A la Belgique il faut un droit: la lente émancipation du Code Napoléon

L’avant-projet de Code civil réalisé au début des années 1880 par le professeur gantois François Laurent s’inspirait largement du Code néerlandais de 1838. Il est resté lettre morte, d’où notre longue dépendance envers l’héritage français (1879-1884)

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François Laurent, photo de Charles D’Hoy. (Source: Universiteit Gent,  collectie Universiteitsbibliotheek, http://www.ugentmemorie.be/personen/laurent-francois-1810-1887)

   C’était un des plus chers souhaits des membres du Congrès national, qui rédigèrent la Constitution de la Belgique indé- pendante: que le pays se dote rapidement d’une législation au sein de laquelle un code civil spécifique « serait la plus puissante manifestation de la souveraineté nationa- le » , relatent Elisabeth Bruyère et Matthias Van Der Haegen [1]. Mais ce ne fut pas vite dit, vite fait. Aujourd’hui encore, malgré certaines évolutions, le droit belge demeure largement en filiation avec le droit mis en vigueur sous le régime français. Les Pays-Bas, animés de la même volonté d’émancipation de l’héritage napoléonien, allèrent plus rapidement en besogne. Dès 1838, leur Burgerlijk Wetboek était promulgué. Il avait, il est vrai, été mis en chantier dès avant la séparation et l’idée même d’une codification avait plus d’antériorité chez « nos anciens frères du nord » que chez nous.

   Mais la motivation belge était manifestement ténue. Il s’agissait alors moins de se démarquer des influences françaises que des hollandaises. Les chercheurs précités, de l’institut d’histoire du droit de l’Université de Gand, n’hésitent pas à parler d’un « total désintérêt » à l’égard d’un code propre: « La « léthargie » était même d’une telle nature que c’est en 1949 seulement que les termes « français » ont été remplacés par « belge » . Pas plus tard qu’en 2014, des adaptations de ce genre ont encore eu lieu » . On verra comment cette dépendance persistance envers le corpus initialement impérial a pu se révéler lourde d’implications…

   En 1879 pourtant, le ministre libéral de la Justice Jules Bara chargea un juriste de son obédience, François Laurent, de mettre en chantier un recueil de nos lois relatives aux situations et aux relations des particuliers. En résulta un Avant-projet de grande ampleur (6 volumes, 2411 articles), réalisé en quelques années mais qui ne connut aucune concrétisation. « Laurent, écrivent les historiens, n’arriva pas à réprimer son fanatisme anticatholique et l’absence de tout compromis déboucha sur un projet mort-né » . Voulant notamment priver les congrégations religieuses de tout statut juridique et de toute acquisition de biens, celui-ci aurait pu difficilement survivre à la majorité catholique au pouvoir pour trente ans à partir de 1884. On constitua bien une nouvelle commission de magistrats et d’universitaires, mais sans lendemain parlementaire.

   Altruiste, croyant mais hostile à tout culte, connu pour ses initiatives visant à améliorer le sort du monde ouvrier, François Laurent, né en 1810 à Luxembourg , mort en 1887 à Gand où il était titulaire d’une chaire depuis 1836, professait l’existence d’un droit naturel supérieur et le devoir pour le législateur de chercher à atteindre cet idéal. Animé de cette conviction, il entendait revoir en profondeur le Code Napoléon dont il dénonçait « la barbarie » autant que la mauvaise qualité rédactionnelle ( « un scandale législatif » ). Tout en tenant compte des modifications ultérieures intervenues en France ainsi que des écrits des grands auteurs doctrinaux et – avec discernement – de la jurisprudence, l’auteur de l’Avant-projet avait aussi porté une attention particulière aux pays marqués par l’influence directe de la législation française, tels l’Italie et les Pays-Bas.

