Sur ce que fut le lot des enfants de parents réprouvés pour avoir fait « le mauvais choix » pendant la Deuxième Guerre mondiale, nous savons l’essentiel depuis l’enquête de grande ampleur que leur a consacrée Koen Aerts [1]. L’historien, docteur de l’Université de Gand, a par ailleurs codirigé un ouvrage qui entreprend d’aider les héritiers de la faute à répondre aux questions qu’ils se posent sur le passé de leurs ascendants [2]. Questions restées sans réponses dans bien des familles où il ne convenait pas d’aborder le sujet…
Ce guide pour la recherche et le traitement des sources éparses et complexes, précédé d’un aperçu global de la question, a l’ambition d’être utile à l’amateur comme au professionnel. Il a été suivi d’un autre, complémentaire et de même structure, consacré aux hommes et aux femmes de la Résistance [3]. J’en rendrai compte dans mon prochain article. L’un et l’autre de ces « modes d’emploi » sont arrivés à un moment clé, celui qui voit disparaître les derniers acteurs et témoins pouvant encore être interrogés (20 ans en 1940-1945 = 97 à 102 ans en 2022). Et cependant, « le nombre de demandes de précisions et d’explications est en perpétuelle augmentation » , signalent les auteurs du premier livre (p. 14).
Certes, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit toujours, dans l’un comme dans l’autre cas, de minorités. Environ 100.000 Belges furent condamnés pour intelligence avec l’ennemi, à des peines allant de la privation des droits à la mort (242 exécutions) en passant par l’emprisonnement. Entre 100.000 et 150.000 combattirent l’occupant par la plume, par l’espionnage, par les armes… Les pourcentages varient selon la base retenue: 1,2 % de « nazis » par rapport à l’ensemble de la population de 1944 (p. 65); 2,5 % de « héros » parmi les Belges âgés de 16 à 65 ans [4]. Ecrire l’histoire de la majorité, qu’on pourrait qualifier de passive ou d’attentiste – sans parler des indifférents –, serait une autre paire de manches. Ceux qui ne font rien ne laissent guère de traces, en dehors de leurs correspondances et journaux privés éventuels. Qui se penchera un jour sur ce marais gris ?

Ce qu’on désigne par le mot « collaboration » recouvre en outre un panel d’attitudes qui présenteraient de grands écarts de degrés s’il était possible de les situer sur une échelle. Les lignes rouges de la conduite répréhensible sont définies principalement par les articles 113, 115, 118bis et 121bis du Code pénal, avec les additions et modifications qu’ils reçoivent jusqu’en 1949. Mais quoi de commun entre le journaliste sportif qui continua de relater les matchs de football dans Le Soir contrôlé par l’occupant et le militant zélé de Rex ou du Vlaams Nationaal Verbond (VNV) qui dénonça ses voisins juifs ou résistants ? Entre le chef d’entreprise exécutant des commandes de la Wehrmacht pour maintenir ses ouvriers au travail et le bourreau de Breendonk Richard De Bodt qui fut le dernier « collabo » derrière les barreaux, mort à la prison de Saint-Gilles en 1975 ? A la multiplicité des cas correspond celle des archives et leur abondance. Entre 50.000 et 70.000 personnes ont été enfermées au cours de la répression, mais le nombre de dossiers ouverts s’élève à 405.493 (p. 62), dont environ 71 % débouchèrent sur un classement sans suite (p. 69). Le lecteur de Papy était-il un nazi ? verra défiler la kyrielle d’instances politiques, militaires, judiciaires, administratives, locales… appelées à statuer sur des faits ou des soupçons de trahison. Ainsi, quelque 40.000 dossiers individuels ont émané de commissions consultatives ou du ministère de la Justice qui les avait mises en place. 26.000 d’entre eux peuvent être consultés aux Archives générales du royaume à Bruxelles, le reste aux Archives de l’Etat dans certaines provinces (pp. 154-155).
Malheureusement, nombre de documents n’ont pas survécu au désintérêt de leurs détenteurs. Au niveau des villes, des communes et de la police, en particulier, des destructions importantes sont à déplorer (moins dans les grandes villes). A cette difficulté s’ajoutent, pour les fonds conservés, les restrictions à la consultation ou à la divulgation liées à la législation relative à la protection de la vie privée. Par exemple, pour un accès sans condition aux dossiers de l’épuration interne (ou administrative) de la gendarmerie relatifs à des officiers, il faut que ceux-ci soient nés il y a plus de 120 ans (p. 181). Pour la police des étrangers, le délai est en règle générale de 100 ans après l’ouverture du dossier, sauf si on peut présenter un acte de décès, le consentement écrit de la personne concernée ou encore une autorisation exceptionnelle de l’archiviste général du royaume, avec l’engagement de ne pas révéler de données personnelles (pp. 190-191).
En fonction des acteurs qui interviennent, l’action publique contre l’incivisme revêt quatre visages, qui constituent autant de pistes à suivre pour retracer un parcours individuel (pp. 65-68). Les tribunaux militaires, habilités à cette fin par le gouvernement, se trouvent au cœur du dispositif, les conseils de guerre jugeant en première instance, la Cour militaire rendant un arrêt en cas d’appel ou si l’accusé est un officier supérieur, un pourvoi en cassation étant possible s’il s’agit de plaider une mauvaise application du droit. Les personnes non condamnées, parce que les charges ont été jugées trop légères, mais qui ont néanmoins perdu leurs droits civils et politiques à vie ou temporairement, figurent quant à elles sur les listes des auditeurs militaires. L’épuration et les exclusions administratives sont diligentées en interne contre les membres du personnel de la fonction publique ainsi que les fonctionnaires et les mandataires politiques des communes, provinces, ministères et parastataux qui se sont compromis avec l’ennemi. A cette catégorie appartiennent aussi les restrictions à l’accès aux emplois publics ou à des services et avantages (allocations d’invalidité, pensions, chômage…) décidées en totale autonomie à l’encontre de citoyens considérés comme ayant été antipatriotes, parfois « sur la seule base d’un soupçon ou d’une rumeur » (p. 67). Enfin, les certificats de civisme, délivrés par les pouvoirs locaux, sont requis pour accéder à certains services ou avantages publics (contrats, inscription dans l’enseignement de l’Etat, participation à des examens d’Etat…), le secteur privé pouvant emboîter le pas. Il est arrivé que ces sésames soient refusés à des « personnes internées non condamnées par la suite » (p. 68). Autant savoir, si on s’interroge sur le passé éventuellement trouble d’un aïeul, qu’il était facile de tomber à mauvais escient dans l’un ou l’autre de ces collimateurs! Sans parler de leurs équivalents agissant selon leurs propres règles au sein des mondes économique, social, culturel, sportif… ou des procédures expéditives de la « justice » dite populaire…

