Comment mouraient les soldats de Napoléon

L’exploitation numérique d’un tiers des actes de décès des quelque 8800 Luxembourgeois qui ne sont pas revenus fait apparaître que les campagnes de France et d’Espagne furent les plus coûteuses en vies humaines. Mais le lourd bilan est dû aux mauvaises conditions sanitaires bien plus qu’aux combats (1799-1814)

   Dans les guerres du Consulat et du Premier Empire, les maladies ont tué davantage que les batailles. C’est en tout cas ce qui ressort des statistiques relatives aux causes de décès établies sur un échantillon de 3000 conscrits appelés sous les drapeaux à l’époque napoléonienne dans le département des Forêts (qui englobait les futurs grand-duché et province de Luxembourg ainsi que quelques territoires de l’actuelle Ostbelgien et de l’Eifel). Largement en tête viennent les fébrilités épidémiques (1917 morts), dont en premier lieu le typhus, suivies des pathologies intestinales (dysenterie) (711). Au troisième rang figurent les blessures mal traitées et infectées (259), entraînant souvent la gangrène. Par contre, ceux qui furent directement « tués par l’ennemi » ne sont que 36 (1,2 % de l’échantillon).

   Ces constats, qu’on a pu faire en d’autres cas [1], proviennent d’un projet pilote, mis sur pied par les Nationalarchiv Luxemburg, de traitement des actes de décès au moyen du crowdsourcing [2]. Ce terme (littéralement « approvisionnement par la foule » ) désigne un procédé consistant à faire appel aux compétences et au travail du plus grand nombre possible de personnes, Internet étant évidemment l’outil idéal pour organiser cette participation à peu de frais. Pratiquement, pour l’expérience ici relatée, les usagers des services archivistiques, qu’il s’agisse d’historiens professionnels ou d’amateurs à la recherche de leurs ancêtres, ont été conviés à s’impliquer dans le processus de description et de numérisation des extraits mortuaires.   

Les 3000 pièces de l’échantillon proviennent d’un transfert au gouvernement luxembourgeois par le ministère français de la Guerre au début du XXè siècle, à la suite de négociations diplomatiques. Elles couvrent à peu près un tiers des soldats défunts du département, leur nombre total étant estimé à 8800 environ [3]. Ceux qui sont concernés par ces documents étaient natifs des arrondissements de Luxembourg (dont relevait le canton d’Arlon), Neufchâteau et Bitburg (aujourd’hui partie du Land allemand de Rhénanie-Palatinat). Ils trouvèrent la mort à travers toute l’Europe entre 1800 et 1814, principalement dans des hôpitaux militaires ou de campagne – qui étaient parfois d’infâmes mouroirs ne méritant guère ce nom. Les indications à faire figurer dans les bulletins de trépas étaient consignées sur des formulaires préimprimés: une uniformité particulièrement favorable à des recherches basées sur le crowdsourcing.

Extrait mortuaire du fusilier Arnoult Chenon, né à Sainte-Marie (Etalle), mort le 21 juin 1808 à l’hôpital militaire Saint-Joseph de Posen (aujourd’hui Poznań, Pologne). Cause du décès: fièvre. (Source: Crowdsourcing Archives nationales de Luxembourg)

   Aidées par Arkothèque, prestataire français de services pour la gestion de sites Internet dans le domaine des archives publiques, les Archives nationales luxembourgeoises ont fourni aux participants à cette externalisation des tâches un protocole en vue de la saisie des données, comportant seize champs: nom, prénom, âge, lieux de naissance et de décès, fonction, régiment… « Malgré la forme structurée et plus ou moins homogène des documents, relève toutefois le conservateur Philippe Nilles, l’interprétation des différents contenus a causé des maux de tête, notamment pour ce qui concerne les indications de lieux et de noms. La majorité des documents ont été rédigés à travers l’Europe par des fonctionnaires français. En conséquence, les noms étaient principalement écrits phonétiquement par des gens qui ne connaissaient ni la région ni l’orthographe des noms locaux courants » . Détail amusant: pour motiver les généalogistes et autres chercheurs du dimanche, Arkothèque a imaginé de leur attribuer des points pour chaque dossier traité et de coupler ceux-ci à l’obtention de grades militaires au nombre de seize, de tambour à commandant d’armée! Un contrôle de qualité était par ailleurs effectué au moment de l’intégration des matériaux dans le système interne des Archives grand-ducales.