   Selon Bruyère et Van Der Haegen, le Burgerlijk Wetboek néerlandais est cité ou mentionné dans la moitié environ des pages du projet de Laurent, fût-ce parfois pour s’en démarquer ou juger trop « vieux » ce travail daté d’au moins 40 ans. Certaines de ses dispositions peuvent être reprises à la lettre, comme c’est notamment le cas en matière de tutelle, d’usufruit, d’indivision, de succession… « J’ai fait beaucoup d’emprunts au Code néerlandais, qui, dans sa première rédaction, était destiné à devenir le nôtre » , lit-on dans l’introduction. D’autres parties ne paraissent en rien subir les influences du Nord, comme celles qui concernent la location, l’association, la garantie, la chasse, la mainmorte… En somme, le juriste fait son shopping en privilégiant les produits locaux, les autres n’étant choisis que supplétivement. Il s’aligne, selon ses termes, sur « notre tradition nationale de préférence, puisqu’elle est l’expression de nos sentiments et de nos idées, à moins que l’on ne prouve que nos coutumes étaient contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs » .

   Parmi les corrections apportées au Code Napoléon, Laurent met notamment fin à la discrimination, ô combien aberrante, par laquelle l’épouse adultère était toujours punissable alors que l’époux ne l’était – avec une moindre peine à la clé – que s’il avait introduit sa maîtresse sous le toit conjugal. L’argument à l’appui de l’éradication est de pure logique: « Y a-t-il, par hasard, deux morales, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes ? Et de quel droit le législateur dispense-t-il le mari d’observer son devoir de fidélité, alors qu’il en fait un devoir strict pour la femme ? » Le projet belge suit en cela la première mouture du projet néerlandais, datée de 1830. L’incapacité de la femme mariée est également supprimée et son pouvoir parental devient égal à celui du mari.

   Le texte hollandais inspire également au professeur de l’Alma Mater gantoise la suppression du divorce par consentement mutuel. Il s’en écarte cependant en abolissant aussi le divorce sur base de la séparation de corps, qui lui apparaît comme une simple alternative au motif précédent. Sur l’institution par le mariage d’une communauté totale, préférée par le Wetboek de 1838 à la communauté de biens meubles et d’acquisitions prévue par le Code civil, Laurent opte pour la tradition hollandaise, bien que les députés des provinces du sud, avant 1830, aient manifesté leur préférence pour le système français. Outre qu’il juge celui-ci anachronique dans une société industrialisée, sa position s’articule à une vision du mariage: « L’union des âmes, fait-il valoir, serait imparfaite si elle n’était pas fortifiée par l’identification des intérêts » . La communauté totale, qui sera le régime appliqué à ceux qui n’auront conclu aucun contrat de mariage, est aussi prônée pour l’égalité qu’elle institue entre époux et pour la solidarité familiale qu’elle favorise quand la misère sociale frappe à la porte. Sur l’adoption et le régime dotal, en revanche, le civiliste belge opte pour le législateur français contre le néerlandais qui les a abrogés. Il s’en justifie en invoquant le rôle que peut jouer la loi dans le changement des mœurs et des mentalités, l’adoption étant encore, dans les années 1880, mal acceptée socialement.

   Mais tout ceci, on l’a dit, a fait long feu. L’Avant-projet a fini dans les tiroirs et le travail n’a pas été repris. C’est ainsi que la Belgique est restée longtemps et demeure encore en partie dépendante du Code Napoléon, avec un système judiciaire calqué sur celui de l’Hexagone. Elle ne s’en est démarquée que petit à petit, par la jurisprudence et l’exégèse des lois. N’en nourrissons cependant pas un trop grand complexe: par comparaison, l’originalité du Code hollandais n’est pas si impressionnante. Paul Scholten (Université d’Amsterdam), qui faisait autorité en la matière, lui trouvait « toutes les bonnes et mauvaises caractéristiques d’une copie convenable d’un chef-d’œuvre » . C’est un héritage français commun qui a, avec une certaine parenté culturelle, rapproché les tentatives, abouties ou non, de codification en deçà et au-delà du Moerdijk.

P.V.

[1] « De invloed van het Burgerlijk Wetboek van 1838 op het Avant-Projet van François Laurent. Geschiedenis van een juridische kruisbestuiving » , dans Pro memorie. Bijdragen tot de rechtsgeschiedenis der Nederlanden, jaargang 18, n° 2, 2016, pp. 193-210. https://promemorie.verloren.nl/, Uitgeverij Verloren, Torenlaan 25, 1211 JA Hilversum, Nederland.

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