Le train sifflera une fois, sous Bruxelles…

En 1837 déjà, la jonction ferroviaire entre le Nord et le Midi préoccupait les édiles bruxellois et les gestionnaires des chemins de fer. Cinquante ans de projets ont précédé cinquante ans de réalisation, non sans oppositions, pour faire aboutir le chantier à l’aube des années ’50. La ville en porte encore les cicatrices (1900-1952)

Drapeaux, orchestre, oriflammes, discours vibrant d’émotion, foule en liesse et endimanchée… : il y a toute l’euphorie économique et technique des fifties dans les images qui fixèrent, le samedi 4 octobre 1952, l’inauguration de la jonction Nord-Midi par le tout jeune roi Baudouin dans la gare flambant neuf de Bruxelles-Central. « Les Bruxellois, titrait La Libre Belgique le lundi 6, ont étrenné leur nouveau jouet » . C’était le point final d’une véritable épopée industrielle, pour laquelle il avait fallu, sur une longueur de 3,8 kilomètres, extraire un million de mètres cubes de déblais, planter bout à bout 85 kilomètres de pieux en béton armé, fixer 45.000 tonnes de charpentes métalliques, faire travailler 1600 ouvriers pendant seize ans, mais aussi contraindre plus de 12.000 personnes à déménager.

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Le chantier à ciel ouvert, photographié en avril 1938, de la jonction qui allait couper Bruxelles en deux. (Source: collection Paul Pastiels, photos Sergysels et Dietens, dans Michelangello van Meerten, Greta Verbeurgt & Bart van der Herten, « Un tunnel sous Bruxelles… » , n. 1 infra, p. 69)

Par l’ancienneté du projet, par l’importance des obstacles rencontrés, par l’ampleur du chantier, par la griffe de Victor Horta sur l’architecture des gares, par les traces laissées dans l’organisation spatiale de la capitale, la jonction représente une des plus fascinantes entreprises qu’ait connues la Belgique au XXè siècle. Mais la polémique l’a aussi accompagnée à chaque étape…

Son histoire, avant la mise en exploitation, tient en deux chapitres: cinquante ans de rêves et cinquante ans de construction. Dès 1837, alors que l’araignée ferroviaire commence à peine à tisser sa toile sur le pays, la ville de Bruxelles met à l’étude une liaison entre les lignes du Nord et du Midi. Quatre ans plus tard, une voie est même ouverte, mais elle est rivée au boulevard de ceinture. Pas commode: pour éviter les collisions, un signaleur doit précéder le convoi et avertir passants et cochers à l’aide d’un drapeau et d’une grosse cloche.

Cela durera quand même trente ans, jusqu’à la mise en service, en 1871, de la ligne qui contourne la capitale par l’ouest. Cette ceinture soulage mais ne peut suffire. A Bruxelles-Nord et Bruxelles-Midi, gares en cul-de-sac, les trains internationaux doivent rebrousser chemin après leur arrêt pour aller l’emprunter. Les locomotives à vapeur n’étant pas réversibles, il en faut une deuxième pour changer de sens, solution trop coûteuse pour être appliquée au réseau intérieur. Les tortillards venant de Mons ou d’Ostende ont donc Bruxelles-Midi pour terminus, ceux d’Anvers ou de Liège sont limités à Bruxelles-Nord. Les voyageurs en transit doivent dès lors se rendre d’une gare à l’autre par leurs propres moyens (tramways, bus, taxis…)

Ces contraintes expliquent que l’idée de la jonction n’ait jamais été abandonnée. Des années 1855-1865 datent les premiers plans et il en est de très insolites. Certains prévoient une jonction dans le lit de la Senne. D’autres imaginent un viaduc à travers la ville. D’autres encore ressemblent à ce qui sera finalement réalisé, avec des embranchements vers le Palais royal et le Parlement. Mais les coûts estimés atteignent des montants faramineux et les critiques fusent déjà. Le Schmilblick avance enfin avec les années 1890, marquées par un grand accroissement du nombre de voyageurs. On procède alors à des projections dont on conclut qu’il faut soit agrandir les gares dans des proportions considérables, ce qui est difficilement compatible avec les quartiers environnants, soit les installer hors de Bruxelles, ce qui créerait des complications pour les voyageurs.

A la fin du siècle, le projet qui se révélera définitif, dû à l’ingénieur Frédéric Bruneel, reçoit l’aval des autorités. S’ouvre alors une longue procédure d’expropriations avant les travaux proprement dits. Ceux-ci commencent en 1911 mais sont bientôt compromis par la guerre puis par la priorité conférée à la reconstruction du pays. Le pont métallique surplombant le boulevard du Midi a été presque achevé avant l’occupation allemande, mais les acteurs ferroviaires et politiques se divisent sur le tracé à adopter, voire sur l’opportunité même d’une jonction, alors que la croissance de la clientèle est freinée par la montée de l’automobile. Dans certaines visions futuristes du milieu des années 1930, on imagine que dès les années ’50 ou ’60, tout le monde se déplacera en autocoptère (mi-auto, mi-hélicoptère). C’est pour pouvoir les accueillir que le toit de la gare centrale est plat.