   Une fois achevée et bonne pour le service, la plate-forme a été mise en ligne le 29 avril 2018. Et surprise: après cinq jours seulement, le 4 mai, tous les certificats de décès étaient enregistrés. « Les responsables avaient des sentiments mitigés à propos de ce succès inattendu,  note Philippe Nilles: bien sûr, l’euphorie l’emportait devant le grand succès du projet, mais après des mois d’inquiétude, d’étude et de planification, ils ont également été un peu surpris par cette fin ultra-rapide. Personne ne l’avait prévue, pas même les prestataires français » . Cinq participants avaient encodé plus de deux tiers des fichiers. Parmi eux, un stakhanoviste en avait totalisé mille, soit un tiers du lot! Il fallut plus de temps, jusqu’en octobre 2018, pour vérifier les éléments et les intégrer dans l’index des noms. Après implémentation dans le dispositif des Nationalarchiv, le sous-inventaire a été rendu accessible au premier trimestre 2019. Et fin juin suivant, un projet consécutif était lancé avec la mise en libre accès et à l’indexation de dix-neuf tableaux généraux contenant les listes annuelles des hommes appelés, depuis la mise en œuvre de la loi Jourdan-Debrel de 1798, à accomplir leur service militaire obligatoire.

Transport d’un soldat évacué du champ de bataille de Wagram (juillet 1809) après avoir été amputé du pied gauche. (Source: dessins du peintre allemand Albrecht Adam, attaché au bureau topographique de l’armée d’Italie, Bayerischen Staatsbibliothek, München, dans Alain Pigeard, « L’armée de Napoléon 1800-1815. Organisation et vie quotidienne » , Paris, Tallandier, 2000, pp. 180-181)

   Parmi les leçons à tirer de la quantification des 3000 actes, il apparaît clairement que la majorité des soldats des Forêts étaient des fantassins ordinaires de l’infanterie légère ou de ligne (1098 fusiliers, 574 chasseurs, 147 voltigeurs). Les soldats de l’artillerie (72 artilleurs), la cavalerie (38 cuirassiers, 38 hussards, 52 dragons, 38 chasseurs à cheval) ou des troupes d’ingénieurs (52 sapeurs) sont moins représentés. Près de la moitié, exactement 48 %, sont morts en France (758) et en Espagne (679). En France, deux tiers ont succombé pendant la campagne de 1814 remportée par les armées alliées, mais ce sont les opérations menées en péninsule ibérique qui ont été les plus coûteuses en vies humaines, dans la mesure où de nombreuses pertes mentionnées dans le sud de la France et à proximité de la frontière espagnole peuvent y être rattachées. La comptabilité par villes confirme ces constats: y figurent Briviesca (en tête, 165 morts), Vitoria (69) et Burgos (65), trois sites importants de la guerre d’Indépendance hispanique. En deuxième position, Metz (112) a été à deux reprises, en 1814 et 1815, assiégée par les forces coalisées contre l’Empire. A Mayence (72 morts), où les troupes vaincues de la Grande Armée ont afflué après la bataille de Leipzig (16-19 octobre 1813), c’est le typhus qui a frappé. La position de Dantzig (Gdańsk) en quatrième place (84 certificats) s’explique sans doute par la présence d’au moins sept « hôpitaux » militaires.

   Certes, les chiffres qui nous instruisent du comment ne peuvent rien nous dire du pourquoi. Seule certitude sur ce point: ce n’était pas « pro aris et focis » (« pour nos autels et nos foyers » ), pour défendre la terre où ils étaient nés, que tant de jeunes hommes furent amenés au sacrifice suprême. C’est loin, très loin de chez eux que la plupart rendirent leur dernier souffle, et ce pour une cause qui n’était pas la leur. En avoir conscience fut leur ultime souffrance, avec la pensée de ceux qu’ils laissaient derrière eux.

P.V.

[1] Ainsi parmi les zouaves pontificaux, corps constitué pour défendre les Etats de l’Eglise dans les années 1860, 78 % des décès ont été dus à des maladies contre 14 % aux combats, les blessures mal soignées y étant incluses (cfr mon article du 18/12/2020, Choisir entre l’Italie et le Pape).

[2] Philippe NILLES, « Die auf Crowdsourcing basierte Verzeichnung von Sterbeurkunden von Soldaten aus napoleonischer Zeit im Luxemburger Nationalarchiv. Ein Erfahrungsbericht » , Symposium archivistique international 2019, publication préliminaire en ligne des actes, http://www.arch.be/news/files/IAS_2019_NILLES.pdf (en libre accès).

[3] D’après François DECKER, La conscription militaire au département des Forêts, 2 vols, Luxembourg, Niederfeulent, 1980.



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