Entre 1295 et 1500, vingt hommes ayant exercé la fonction de clerc de la Ville de Mons ont été recensés. Il ne s’agit pas ici d’ecclésiastiques mais bien d’officiers à gages, en charge notamment des comptes de la massarderie, ainsi qu’on appelle alors la perception des impôts dans le comté de Hainaut – aujourd’hui partagé entre la province belge du même nom et le département français du Nord. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ?… Les sources n’abondent pas pour reconstituer les itinéraires de ces personnages majeurs. Il faut les appréhender à travers les comptes eux-mêmes et les registres conservés aux Archives de la capitale hennuyère [1].
Au départ, celle-ci n’emploie qu’un seul clerc. A partir de 1425, il peut être doublé d’un clerc subalterne, qui assiste notamment à l’audition (ou examen) des comptes. Certains présentent une appréciable longévité professionnelle, jusqu’à mourir en service. Selon un règlement de 1329, le clerc d’alors dresse chaque samedi le bilan de la semaine, sous la responsabilité du massard mais en acteur principal, se basant sur les données dont il a eu connaissance. « Et pour le sollaire (salaire) desdis comptes minuter (mettre en acte), grosser (écrire) & doubler et mettre en fourme, lesquels sont bien grans comme par iceulx l’on poelt veoir, a esté payet, 24 lb (livres tournois) » , lit-on par exemple dans les comptes de 1487-1488. La formulation des différents postes incombe également au clerc de la Ville. Pierre de Bermeraing organise ainsi le compte en chapitres dès son arrivée en 1345. Pierre Marchant, vers 1390, réorganise les chapitres et en crée de nouveaux.
L’étude menée par Valeria Van Camp (Universités de Gand et de Namur) met en lumière d’autres fonctions des clercs, « ce qui laisse supposer qu’ils n’étaient pas nécessairement recrutés pour leurs (éventuelles) compétences financières » . Leur rôle de représentants de la Ville, notamment aux séances des trois états du comté de Hainaut, a pu revêtir plus d’importance encore, surtout au XIVè siècle, avant que les avocats n’entrent en scène. Un compte de 1338 mentionne ainsi « pour les despens (dépenses) Colart Le Clerc et sen cheval fais en allant a Nivelle aprés monsigneur pour avoir les lettres de le fieste (faites ?), parmy le leuwier (la location) dou cheval, 3 s. 4 d. (3 sous 4 deniers) » . Dans le domaine administratif, on les voit attelés notamment au renouvellement annuel de la milice, à la fabrication des actes, à la tenue des registres de résolutions de la Ville (en maniant eux-mêmes la plume, ce qui n’est pas le cas pour la massarderie)…

Comment devient-on clerc ? Les aptitudes et l’expérience notariales ou communales sont certes bienvenues, mais ne suffisent pas toujours. De bonnes relations aident puissamment: nil novi… On sait ainsi qu’en 1465, un candidat, Gilles Druelin, a sollicité l’appui de Charles le Téméraire. Le conseil de la Ville lui a malgré tout préféré Mathieu l’Oste, neveu et clerc subalterne de son prédécesseur Colard de Gembloux. Une fois obtenue, la charge constitue en tout cas un efficace ascenseur social, du moins pour ceux qui en ont besoin. La carrière de Pierre de Bermeraing est la plus frappante à cet égard: il devient non seulement échevin mais pourra « dominer la politique de la Ville dans la deuxième moitié du XIVè siècle » , écrit l’historienne. D’autres ont pu se hisser jusqu’à l’administration centrale. Le phénomène s’observe aussi à Bruxelles, où le clerc est bien placé pour devenir échevin, mais pas nécessairement dans toutes les villes: à Bruges et à Gand, par exemple, ce sont plutôt d’anciens échevins ou des personnages déjà haut placés qui accèdent à la cléricature ou à d’importants offices, à l’instar – c’est nous qui suggérons ce rapprochement – du bien connu chevalier Pierre Bladelin, futur receveur général puis trésorier et gouverneur des Finances et trésorier de la Toison d’or, déjà à la tête d’une fortune considérable quand on lui confie l’administration des finances communales brugeoises en 1436 [2].