Les « antijonctionnistes » n’ont jamais baissé les bras. Parmi eux, Prosper Hanrez, dans un pamphlet publié en 1918, se demandait déjà s’il fallait mettre un des quartiers les plus animés de la capitale sens dessus dessous « juste pour installer une halte établie au fond d’un trou » . Le Guide bleu Belgique de 1920 n’est pas moins sévère en annonçant que les travaux vont enlever à Bruxelles « presque tout ce qui lui restait d’intime et d’original » . Une vraie guerre de propagande a été déclenchée. Charles Buls, après avoir été bourgmestre, a créé un Comité d’études du Vieux-Bruxelles qui anime l’opposition, notamment par des films montrant la beauté des quartiers qui vont disparaître. L’Office national pour l’achèvement de la jonction Nord-Midi lui oppose des films vantant l’assainissement de la ville que permettra le projet. Quant aux parlementaires, ils changeront d’avis 42 fois sur la question!

Rien n’est encore gagné. Dans le livre qu’ils ont réalisé à l’occasion du cinquantenaire des pertuis souterrains, les historiens Michelangello van Meerten, Greta Verbeurgt et Bart van der Herten ont rassemblé de nombreuses photos où la vision dantesque des secteurs soumis à l’action des excavatrices le dispute aux trous béants des longues périodes d’abandon [1]. En 1930, à deux pas de la Grand-Place, s’étend un paysage complètement dévasté, comme si la zone avait partagé le sort de Visé ou d’Ypres en 14-18.

En 1936 enfin, les chantiers sont rouverts et cette fois ralentis plutôt qu’interrompus pendant la Deuxième Guerre, le maintien de l’activité économique ayant été encouragé par la « doctrine Galopin » (directeur de la Société générale). L’architecte et politicien socialiste Fernand Brunfaut, devenu président de l’Office national de la jonction Nord-Midi en 1947, se démène comme un beau diable pendant la dernière ligne droite de l’aventure, qui prend fin en 1952. En euros de 2018, elle a coûté près de 2,5 milliards contre… quelque 730 millions prévus initialement.

Pour quels résultats ? Deux tiers de siècle après, les bilans restent mitigés. Y entrent, bien sûr, les cicatrices infligées à l’espace urbain, en particulier la coupure induite entre ville haute et ville basse. Avec le voûtement de la Senne et l’impact du palais de Justice sur le quartier des Marolles, la jonction Nord-Midi figure au nombre des grands traumatismes bruxellois. « Aucun projet global de reconstruction n’a été élaboré, relève Serge Jaumain (Université libre de Bruxelles). La jonction a oublié la ville et surtout ses habitants. Ce désintérêt pour les Bruxellois n’a d’équivalent que l’extrême attention portée au regard des étrangers » [2]. En témoignait le ministre des Chemins de fer Julien Liebaert quand, en 1901, il assurait à la Chambre que les travaux à ciel ouvert « s’effectueront dans un quartier peu fréquenté par les visiteurs de la capitale » [3]. Cruelle est cependant la comparaison entre la perspective qu’on a aujourd’hui et celle qu’on avait naguère depuis le Botanique sur feu l’hôpital Saint-Jean (où s’élève à présent le Passage 44), avec Sainte-Gudule derrière. On appelle cela la « bruxellisation » … [4] Du côté de la rentabilité, en revanche, ce serait trop peu dire que les objectifs ont été atteints. Le seul reproche fait aujourd’hui à la jonction est sa capacité limitée à six voies. Leur saturation est devenue un problème lancinant.

Des débats qui ont précédé, accompagné et suivi ce grand travail utile, on retiendra encore le trait très belgo-belge que fut la crainte, exprimée par de nombreux élus, de voir une ville ou une région, Bruxelles en l’espèce, trop tirer la couverture à elle au détriment des autres. « Si nous exigeons une gare centrale, dans l’état actuel des finances du pays, […] les autres villes et communes seront en droit de réclamer également des travaux de luxe qui entraîneront un gaspillage insensé des deniers publics » , déclarait en 1921 Max Hallet, conseiller communal socialiste de Bruxelles [5]. Ce qu’on appellera plus tard la « politique du gaufrier » (un franc dépensé en Flandre = un franc dépensé en Wallonie) n’avait pas besoin du clivage linguistique pour faire son chemin.

P.V.

[1] Un tunnel sous Bruxelles. Les 50 ans de la jonction Nord-Midi, Bruxelles, Racine (Lannoo pour l’édition originale néerlandaise), 2002, 96 pp.  – On se reportera aussi aux actes du colloque organisé par le Service des archives de la SNCB et le Centre interdisciplinaire de recherche sur l’histoire de Bruxelles (Cirhibru) de l’ULB, Bruxelles et la jonction Nord-Midi. Histoire, architecture et mobilité urbaine / Brussel en de Noord-Zuidverbinding. Geschiedenis, architectuur en stedelijke mobiliteit, éd. Serge Jaumain, Bruxelles, Archives de la Ville de Bruxelles (« Studia Bruxellae » , 3), 2004, 225 ­pp.

[2] « Introduction. La jonction Nord-Midi: un nouveau chantier de recherche » , dans Bruxelles et la jonction Nord-Midi…, op. cit., pp. 19-29 (22).

[3] Cité in Chloé DELIGNE, « La ville vue du train. Vision de Bruxelles dans  les débats relatifs à la jonction (1900-1960) » , dans ibid., pp. 69-80 (72-73).

[4] La réflexion urbanistique qui avait accompagné le tracé ferroviaire fut pourtant très riche. Le Centre international pour la ville, l’architecture et le paysage (Civa) y est revenu dans une exposition encore visitable jusqu’au 14 octobre, https://www.civa.brussels/fr/expos-events/recompose-city-unbuilt-brussels-2

[5] Cité in Chloé DELIGNE, op. cit., p. 72.

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