C’était en mars 1992. Jean Gol s’apprêtait à retrouver la présidence du Parti réformateur libéral (PRL, aujourd’hui MR) quand il me convia, en même temps que le chef du service politique d’un quotidien bruxellois bien connu, à un déjeuner dans un petit restaurant sis non loin du théâtre royal de la Monnaie. Au cours de l’entretien, il apparut vite que cette invitation avait pour but de nous sonder sur l’hypothèse d’un rattachement de la Communauté française de Belgique à la France. Car l’ex-ministre liégeois, qui avait percé dans la carrière sous les couleurs du Rassemblement wallon, était convaincu que la Flandre se rendrait sous peu indépendante. Et la seule issue viable pour les francophones, dans ce cas, était pour lui de s’intégrer à l’Hexagone. Tout ceci étant, bien sûr, off the record: le grand chef bleu se garda toujours de faire état publiquement de son option préférentielle, alors même qu’il nouait des contacts en ce sens dans les cénacles français.
Difficile d’imaginer plus grand contraste qu’entre ce président-là et l’actuel, le jeune Georges-Louis Bouchez (6 ans en 1992!), qui arbore volontiers les couleurs nationales et n’a pas craint d’affirmer son regret de la Belgique unitaire. L’un et l’autre, l’ancien et le nouveau, ont été ou sont le reflet, aux deux extrémités, d’un clivage persistant parmi les élus et cadres libéraux, entre fédéralistes-unionistes (dont un petit noyau unitariste) et partisans d’une autonomie régionale ou communautaire maximale (dont un petit noyau rattachiste).
Les recherches menées dans les archives de cette famille politique et du mouvement wallon, entre autres, par Benoît Leysten en vue de son mémoire de master en histoire, dont vient de paraître une synthèse, nous font remonter aux origines de ces deux tendances, dans les années ’60, à travers le cas de Liège, ville sensible aux tensions institutionnelles alors montantes dans l’arène des partis [1]. A partir de la fin du XIXè siècle, la convergence du bleu et du coq s’y est déjà amplement incarnée dans les figures d’un Julien Delaite, d’un Auguste Buisseret, d’un Jean Rey, d’un Emile Jennissen… En novembre 1945, la fédération liégeoise du Parti libéral prend acte de la conclusion finale du Congrès national wallon, réuni le mois précédent, en confirmant « le vœu de voir se résoudre le problème de l’organisation fédérative » de la Belgique. Et pour être encore plus claire, la même fédération adoptera le nom de « Parti libéral démocratique wallon » .
Du côté des instances nationales, cet élan n’est ni suivi ni contré, du moins dans un premier temps. Car tout change à partir de la « grève du siècle » de l’hiver 1960 et de l’accent fédéraliste que lui confère le leader du syndicat socialiste FGTB André Renard. La perspective d’une « Wallonie rouge » ne peut que refroidir plus d’une ardeur régionaliste dans les rangs des défenseurs de l’individu et de l’entreprise! Un vent contraire souffle aussi au sommet de la formation, devenue le Parti de la liberté et du progrès – Partij voor vrijheid en vooruitgang (PLP-PVV), qui adopte sous la présidence du Diestois Omer Vanaudenhove une ligne de défense de l’unité nationale, prônant un accroissement des compétences des provinces plutôt que l’option fédéraliste à deux ou trois.
Il s’agit là, selon Benoît Leysten, de « l’un des points cardinaux du programme libéral » . Ou plutôt, cela le devient progressivement. Si le congrès national de février 1962 s’abstient de condamner formellement le fédéralisme pour ménager les susceptibilités liégeoises (dixit le journal militant wallon Wallonie libre), il est clair qu’aucune forme de détricotage du pays n’agrée le PLP. Il y a juste un peu de flou qui donne de la marge aux « wallingants » face aux « belgicains » . Mais la latitude se réduit quand se profilent les lois linguistiques de 1963. Le Parti arrête alors sans ambiguïté sa position dans un « Pacte national » où le fédéralisme est dénoncé comme l’antichambre du séparatisme. Une commission interne proposera, en outre, la création d’une circonscription électorale nationale (pour le Sénat), idée revenue à l’avant-scène ces dernières années. Et la posture s’avère des plus bénéfiques pour les libéraux: ils remportent une victoire éclatante aux élections du 23 mai 1965, passant de 20 à 48 députés, après une campagne axée sur l’unitarisme. Mauvais temps pour les bleus fédéralistes…

Ceux-ci n’ont pas pour autant désarmé. En témoigne, en février 1963, un « Manifeste wallon » de la fédération de l’arrondissement de Liège du PLP, au ton néanmoins très équilibriste. L’Etat fédéral y est présenté comme un idéal, mais difficilement réalisable. « Dès lors, ajoutent les signataires, nous pensons qu’il est probablement préférable de faire l’essai de solutions moins chirurgicales » . Un net rétropédalage, donc, par rapport aux résolutions de 1945… Mais des points de vue moins prudents ou moins timorés – comme on voudra – vont faire leur chemin dans des groupements structurés hors du Parti, avec l’ambition de l’aiguillonner.
