Comme on le sait, les victimes des guerres anciennes étaient pour l’essentiel des soldats de métier. La belligérance moderne, à partir du régime révolutionnaire français, y ajouta la masse des conscrits, inaugurant ainsi l’âge des conflits opposant peuples à peuples. Par la suite, les représailles contre les civils et plus encore les armes détruisant des cibles stratégiques, avec leurs « effets collatéraux » , ou frappant au cœur des villes dans un but de démoralisation de l’ennemi, ont créé la configuration contemporaine dans laquelle ce n’est pas une boutade d’affirmer qu’il est aussi dangereux, voire plus, d’être civil que militaire.
Si la Seconde Guerre mondiale a rendu manifeste ce renversement, se soldant par quelque 40 à 50 millions de morts (selon les approximations) dont la moitié de non-combattants, la Première a fait plus que l’inaugurer, en tout cas sous nos cieux. Un tribut proportionnellement plus lourd pour ceux qui ne portaient pas l’uniforme ressort en effet d’une récente étude consacrée aux effets démographiques de 14-18 dans notre pays [1]. Au recensement de 1910, la Belgique comptait 7.423.784 habitants. Sans la guerre, en suivant son mouvement normal, la population aurait dû s’élever en 1920 à 8.078.328 habitants. On n’en dénombra en fait que 7.401.353 (les territoires enlevés à l’Allemagne non inclus). La différence s’explique par un déficit des naissances, une forte vague d’exils et, bien sûr, les pertes humaines: un excédent de 95.233 décès parmi les civils, s’ajoutant à 40.367 décès de militaires. En arrondissant, 70 % contre 30 %…
Pour parvenir à préciser les données, les deux chercheurs ont dû surmonter bien des carences dans les sources, dues à la désorganisation des services administratifs dans le pays envahi. Ainsi peut-on, en exergue de l’Annuaire statistique de la Belgique et du Congo belge de 1914, lire ceci: « Les bâtiments ministériels ayant été occupés par l’autorité allemande dès le début de l’occupation et pendant toute la durée des hostilités, nombre de manuscrits n’ont pu être retrouvés lors de la réinstallation des services dans les locaux » (cité pp. 9-10). Ces incertitudes expliquent sans doute que dans les travaux même de fraîche date, les estimations du nombre de soldats décédés varient – en laissant de côté les hypothèses les plus excentriques – entre 38.172 et 53.035, des écarts semblables différenciant les courbes de la natalité et de la migration.
Ce sont ces deux dernières qui ont le plus pesé dans notre déficit démographique, bien davantage que la grande faucheuse, le surcroît de civils qu’elle a emportés représentant 14 % de l’impact et ses ravages dans les rangs de l’armée 6 %. Ce qui n’enlève rien au fait qu’en aucun « pays voisin du nôtre la mortalité civile n’a crû dans une mesure aussi forte que chez nous » (Raymond Olbrechts, ULB, cité p. 55). Aux quelque 6000 massacrés de 1914 se sont ajoutés les morts en prison, en déportation, du fait de la dégradation des conditions de vie et, à partir du printemps 1918, de la grippe espagnole venue s’abattre sur une population fragilisée par la sous-nutrition. Le début des réquisitions d’hommes pour le travail forcé, en septembre 1916, coïncide avec une forte croissance du nombre des victimes masculines. Au moins 8000 déportés ne sont pas revenus ou n’ont guère survécu à leur retour en piteux état, « cadavériques, puants, galeux, aux pieds nécrosés dans des sabots » , écrit l’historienne Sophie de Schaepdrijver, spécialiste de la Première Guerre, ajoutant que « des hommes de trente ans revenaient comme des vieillards » (citée p. 53). Les deux dernières années de l’occupation sont aussi celles où la crise alimentaire a pris les proportions les plus dramatiques, le développement de la guerre sous-marine réduisant considérablement les importations de vivres internationales organisées par la Commission for Relief in Belgium. De l’indice 100 en juillet 1914, le prix des denrées passe à 167 en 1915, 353 en 1916 et 784 en 1917!

