Quand les Bruegel célébraient la fécondité

Très en vogue dans le dernier tiers du XVIè siècle et au début du XVIIè, les représentations iconographiques du jour du mariage reflètent les tensions entre la conception chrétienne réaffirmée par le concile de Trente, la persistance de coutumes païennes et l’exaltation renaissante de la nature

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« Le repas de noce » de Pieter Bruegel l’Ancien (1568): une scène festive où la satire se glisse subrepticement. (Source: Kunsthistorisches Museum Wien, Gemäldegalerie, Inv. Nr 1027, www.khm.at/de/object/fe73f687e5/; n. 2, p. 43)

L’auteur de ces lignes n’est peut-être pas le seul qui doive à Willy Vandersteen son premier contact impressionnant, au plus jeune âge, avec le grand art. Dans Le fantôme espagnol (1952), considéré comme un des meilleurs albums du bédéiste anversois, ses héros Bob, Bobette et Lambique sont plongés en plein XVIè siècle par un revenant hanteur d’un musée. Ce voyage dans le temps débute par une aspiration dans Le repas de noce de Pieter Bruegel l’Ancien (1568). De quoi alimenter de précoces réflexions sur la concordance possible – ou non – de  l’œuvre et du réel [1]

Pour l’historien aussi, l’iconographie sous toutes ses formes constitue une voie d’accès à la connaissance du passé, dût-elle, comme toutes les autres, subir les épreuves de la critique. Dans le prolongement d’une thèse défendue à l’Université libre d’Amsterdam, Meta Henneke s’est livrée à l’exercice sur les représentations du jour du mariage, dans le tableau susnommé ainsi que dans d’autres de la même époque [2]. Bon nombre ont en commun la dimension festive, justement appelée bruegelienne, prodigue en agapes, en éclats et plus encore en danses. Mais la satire peut s’y glisser aussi, plus ou moins subrepticement.
Dans le cas présent, il n’est que d’observer l’air figé et le sourire presque grimaçant conféré par le peintre brabançon à la mariée dont une tenture verte souligne la place d’honneur: pareil faciès n’augure pas vraiment d’épousailles heureuses! Faut-il y reconnaître la figure de la « vilaine conjointe » (vuyle bruit), abondamment exploitée dans les champs littéraire et carnavalesque ? Quant au marié, rien ne permet de l’identifier… Autres éléments significatifs: les références à l’été et à ses fruits, tels les gerbes de foin et le râteau fixés au mur. Pour la spécialiste, il faut y voir l’évocation de la fécondité conjugale, « un thème central de la célébration du mariage, qui était largement basé sur des traditions préchrétiennes » . Cette décoration, ajoute-t-elle, « était aussi le signe de coutumes anciennes et superstitieuses visant à préserver la fécondité du pays et peut-être de l’espèce humaine » .

Qu’en est-il des autres créations inspirées par le même sujet, très en vogue à l’époque dans les Pays-Bas méridionaux, avec une pointe dans les années 1560 et début 1570 ainsi qu’à la fin du siècle et au début du suivant, particulièrement à Anvers où le marché de l’art est alors en plein essor ? Bon nombre des œuvres envisagées sont marquées par un tel accent mis sur l’agitation, la gourmandise, les beuveries (jusqu’à tomber des chaises dans les Repas de noces paysans de Frans Verbeeck, années 1550), voire sur une salacité sans fard, qu’il est permis de s’interroger – c’est également le cas chez Bruegel – sur la nature du regard porté par l’artiste et par ses clients issus de l’élite urbaine. Considère-t-on avec sympathie ces scènes de réjouissances conviviales ? Ou se moque-t-on plutôt des frustes mœurs de ces paysans grossiers ? L’ambivalence est d’autant plus profonde qu’ont pu exister, dans les classes cultivées, des rituels tout aussi peu édifiants, bien loin des modèles prônés par l’Eglise, comme celui de Tobie et Sara dans l’Ancien Testament! « De telles grandes aquarelles, écrit Mita Henneke, ont probablement fonctionné comme des « pièces de conversation » dans les salles à manger de riches citoyens offrant un amusement approprié à leurs invités » . Mais si rires il y avait, certains étaient peut-être jaunes…

La morale est mise à plus rude épreuve encore quand des allusions très transparentes font apparaître la fête comme « officialisant » une union préconjugale. Ici, la mariée porte son enfant sur les genoux (chez Verbeeck); là, une inscription au bas la qualifie de « bête mauvaise, sale et licencieuse » (chez le même); ailleurs, elle est dessinée laide et bigle (dans une gravure à l’eau-forte de Pieter Van der Borcht, 1560)… Davantage qu’aux accusations de grossesse peccamineuse et aux angoisses, récurrentes dans la littérature, de mariés craignant que l’enfant à venir soit de quelqu’un d’autre, ces tableaux font écho à l’existence du « mariage à l’essai » , survivance des antiques lois germaniques, où l’union n’était validée qu’une fois la fertilité de l’épouse démontrée. Parmi les thèmes qui en découlent, celui de l’étranger à la communauté qui a promis le mariage à une fille, l’a mise enceinte et a disparu ensuite revient fréquemment (nombreux exemples dans l’Antwerps Liedboek de 1544).