Constitué dès 1962, le Mouvement libéral wallon (MLW) rencontre un certain écho au sein des instances locales avant que la fédération liégeoise, suivie par le comité de direction national, interdisent aux membres du Parti d’y adhérer. Les renardistes du Mouvement populaire wallon (MPW) ont subi la même excommunication de la part du Parti socialiste, au moment où les esprits se divisent sur l’opportunité de constituer un front wallon permanent réunissant toutes les couleurs politiques (à noter le parallélisme des appellations MLW et MPW…). Selon le chercheur, c’est plausiblement contre cette hypothèse et en réponse à l’interdit qui frappe le MLW que le Club d’action radicale (Car) est porté sur les fonts baptismaux en 1966. Nombre de V.I.P. liégeois ne s’en retrouvent pas moins dans l’un comme dans l’autre cercle: ainsi pour Jean Van Crombrugge, pas vraiment prédestiné par son patronyme mais militant de longue date et un temps président du MLW, Robert Maréchal, qui dirigera les affaires culturelles de la Ville de Liège, Robert Planchar, futur directeur général du Port autonome de Liège, Jean Lejeune, historien brillant, échevin plus contesté, qui, comme professeur à l’Université de Liège, n’hésite pas – j’en ai été témoin – à transformer de temps à autre sa chaire en tribune politique… Tout ce monde compte aussi sur la sympathie – un peu réelle, un peu tactique – du bourgmestre Maurice Destenay.

Que représentent les membres ou les proches du Car au sein du PLP principautaire ? Une minorité assurément, mais non négligeable. Robert Planchar s’est fait remarquer fin 1965 par une brochure enflammée critiquant la vision nationale du Parti et son « régime présidentiel fort » . Quand l’auteur brigue quelques mois plus tard la présidence de la fédération liégeoise contre le sénateur Albert Strivay, c’est ce dernier qui l’emporte avec 66,03 % des voix. La présidence de l’association Liège-ville est emportée de son côté par Emile-Edgar Jeunehomme, représentant la ligne Vanaudenhove, contre Jean Van Crombrugge qui recueille 37 % des suffrages. Au comité de l’association renouvelé en 1967, les « carristes » occupent dix sièges sur vingt-deux.
Arrive le tournant de 1968, comparable à celui de 1960, mais en sens opposé. La scission de l’Université de Louvain, suivie de celle du Parti social-chrétien (PSC-CVP), de la percée électorale des partis communautaires et de la mise en chantier d’une révision constitutionnelle, vont transformer les rapports de forces à tous les étages de la galaxie libérale. Van Crombrugge, Planchar et le magistrat Daniel Foret claquent la porte du comité Liège-ville. Dans Le Soir du 28 mars 1968, le premier dénonce « la proclamation absurde et gratuite de l’unité belge comme seul remède à une situation dramatique » . En octobre, les douze conseillers communaux libéraux de Liège, auxquels se rallient les vingt-quatre mandataires provinciaux, publient un manifeste réclamant notamment un « pouvoir de décision pour chaque communauté dans les domaines qui lui sont propres » . Le comité fédéral arrondit quelque peu les angles, mais la contestation a aussi gagné les rangs flamands du Parti.
Plus spectaculaire encore, aux élections communales du 11 octobre 1970, la liste du bourgmestre de Liège est… dissidente, en rupture avec l’instance libérale officielle de la ville. Maurice Destenay, qui s’est inquiété en interne « que le PLP ne devienne le moins wallon des partis liégeois » , joue et gagne. A l’issue des deux scrutins (le deuxième organisé à la suite de l’invalidation du premier par le Conseil d’Etat), sa formation est première avec treize sièges, contre deux seulement pour les frères ennemis. Le comité de la fédération ne tarde pas à réintégrer le clan Destenay comme seule section du PLP de Liège. Fin donc d’un schisme où, note Benoît Leysten, les considérations tactiques et de personnes ont sans doute pesé aussi lourd ou davantage que les positionnements sur la réforme de l’Etat belge.
Dans les hautes sphères des héritiers de Rogier et Frère-Orban, le changement de donne est symétrique. C’en est fini du règne de celui qui fit campagne avec pour slogan « Mon parti, c’est mon pays » ( « Geen verscheurd, maar een vernieuwd land » en Flandre, « Un pays non déchiré, mais rénové » ). En 1971-1972, le PLP-PVV se fracture entre une aile flamande autonome, une aile wallonne tout aussi autonome et un PLP bruxellois lui-même fragmenté en plusieurs tendances. Le fédéralisme que refusait le Parti a ainsi fini par l’atteindre dans ses propres structures. Le débat intralibéral entre sensibilités nationale, communautaire ou régionales n’est pas clos pour autant…
P.V.
[1] « Entre unitarisme et fédéralisme, les libéraux liégeois face à la question communautaire (1960-1971) » , dans la Revue d’histoire liégeoise, n° 1, 2021, pp. 141-182. celida@arch.be, Centre liégeois de documentation archivistique, rue du Chéra 79, 4000 Liège. – Saluons cette nouvelle venue dans la famille des revues historiques scientifiques, a fortiori en ces temps difficiles pour beaucoup d’entre elles. [retour]