Les premiers pas en Australie, c’est du belge!

Le Liégeois Gilles Mibaise était le plus haut gradé sur l’Eendracht, le bateau de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales qui fut, en 1616, le premier à accoster en Australie, à son point le plus occidental. Pourtant, l’histoire n’a retenu que le nom du numéro deux de l’équipage, le skipper hollandais Dirk Hartog

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Vaisseaux de la Compagnie des Indes orientales par Hendrick Cornelisz Vroom, v. 1600-1630. (Source: https://www.rijksmuseum.nl/nl/collectie/SK-A-3108)

   Dans son recueil récemment publié de portraits des explorateurs belges, Alban van der Straten consacre quelques lignes à Gilles Mibaise. On y retrouve ce que l’historiographie tient pour acquis à son propos – du moins quand elle ne l’oublie pas! –, à savoir qu’en 1616, voyageant pour le compte de la Verenigde Oostindische Companie (ou Voc, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, dont le champ d’activité s’étendait à l’océan Indien), un navire commandé par Dirk Hartog et lui-même est arrivé, après avoir été dérouté à l’est, sur des terres inconnues que leurs découvreurs appelèrent ‘t Land van d’Eendracht (le Pays de la Concorde), du nom de leur bateau. Ils se trouvaient en fait en Australie, sur son île la plus occidentale [1].

    Après les éclairages apportés par le professeur Eric Pirard (Université de Liège, faculté des sciences appliquées), qui a séjourné sur place, c’est un chapitre entier que mériteraient tant le personnage que le périple, si d’aventure une nouvelle édition de l’ouvrage devait être mise en chantier. Né à Liège, Gilles Mibaise apparaît, en effet, comme celui qui a joué le rôle clé dans ces premiers pas posés par des Européens sur la grande terre océanienne [2].

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Le plat en étain avec inscription laissé en 1616 par les navigateurs de la Compagnie des Indes. (Source: https://www.rijksmuseum.nl/nl/collectie/NG-NM-825)

   La pièce à conviction principale se trouve aujourd’hui au Rijksmuseum d’Amsterdam. Il s’agit d’un plat en étain laissé sur place par les navigateurs comme preuve de leur passage. Y figure, gravée au couteau, une inscription en vieux néerlandais qui dit ceci: « En 1616 le 25 octobre est arrivé ici le bateau Eendracht d’Amsterdam. Le marchand chef (opperkopman) Gilles Miebais de Liège, le capitaine (schipper) Dirk Hatichs d’Amsterdam » . Hatichs est mieux connu sous le nom de Hartog. Miebais se dit aussi Mibaise. Opperkoopman est le plus haut grade à bord…

   Le cas n’est nullement isolé. Aux XVIè et XVIIè siècles, le secteur maritime hollandais, comme d’autres, compte de nombreux acteurs en provenance de l’espace belge, sous l’effet de la bipolarisation religieuse et politique qui a entraîné le double exode des protestants du Sud vers le Nord et des catholiques du Nord vers le Sud. L’aventure de Pierre Minuit, le gouverneur des colons de Manhattan, s’inscrit, elle aussi, dans ce contexte [3]. Le gouverneur général des Indes orientales Pieter de Carpentier est un Anversois. Pieter Nuyts et probablement François Thijssen, qui exploreront la côte méridionale australienne dans les années 1620, sont d’origine brabançonne.

   Gilles Mibaise est pour sa part né en 1571 dans le quartier liégeois de Féronstrée. Fils d’un marchand de vin qui comptait parmi les bourgeois influents de la cité, il a été baptisé, comme ses frères et sœurs, à Notre-Dame-aux-Fonts, une petite chapelle alors sise à l’ombre de la cathédrale Saint-Lambert. On sait par un testament qu’il était déjà orphelin à l’âge de cinq ans et que les frères aînés, Pierre et Jean, ont pris en charge leurs plus jeunes frères et sœurs. La dernière mention de la présence de Gilles à Liège est datée du 18 mars 1607.

   Pourquoi est-il parti ? Selon le professeur Pirard, plusieurs indices tendent à situer la famille dans la mouvance réformée et, de ce fait, en conflit avec le régime de la principauté épiscopale, particulièrement quand Ferdinand de Bavière met des limites à la « tolérance dans l’orthodoxie » pratiquée par ses prédécesseurs. Par des sources épistolaires, on sait qu’un Antoine Mibaise a fui Liège en 1619, suspecté d’avoir trempé dans une conspiration contre la cité. Il est « plus que probable » qu’il s’agit d’un frère aîné de Gilles. Il jouera par la suite un rôle important de conseiller auprès du stathouder Maurice de Nassau, à la tête des provinces nordistes en guerre contre l’Espagne, et de sa sœur. Il sera également agent (secret) des Etats généraux des Provinces-Unies à Dunkerque. La carrière du futur explorateur peut avoir aussi été influencée par un probable neveu, Jean, mentionné dans les archives de la Voc comme directeur de la factory d’Ayuthia (Thaïlande) en 1622 et comme koopman (marchand) sur le Weesp en 1623.

