A l’instar de Sodome et Gomorrhe, la ville a été et demeure perçue comme le refuge des comportements hors normes, auxquels sa densité garantit des complicités en grand nombre ainsi qu’un anonymat aisé et commode. Les citadins et leurs autorités, pourtant, ne reconnaissent pas volontiers ces réalités, sauf à les imputer à de mauvaises influences extérieures. Il paraît logique, dans ces conditions, que la justice ait la main plus lourde quand elle a affaire à un déviant étranger. Dans les périodes de malaise particulièrement, cibler le dissemblable constitue un moyen efficace de (res)souder la communauté.
Telle n’est cependant pas la conclusion de Jonas Roelens (Université de Gand) au terme de l’étude qu’il a consacrée à la répression de l’homosexualité, du XVè au XVIIè siècles, à Bruxelles et dans les principales villes de la Région flamande actuelle (Anvers, Bruges et son arrière-pays, Gand, Louvain, Malines, Ypres) [1]. Basé sur les comptes des baillis, qui sont dotés des compétences administratives et judiciaires à l’échelon local, ce travail prend certes la mesure du durcissement des pouvoirs aux temps modernes envers le « péché contre-nature » . Alors que le Moyen Age condamnait l’acte sans beaucoup agir contre les personnes, la peine de mort prévue par Le Lévitique (20:13) revient en force (bûcher, étranglement…). Néanmoins et contre toute attente, il apparaît qu’on n’encourt pas davantage les foudres de Thémis dès lors qu’on n’est pas natif du lieu. « Les étrangers, relève l’historien, furent plus vulnérables aux accusations de sodomie, non à cause de leur origine au sens strict, mais à cause de leur position sociale fragile » .
L’époque voit certes une abondante littérature présenter la sodomie comme caractéristique du barbarus, des sociétés musulmanes ou des peuplades du Nouveau Monde, certains auteurs leur imputant aussi la pédophilie, voire la bestialité. Même à l’intérieur de la chrétienté, les stéréotypes fusent. Des chroniqueurs anglais dénoncent la « perversité française » dès le XIIè siècle, des pamphlets et des chansons calvinistes fustigent la « perversité espagnole » au XVIè, tout le monde étant d’accord pour charger les Italiens, au point que « Florentin » devient synonyme de « pédéraste » dans la langue allemande… Mais de ce mal qui a proliféré ailleurs, il faut prévenir la contagion au sein de la culture autochtone jugée plus pure. Dans les Provinces-Unies (la république néerlandaise) du XVIIIè siècle, il sera courant d’attribuer le déclin de l’hégémonie maritime et commerciale à une emprise française qui aurait corrompu et efféminé les Hollandais.

Si un tel contexte a pu, dans certains pays, induire une surreprésentation allochtone parmi les accusés des procès intentés pour ce que les baillis appellent parfois pudiquement « le vice inavouable » , ce n’est pas le cas dans nos anciens Pays-Bas méridionaux. Précisons que Jonas Roelens emploie le concept d' »étranger » dans son sens le plus large: tous ceux qui ne sont pas nés dans la cité où ils sont jugés. La définition est en phase avec l’auto-perception des villes, alors considérées comme l’unité politique de base et défendant vigoureusement leur autonomie, y compris au sein de leur comté ou duché. Avec ce critère, la recherche a permis de recenser 181 procès impliquant 359 accusés. Dans cet ensemble, 51 dossiers mettent en cause 88 étrangers. Ceux-ci représentent donc une proportion d’un sodomite sur quatre (24,5 %) extérieur à la communauté urbaine. « Même si ces nombres ne doivent pas être négligés, écrit notre auteur, ils semblent fournir une peinture réaliste de la composition sociale de la société urbaine dans les Pays-Bas du Sud » . A titres d’exemples, au XVIè siècle, on estime qu’un habitant d’Anvers sur deux est d’origine étrangère; à Malines au XVIIIè siècle, la proportion est de l’ordre de 30 %.
Nos régions, en outre, se révèlent alors accueillantes et intégrantes envers les migrants porteurs de richesses. C’est notamment le cas pour les commerçants à Bruges et à Anvers. Ce l’est fatalement moins, comme en tout temps, pour les pauvres, ceux notamment qui fuient les zones rurales quand la disette y sévit. Ceux-ci constituent alors un milieu qui sera facilement suspecté de générer délinquance, violence, prostitution, hérésie… C’est là aussi que les invertis se retrouveront le plus fréquemment dans le collimateur, surtout si leurs pratiques réprouvées s’ajoutent à d’autres délits. La différence opère également sur le degré des punitions. Des 88 étrangers, 65 sont condamnés à mort, soit 73,9 %, contre 62,4 % pour les résidents de la cité (169 sur 271). Les autres peines sont les amendes, les châtiments corporels (fouet) ou le bannissement (davantage pour les résidents). Un esprit du XXIè siècle ne peut qu’être heurté par ces verdicts, bien sûr. Observons néanmoins que les données ici recueillies, qui portent sur trois cents ans (1400-1700), ne témoignent pas quantitativement d’une persécution à grande échelle. Et que l’homme contemporain, dont l’histoire du seul dernier siècle est jalonnée de crimes de masse et de génocides échappant à toute comparaison, paraît bien mal placé pour juger…
Si la procédure inclut parfois le recours à la torture, il n’est pas rare qu’elle débouche sur la relaxation ou l’acquittement faute de preuves. Ceux qui sont venus d’ailleurs ont même un peu plus de chances d’en bénéficier (17 % contre 14,4 %), sans doute parce qu’ils sont plus nombreux à avoir été faussement accusés. Il arrive aussi que les poursuites soient abandonnées contre le paiement d’une coquette somme, possibilité réservée forcément aux puissants plutôt qu’aux misérables, d’où qu’ils soient. Gille Damerose, riche marchand d’Ancône, accusé en 1417 d’avoir fait une « proposition indécente » à un mineur d’âge, échappe ainsi à la question, le bailli de Bruges s’étant révélé incapable de le confondre. Pour ce qui est de l’origine, 56,8 % des 88 proviennent de localités de la même principauté, 28,4 % d’autres principautés des Pays-Bas et 14,8 % de pays étrangers (France, Angleterre, Saint-Empire, Pologne, Italie…).
Enfin, dans la longue durée où on se situe ici, apparaissent des changements significatifs au fil du temps. La plupart des exécutions de sodomites immigrés ont lieu entre 1400 et 1550: 55 sur 65, alors qu’il n’y en a plus que 10 entre 1551 et 1700. Un véritable collapsus qui tient sans doute à la tendance, générale en Europe, au recul graduel des peines capitales. Mais ceci est une autre histoire.
P.V.
[1] « Fornicating Foreigners: Sodomy, Migration and Urban Society in the Southern Low Countries (1400-1700) » , dans Dutch Crossing. Journal of Low Countries Studies, vol. 41, n° 3, nov. 2017, pp. 229-246. http://www.tandfonline.com/loi/ydtc20, University of Sheffield, Department of Germanic Studies, Jessop West 1 Upper Hanover Street, Sheffield S3 7RA, United Kingdom.
Paul, je viens de découvrir et de parcourir le blog. Excellent ! Bravo et merci, Freddy.
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