoliques parsemés de châteaux de plaisance que sont alors Schaerbeek, Laeken, Saint-Josse-ten-Noode, Anderlecht, Ixelles, Forest ou Saint-Gilles. En carrosse, les allers-retours à répétition sur la rive droite de l’Allée verte, entre 16 et 18 heures, sont les plus plébiscités. « Les gens les plus importants de la ville » , observe le voyageur anglais William Harvey en 1766, se rendent sur cette longue avenue arborée que « le coach remonte et descend au rythme du pas pendant environ une heure (un divertissement très insipide pour moi) » .

   Fort heureusement, est-on tenté d’écrire, les progrès accomplis à l’époque en matière de pavage des routes incitent à accomplir davantage de déplacements plus substantiels. Pendant les saisons propices surtout, la noblesse invite à séjourner dans ses « résidences secondaires » que sont les châteaux d’Arenberg à Heverlee ou à Enghien, celui des d’Ursel à Hingene, celui des Mérode à Everberg ou encore celui de Charles de Lorraine à Tervuren. Alost est alors – déjà – une étape prisée notamment pour ses bonnes tables. « En voiture de remise à deux chevaux, nous allâmes jusqu’à Alost, achetâmes des couques à Asse, et prîmes du café à Alost » , écrit le comte Karl von Zinzendorf dans son journal en janvier 1770. La pratique du covoiturage avant la lettre est attestée. En juillet 1769, le même Zinzendorf effectue le trajet du château d’Enghien à Bruxelles avec le vicomte de Chabot et le prince de Ligne dans la voiture de ce dernier. Si les véhicules circulent en ville à l’allure du pas (5 km./h.), ils adoptent le plus souvent sur les chemins de campagne un pas mêlé de trot (8 km./h. haltes comprises). Charles de Lorraine se distingue toutefois par une vitesse moyenne nettement supérieure (de l’ordre de 13 km./h.), due sans doute à des dispositifs liés à son rang comme l’annonce de son passage pour fluidifier sa circulation. Ce n’est pas sans raison que l’historien français Daniel Roche verra en lui un « prince de la mobilité » .

   De transports en commun, il n’est évidemment guère question dans la catégorie sociale ici étudiée, avec une exception cependant pour le service de barque publique. Celui-ci se prend dans le quartier portuaire du Rivage, là où le canal de Willebroeck entre dans les bassins intérieurs. Il y a deux départs par jour pour Vilvorde et deux types de barques, halées par des chevaux (veerschuiten) ou voilées (heules). Plus surprenant pour nous est le recours en hiver au traîneau, tiré par des chevaux dont la ferrure est pourvue de crampons pour ne pas glisser sur la glace, comme le montre l’illustration d’un plat de porcelaine conservé au palais du gouverneur général. Les grandes familles participent même volontiers à des courses de traîneaux. De quoi rappeler qu’on se trouve alors à la fin de la période que les recherches menées sur le passé climatique ont habitué à appeler « le petit âge glaciaire » . La neige abondante et des températures de dix degrés sous zéro n’ont alors rien d’exceptionnel.

   Un autre temps, dans tous les sens du terme…

P.V.

[1] Elodie BASSO, « La mobilité spatiale des élites à Bruxelles au XVIIIè siècle » , dans Annales de la Société royale d’archéologie de Bruxelles, t. 73, 2015, pp. 41-75. http://www.srab.be, c/o Université libre de Bruxelles – CP 175, avenue Franklin Roosevelt 50, 1050 Bruxelles.

2 réflexions sur « Où descend la haute société au XVIIIè siècle ? »

  1. Quelle était la langue dominante à Bruxelles à cette époque ? Le français ou le flamand ?
    Même question pour le XVIè siècle : l’époque des comtes d’Egmont et Horne (1568), de Marguerite de Parme, de la révolte des Gueux…
    Des endroits comme Anderlecht, Molenbeek, Koekelberg, Schaerbeek, Tervuren, Waterloo… sont clairement de connotation flamande.

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  2. Vous avez raison. Le flamand est très largement la langue du peuple à Bruxelles à cette époque. Et c’est encore le cas au XIXè siècle. La haute société, par contre, parle français, comme un peu partout en Europe, du reste. Même Frédéric II, roi de Prusse, parlait la langue de Voltaire et considérait l’allemand comme un « idiome barbare » !

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