Une autre biographie collective, celle des receveurs princiers dans le Luxembourg, en charge de l’ensemble (généraux) ou d’une partie (domaniaux), après la prise de contrôle du duché par Philippe le Bon effective en 1443, révèle de tout autres curricula, significatifs de la volonté centralisatrice qui prévaut alors [3]. Il existe toujours des comptables urbains, certes, mais pour la gestion financière du pays comme pour les autres hautes fonctions, les ducs de Bourgogne « recourent à des individus entièrement dévoués et capables de se plier aux nouvelles méthodes de gouvernement, et placent à des postes clés des hommes de confiance en provenance des pays « patrimoniaux » » , observe Jean-Marie Yante (Université catholique de Louvain, Musée gaumais).
Ainsi le premier receveur général, Liévin d’Ypres, nommé dès le 9 mars 1443, est-il originaire du comté de Flandre comme son nom l’indique. Il conservera cette charge pendant près de 30 ans et l’exercera avec d’autres. A la fin de sa vie, sous le Téméraire, il sera « conseiller ordinaire de monseigneur le duc » . Jean de Lichtervelde, chargé de seconder Liévin dans la partie romane du duché à partir de 1451 – dans le seul domaine de Bastogne en fait, sauf pendant quelques années –, est lui aussi flamand et bâtard issu sans doute de la famille seigneuriale homonyme, qui a fourni plusieurs officiers aux souverains. Côté tremplin, où monter encore quand on est déjà aussi élevé ? Au Conseil de Luxembourg ou au top, dans l’administration centrale des Pays-Bas, bien sûr. En témoigne notamment un Gilles de Busleyden, issu d’une récente mais prestigieuse lignée locale au service des maîtres bourguignons, receveur général du duché après l’avoir été des domaines d’Arlon et de Luxembourg, qui abandonne cette fonction en 1498 au profit de son frère Valérien et va s’établir à Bruxelles où il est appelé à présider la Chambre des comptes. De la même fratrie proviennent François, éducateur et plus tard conseiller de Philippe le Beau, et Jérôme, le plus célèbre, conseiller et maître des requêtes au Conseil souverain de Malines (en substance, chargé de faire rapport sur des affaires judiciaires ou administratives), mais surtout fondateur du collège des Trois Langues à Louvain. Dans cette opulente famille comme dans d’autres, on cumule allègrement les fonctions. Nicolas Ruter, secrétaire de Charles le Hardi, premier secrétaire et audiencier (percepteur de droits liés au sceau, signataire d’actes financiers et judiciaires…) sous Marie de Bourgogne et Maximilien de Habsbourg, puis conseiller et maître de requêtes de l’hôtel ducal, enfin évêque d’Arras, ne ferait pas trop pâle figure face à nos politiciens contemporains collectionneurs de mandats!
De telles promotions ne s’observent toutefois pas partout. A Namur, par exemple, les carrières des élites dirigeantes sont nettement plus planes. Une preuve supplémentaire que si, en histoire, la chronologie est essentielle, la géographie l’est aussi.
P.V.
[1] Valeria Van CAMP, « Les clercs de la Ville de Mons en Hainaut et la production des comptes de la massarderie, vers 1300-1500 » , dans Comptabilité(S). Revue d’histoire des comptabilités, Actes de la journée d’études « Les comptables au Moyen Age: parcours collectifs et individuels », Université de Lille 3, 13 juin 2014, 9, Villeneuve d’Ascq cedex, 2017, http://comptabilites.revues.org/2168 (en libre accès).
[2] Joseph-Jean De SMET, notice dans la Biographie nationale de Belgique, t. 2, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1868, pp. 445-448,
https://fr.wikisource.org/wiki/Biographie_nationale_de_Belgique/Tome_2 (en libre accès).
[3] Jean-Marie YANTE, « Les receveurs princiers dans le Luxembourg (1443-1506). Recrutement et carrières » , dans Comptabilité(S)…, op. cit.,
http://comptabilites.revues.org/2226.