
18 novembre 1914, dans la grande salle de la maison du Peuple de Petrograd. On donne la première d’une pièce de théâtre intitulée Anvers est tombée, mais la Belgique vit! La Brabançonne retentit plusieurs fois au cours de cette représentation dont les bénéfices, comme ceux de bon nombre d’autres manifestations, sont destinés à la population du « pays des héros » . Une autre pièce, Pour le Roi, pour la Liberté et pour le Droit, due à Leonid Andreïev, est jouée dans la ville – qui vient d’être rebaptisée pour sonner moins « germanique » – avant de partir en tournée. Ici aussi, Brabançonne et ovations debout. L’ouvrage sera adapté au cinéma par le studio d’Aleksandr Chanzjonkov. Les poètes ne sont pas en reste. « Le flot de ce temps et de la mort emporte tout / Mais sur terre ne disparaît pas la mémoire / de ce petit peuple et d’Albert / Le roi héroïque de ce peuple » , écrit le jeune Georgy Ivanov sous le titre Belgique. L’admiration d’un autre écrivain, Aleksandr Petrov, pour le roi Albert est telle qu’elle le détourne en 1914 de ses sympathies pour la gauche (extrême).
C’est dans ce contexte de grande empathie et d’admiration que s’inscrit la mission d’information du capitaine Andrej Prezjbjano (1885-1963), futur lieutenant-colonel, issu des chevaliers-gardes du Tsar, envoyé dès septembre auprès du quartier général de l’armée belge alors replié à Anvers. Wim Coudenys, professeur à la Katholieke Universiteit te Leuven, spécialiste de l’histoire russe et européenne, l’a suivi à la trace – et parfois perdu de vue [1]. De ses mémoires, confrontés avec d’autres sources, ressort un regard particulier sur l’embrasement sans précédent de la Grande Guerre et sur la résistance « d’Albert et son peuple » , bientôt confinée entre l’Yser et la mer.
Précédemment en fonction auprès des attachés militaires russes à Stockholm puis à Paris, chargé désormais d’assurer l’échange des nouvelles entre son pays et le nôtre devenus alliés, Prezjbjano ne bénéficie cependant pas toujours d’un grand crédit. Le lieutenant général baron Louis de Ryckel, qui dirige la mission militaire belge auprès du Grand Quartier général des Armées impériales de Russie, se plaint à maintes reprises de ne pas avoir un véritable alter ego. A La Panne, le sujet de Nicolas II témoigne avec une certaine légèreté du travail accompli dans le célèbre hôpital organisé par le docteur Depage, où la reine Elisabeth aide aux soins à l’instar de la tsarine Alexandra Fiodorovna et de ses filles à l’autre bout du continent. Des souveraines toutes deux d’origine allemande… Insensible aux souffrances parfois atroces des soldats blessés, le militaire diplomate n’a d’yeux que pour les distractions qui leur sont offertes, notamment « les soirées organisées, souvent avec des artistes de Paris » (cité p. 147).

L’épisode des autos-canons-mitrailleuses (ACM) a heureusement fourni à l’observateur peu passible l’occasion de jouer un rôle d’entremise autrement important. C’est que les aventures de ce corps expéditionnaire, envoyé fin 1915 en Galicie pour combattre les Allemands et les Austro-Hongrois, « ont pris des proportions mythiques dans l’histoire militaire et patriotique belge » , rappelle le professeur Coudenys (p. 133). Un halo encore accru par la présence de figures vouées à une grande notoriété, tels l’écrivain Marcel Thiry ainsi que son frère Oscar, dont le récit et les lettres ont été publiés [2], ou encore le futur dirigeant communiste Julien Lahaut. Retrouvant un emploi dont la guerre de tranchées les avait privés, rejoints par des unités identiques de la Royal Navy, les « fils blonds de la Meuse et de l’Escaut » reçoivent un accueil triomphal en Russie (cité p. 133) et contribuent à l’offensive victorieuse du général Broussilov. Après le coup d’Etat communiste d’octobre 1917, les ACM reviendront via la Sibérie et les Etats-Unis où ils seront aussi acclamés par les foules.
A-t-on vu venir le grand basculement ? S’il faut en croire Prezjbjano, nos représentants se seraient révélés plus lucides que ceux des autres pays. « Il me sembla, écrit-il, que finalement seuls les Belges considéraient la situation avec réalisme et, désintéressés comme ils l’étaient, voyaient une possible révolution en temps de guerre surtout comme une menace pour la cause alliée » (cité pp. 173-174). Après la prise du pouvoir par les bolcheviks, la confirmation de la menace arrive doublement: par la conclusion d’une paix séparée à Brest-Litovsk, mais aussi par l’influence des événements russes – ou plutôt des informations fragmentaires parvenant à leur propos – sur les troupes des belligérants, y compris derrière les lignes de Flandre occidentale. L’attaché militaire relate à ce propos une échauffourée survenue un soir de décembre 1917 dans le petit village de Leisele (Alveringem). Sa mission y est l’hôte du curé en même temps que sept officiers belges. Des soldats se regroupent sous la fenêtre et lancent les cris de « Vive la paix! A bas la guerre! Vive Lénine, la Russie, vive l’attaché russe! » (cité p. 215)… sans faire la différence entre le nouveau régime et celui que ledit attaché est censé servir! Pour mettre fin à l’agitation, le commandant du cantonnement lance une fausse alerte au gaz, qui a pour effet de disperser les manifestants.
Jusqu’en 1921, Prezjbjano profitera du chaos régnant de la Baltique au Pacifique pour rester un « diplomate sans pays » . Avec les Russes demeurés sous nos cieux – ex-prisonniers des Allemands ou soldats envoyés par le Tsar en échange de livraisons d’armes –, il tente de créer une force d’intervention pour soutenir les armées blanches dans leur lutte contre les Soviets. Il convainc un temps le ministre de la Guerre Fulgence Masson et le nouveau chef d’état-major Cyriaque Gillain. Mais le journal socialiste Le Peuple évente l’affaire et le gouvernement freine des quatre fers.
Quand disparaît tout espoir de renverser les communistes à court terme, l’officier retourne à la vie civile. Naturalisé belge, il rejoint les rangs des exilés de son pays et se consacre, jusqu’à la fin de sa vie, à l’écriture de livres d’histoire tout en tenant à Paris un magasin de timbres-poste bientôt renommé. Avec d’autres anciens soucieux de préserver le patrimoine militaire tsariste, il fera don au musée royal de l’Armée à Bruxelles d’une partie des collections d’uniformes, d’archives et d’autres souvenirs impériaux rassemblés dans une salle spécifique. C’est à peu près l’unique brèche dans l’extrême discrétion de cette existence d’après-guerre, habitée certainement par le deuil de la seule Russie que le colonel ait connue: celle qui, même quand elle se distinguait du reste de l’Europe, s’en savait partie intégrante.
P.V.
[1] Voor Vorst, voor Vrijheid en voor Recht. Kolonel Andrej Prezjbjano, een Rus aan het Ijzerfront, Kalmthout, Polis, 2017, 375 pp. Les pièces et poèmes cités sont évoqués pp. 61-62 et 75-77.
[2] Le tour du monde en guerre des autos-canons belges 1915-1918, suivi de Lettres inédites d’Oscar et Marcel Thiry à leur famille pendant la Première Guerre mondiale, présentées par Lise Thiry, (Bruxelles), Le Grand Miroir, 2003.