Sur la répartition géographique des complicités proallemandes comme des poursuites auxquelles elles donnèrent lieu, les auteurs ne manquent pas de rappeler, à l’encontre des certitudes non étayées répandues dans des milieux politiques du Nord comme du Sud, que le bras de la justice a pesé plus lourd du côté francophone. On compte certes davantage de condamnations en région néerlandophone, là où le Reich avait pu accroître son pouvoir d’attraction en paraissant épouser la cause flamande, mais c’est une différence de décimales: 0,73 % (N) contre 0,52 % (F) – le pic se situant de loin dans les cantons de l’Est (2,4 %). Par contre, les condamnations à la perpétuité et au peloton d’exécution représentent respectivement 4,4 et 3,8 % du total des peines prononcées en Belgique romane, contre 3,4 et 1,8 % en Belgique thioise (pp. 77-78).

Si la répression d’Etat n’est pas toujours adéquatement ciblée, il faut aussi noter qu’elle ne s’inscrit guère dans la durée. Les premières décisions de réhabilitation sont prises dès 1952 et la restitution des droits aux condamnés apparaît encore plus tôt. « Fin 1960, environ la moitié retrouve la jouissance totale ou partielle de ses droits » . Condamné à mort en 1946, peine commuée en perpétuité l’année suivante, Raymond De Becker, rédacteur en chef du Soir (volé), est libéré conditionnellement en 1951. Déchu cependant de ses droits dont celui de publier, l’écrivain, quelques années plus tard, dénonce la Belgique auprès de la Commission européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Pour éviter les foudres supranationales, le ministre (socialiste) de la Justice s’empresse alors de faire voter une loi qui met fin aux restrictions à la liberté d’expression des sanctionnés (pp. 99-107).
Quinze ans après la guerre, les effets des sentences de Thémis diminuent jusqu’à s’effacer, alors que les exclusions persistantes de certains avantages ou fonctions ne découlent pas directement de la loi pénale. Ironie de l’histoire: la question de l’amnistie va faire, pendant de nombreuses années encore, l’objet de polémiques passionnées, alors qu’elle est devenue « une question sans objet au niveau pratique » …
P.V.
(A suivre)
[1] Cfr mon compte-rendu dans le présent blog, Si ce n’était eux, c’était donc leur père…, 21/9/2021. [retour]
[2] Papy était-il un nazi ? Sur les traces d’un passé de guerre, (Bruxelles), Racine, 2017, 272 pp. Les autres rédacteurs et coordinateurs sont Dirk Luyten (Centre d’études et de documentation Guerre et sociétés contemporaines, CegeSoma), Bart Willems (Archives de l’Etat), Paul Drossens (id.) et Pieter Lagrou (Université libre de Bruxelles). La version néerlandaise a été publiée aux éditions Lannoo. [retour]
[3] Papy était-il un héros ? Sur les traces des hommes et des femmes dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, sous la direction de Fabrice Maerten (CegeSoma), (Bruxelles), Racine, 2019, 352 pp. En néerlandais également chez Lannoo. [retour]
[4] La Résistance belge dans le brouillard, 29/5/2020. [retour]