L’ampleur réelle de ces pratiques au tournant des périodes médiévale et moderne demeure toutefois malaisée à déterminer. Selon des études démographiques basées sur les registres paroissiaux anglais du XVIè siècle, entre 13 et 26 % des femmes se seraient mariées en étant enceintes. Mais le sujet reste largement en friche. Il est plus difficile encore d’apprécier le niveau de savoir et de conscience axiologiques en ces matières dans les structures mentales des gens ordinaires de l’époque. Du côté des autorités locales, le laxisme a surtout prévalu quand l’union était notoire et avait reçu l’accord de la famille. Elle était au contraire réprouvée quand, secrète, elle échappait au contrôle parental. L’Eglise, quant à elle, a marqué des points en insistant, à la suite du concile de Trente (1545-1563), sur la validation sacramentelle et sur la condition impérative du consentement mutuel des époux, limitant ainsi tant les liaisons à l’insu de l’entourage que le poids de celui-ci. « Cela semble, écrit l’auteure, avoir été un des moyens par lesquels l’Eglise a guidé la transformation des idées et des valeurs du mariage dans la communauté des fidèles sans avoir à l’imposer en toute occasion, son pouvoir de sanction étant de toute façon probablement trop faible. La conception du mariage comme institution divine, comme union monogame et indissoluble de l’homme et de la femme, unis dans une relation respectueuse sinon amoureuse, et avec l’idéal de susciter une descendance comme but le plus élevé, était effectivement déjà forte au XVIè siècle » .

On revient à l’ambivalence déjà mentionnée entre identifications positives ou négatives avec les personnages représentés, la désapprobation semblant peser ici plus lourd dans la balance. En tant que sujets iconographiques, les couples illégitimes tendent d’ailleurs à disparaître avec le temps. Il en va de même pour cet autre épisode alors prisé des artistes qu’est celui de l’épousée conduite à la chambre nuptiale. La contribution et l’influence sur ce motif de Jan Metsys, fils de Quentin, dont subsistent cinq copies, reflètent le succès de ce renouement avec le genre antique de l’epithalamium, entre autres. Mais ici aussi, l’heure du déclin finit par sonner, sous l’effet du malaise croissant suscité par une telle focalisation sur l’acte sexuel comme moment principal de la réalisation de l’hymen.

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« La mariée en pleurs » de Jan Sanders Van Hemessen (1540) paraît aussi marrie que son père de devoir suivre un époux beaucoup plus jeune qu’elle. (Source: Prague National Art Gallery, Inv. Nr 1576, http://sbirky.ngprague.cz/en/dielo/CZE:NG.O_1576; n. 2, p. 55)

Demeure centrale, en revanche, la mise en valeur de la fécondité escomptée, même s’il n’est plus licite de chercher à s’en assurer avant de contracter l’alliance. C’est parce qu’ils ne sauraient guère être prometteurs à cet égard que les couples jugés trop inégaux en âge sont fréquemment blâmés ou moqués. A l’heure de la séparation d’avec ses parents, La mariée en pleurs de Jan Sanders Van Hemessen (1540) paraît aussi marrie que son père de devoir suivre un époux beaucoup plus jeune, alors que tout en elle trahit le poids des ans. Sur la tête, elle ne porte pas la couronne de fleurs, symbole habituel de virginité, mais des cerises mûres suggérant qu’elle est déjà mère. Les satires d’inspiration identique sont innombrables, même si c’est l’homme qui y est le plus souvent décrépit.

Le très ancien rite de la bénédiction des conjoints et du lit conjugal pour écarter le mal et apporter la fertilité, figuré notamment par Verbeeck et Martin Van Cleve, s’inscrit dans la même perspective. L’Eglise s’y prête depuis le VIè siècle au moins afin de fournir un substitut aux chants crus et aux farces obscènes d’origine païenne, enracinés dans la même visée mais peu aptes à élever les âmes. Enfin, comme dans le Repas de Bruegel, le lien entre les futurs enfants et les fruits de la nature est souligné par de multiples peintres et graveurs. Van Cleve se montre sur ce point plus explicite encore que son prédécesseur. Dans sa Fête de noce paysanne avec un seigneur et sa femme (v. 1570), la cohabitation du pommier et du chêne, l’arbre de l’automne, semble suggérer un parallèle avec le cycle des saisons et celui de l’homme pêcheur qui se survit en procréant. Continuateur de son père et de Van Cleve tout en innovant, Jan I, dit Bruegel de Velours, placera, dans sa Fête de noces paysannes en plein air (1623), sa propre famille à l’avant-plan, comme pour attirer sur elle la prolificité campagnarde.

De l’insistance sur la fécondité due à la nature, faut-il déduire que la volonté de Dieu n’intervient plus ou seulement en dernier ressort ? Réduire le périmètre du surnaturel est certes bien en phase avec l’esprit de la Renaissance… et même avec celui de Luther quand, argumentant contre le célibat, il fait valoir que la Nature, par la grâce de Dieu, a fait en sorte qu’ « un être humain est créé pour le mariage, afin de reproduire les fruits de son corps (comme un arbre est fait pour porter des pommes ou des poires) » .

C’est encore pour rappeler le message à la mariée que dans presque toutes les scènes où des dons lui sont présentés, comme chez Van Cleve, elle se voit notamment offrir un berceau et… un pot de chambre pour enfant. Il n’est guère probable qu’un tel cadeau serait très apprécié en notre temps!

P.V.

[1] A noter que René Goscinny et Albert Uderzo ont aussi jeté leur dévolu sur ce tableau, pastiché à la fin d’Astérix chez les Belges (1979).

[2] Meta HENNEKE, « A fertile or a virtuous bride? Marriage ideals and marriage practices in the Peasant Weddings » , dans Antwerp Royal Museum Annual 2015-2016, 2017, pp. 37-74. Lange Kievitstraat 111-113 bus 100, 2018 Antwerpen.

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