   En tout cas, Gilles fait rapidement son chemin en Hollande, aidé sans doute par sa fortune personnelle et les réseaux de sa fratrie. Il a 45 ans quand il est engagé sur l’Eendracht, le 15 octobre 1615, avec la fonction de marchand chef mentionnée plus haut. Il n’a aucune expérience de l’océan et son skipper Dirk Hartog (36 ans) n’a jamais navigué dans le Pacifique. L’Eendracht quitte l’île de Texel le 23 janvier 1616 en compagnie du Bantam et du Trouw et précédé par le West Friesland et le Gouden Leeuw. Quand le vaisseau principal arrive au cap de Bonne-Espérance le 5 août, séparé du reste de la flotte, les piètres conditions sanitaires en mer ainsi que le scorbut et d’autres maladies ont déjà coûté la vie à quatorze membres de l’équipage. Le bilan, normal pour l’époque, est du même ordre sur les autres bateaux. La suite du voyage s’effectue en suivant une nouvelle route vers les Indes, plus rapide mais aussi plus dangereuse, inaugurée cinq ans plus tôt par le capitaine Hendrik Brouwer. Ainsi les marins accostent-ils involontairement à cette terra incognita dont les voyages de Tasman et plus tard de Cook révéleront l’immensité. Ils y restent deux jours avant de repartir vers Banten (Java), leur destination initiale.

   Le lieu foulé par ces premiers pieds européens s’appelle aujourd’hui Cape Inscription et l’île porte le nom de… Dirk Hartog, pourtant numéro deux de l’équipée. L’étranger Gilles Mibaise a-t-il fait les frais d’une mémoire néerlandaise pas plus chauvine qu’ailleurs, mais pas moins non plus ? Circonstance aggravante: l’opperkoopman ne semblant pas être revenu vivant – on ne trouve en tout cas plus trace de lui après le voyage –, son second a pu avoir tout loisir de tirer la couverture à lui. Et quant à la Belgique, elle peine bien souvent à se souvenir de ses expatriés… A la fin des années 1970, l’archiviste liégeois René Jans a bien identifié Mibaise, mais sa recherche restée inédite n’a rencontré que peu d’écho.

   Nets de tout… chauvinisme, nous noterons que le titre de premier découvreur européen est parfois disputé à l’équipage de l’Eendracht par celui du Duyflen, arrivé en 1606 par le nord – et se croyant en Nouvelle-Guinée –, sous le commandement de Willem Janszoon, également pour la Compagnie des Indes. En est restée une description fidèle et précise de la côte vue du large, « mais il n’y a pas de preuve que l’équipage a accosté sur ce rivage, étant le plus souvent tenu à l’écart par des populations aborigènes peu amènes » , selon Eric Pirard. D’autres historiens remontent plus loin encore en attribuant la primeur à l’explorateur portugais Cristóvão de Mendonça dès 1522. Mais les sources, uniquement cartographiques, sont ici plus que ténues.

   C’est par contre bien un émigré des Pays-Bas du Sud, Francisco Pelsaert, né à Anvers, qui débarquera en 1629 les deux premiers « colons » sur la côte australienne. Il s’agira en fait de… deux mutins de son navire amiral le Batavia, échoué sur les récifs sous-marins à proximité des rivages occidentaux du continent. Simon Leys a raconté, dans Les naufragés du Batavia (2003), cette sédition menée par un ancien pharmacien illuminé, qui a débouché sur un régime de massacres et de terreur presque digne du XXè siècle…

P.V.

[1] Les explorateurs belges. De Guillaume de Rubrouck à Adrien de Gerlache, trad. du néerlandais, Bruxelles, Mardaga, 2016, p. 140. – L’écrivain australien Robert Hughes est bien représentatif de la tradition oublieuse quand il relève sans plus qu’ « en 1616, un capitaine d’Amsterdam, Dirck Hartog, atteignait la côte ouest… » (La rive maudite. Naissance de l’Australie (1986), trad. de l’américain, Paris, Flammarion, 1988, p. 59).

[2] Les résultats de ces recherches sont publiés sur le site en évolution http://stayinliege.be/mibaise_fr.html. Nous avons interviewé le professeur Pirard dans La Libre Belgique – Gazette de Liége du 27 oct. 2016, http://www.lalibre.be/regions/liege/histoire-premiers-pas-en-australie-5810c4bfcd70fdfb1a582664.  

[3] Cfr l’article de ce blog « De Tournai à New York… sans passer par Ohain » , 10 juin 2017.

2 réflexions sur « Les premiers pas en Australie, c’est du belge! »

  1. Un grand merci d’avoir rappelé le souvenir de Gilles Mibaise sur votre blog. J’ai proposé à des collègues australiens de renommer l’île voisine de Dorre Island (ce qui signifie « l’île aride ») en son nom, mais il faudrait sans doute remonter la demande au plus haut niveau diplomatique 😉
    Ce qui est amusant c’est que le cap Sud de l’île de Hartog est dédié à un autre liégeois! Mais, cela c’est une autre histoire, que je raconterai peut-être un jour…
    Bien à vous
    PS : J’en profite pour recommander à tous les passionnés de visiter l’exposition Oceania. Ils comprendront qu’en matière de navigation, les polynésiens étaient des précurseurs!

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  2. Voilà du grain à moudre pour le ministre Reynders ! J’envoie le lien vers cet article et votre commentaire à son cabinet. On ne sait jamais… L’exposition Oceania est en effet pleine d’enseignements. Précisons pour nos lecteurs qu’elle se trouve aux Musées royaux d’art et d’histoire à Bruxelles (Cinquantenaire), jusqu’au 29 avril.

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