Pour les « morts au champ d’honneur » , le total de 40.367 (hors Afrique) retenu par Jean-Pierre Grimmeau et Pierre Marissal provient du compte établi en 1921 par le ministère de la Défense nationale et confirmé depuis par le service historique des forces armées. Il inclut les pertes survenues au combat ainsi que celles dues au typhus, à la dysenterie et à d’autres maladies favorisées par l’hygiène déplorable des tranchées. Ce bilan sera encore alourdi après l’armistice par la létalité différée des blessures et des pathologies multiples, sans parler des accidents liés à l’enlèvement d’engins explosifs. A considérer seulement les chiffres dans toute leur froideur, le constat s’impose cependant que le rapport des décès militaires à la population totale est nettement moindre en Belgique (0,58 %) qu’en France (3,54 %) et en Allemagne (3,14 %). L’écart s’explique par la rapide et longue stabilisation du front sur l’Yser ainsi que par l’introduction tardive chez nous du service personnel obligatoire d’un fils par famille, qui n’avait pas pu porter tous ses effets en août 1914.
Quant à la répartition linguistique des sacrifices suprêmes, qui fut longtemps un sujet controversé, les calculs de nos auteurs aboutissent à 69 % de défunts ayant eu leur résidence en Flandre, soit une surreprésentation de 8 % par rapport au nombre d’habitants (61 % au recensement de 1910), qui peut s’expliquer notamment par l’offensive finale repoussant l’armée allemande, laquelle a concerné essentiellement, jusqu’au 11 novembre 1918, le nord et l’ouest du pays. Encore le lieu d’habitation n’est-il pas nécessairement indicatif de la langue parlée, et pas seulement dans le cas bruxellois.
Premier dans la hiérarchie des causes du recul démographique, le déficit des naissances y intervient à hauteur de 41 %. Corrélé bien sûr et surtout à la séparation des époux, il est suivi d’une période de rattrapage (baby-boom) en 1919-1920, avant que la fécondité retrouve son cours – déjà fléchissant – d’avant les hostilités. Mais le phénomène présente des variations géographiques de grande ampleur. Son point culminant est enregistré dans la région du front (71 % de naissances manquantes dans l’arrondissement de Dixmude). Ailleurs, les berceaux font davantage défaut dans les grandes villes (de moins 23 à moins 29 %) que dans les campagnes (moins 8 % dans l’arrondissement de Marche-en-Famenne). Le jardin potager et l’élevage petit ou grand assurent aux ruraux un niveau d’alimentation relativement plus satisfaisant, ce qui influe sur la fertilité.

Juste après la dénatalité vient l’impact migratoire (39 %). La Belgique a connu pendant ces années l’exode le plus important de son histoire avant celui de 1940. Selon les acquis de la recherche, le mouvement a entraîné entre 500.000 et 600.000 exilés en permanence, un million lors de la pointe d’octobre 1914. C’est le moment où les populations en fuite se sont retrouvées acculées sur le littoral et ont suivi la côte qui vers la France, qui vers les Pays-Bas, ou ont tenté de gagner l’Angleterre par la mer. Durant la seule journée du 14 octobre, avant la chute de la ville, « plus de 6000 personnes se sont embarquées sur les navires de la Chatham Railway tandis que des milliers d’autres s’entassent sur les embarcations encore disponibles: bateaux de pêche, yachts, steamers ou barques en tout genre » , écrit Michaël Amara (Archives générales du royaume) dans Des Belges à l’épreuve de l’exil. Les réfugiés de la Première Guerre mondiale (cité p. 27). Mais ce flux maximum n’a eu qu’un temps. Les encouragements à revenir au pays, par voie d’affiches et sous peine de sanctions financières, n’ont pas tardé pas à porter leurs fruits. L’économie devait quand même continuer à tourner tant bien que mal…
En combinant immigrants manquants et surcroît d’émigrants, la guerre se solde par un négatif de 261.348 personnes. Les hommes sont surreprésentés dans les passages à l’étranger, le mobile n’étant pas toujours de se mettre à l’abri. Selon le contre-espionnage germanique, pas moins de 50.000 Belges mobilisables ont franchi, non sans risques, la frontière belgo-hollandaise pour rejoindre l’armée belge par la mer. Sans surprise, les arrondissements soumis aux aléas de la guerre de position présentent les bilans les plus affectés: moins 42,6 % de la population moyenne pour Ypres, moins 34,2 % pour Dixmude et moins 15,2 % pour Roulers. Furnes, avec moins 0,5 % seulement, constitue un cas particulier, sans doute pour avoir été successivement une zone de refuge et, lors de l’offensive de 1918, de fuite. Un bilan positif singularise Bruxelles (4,9 %), Charleroi (2,4 %) et Soignies (0,8 %), les migrations intérieures ayant sans doute ici surcompensé les extérieures.
Il est à remarquer que les auteurs consacrent beaucoup de place à l’examen critique des données avancées par leurs prédécesseurs. Plus de cent ans après, il reste du pain sur la planche pour cerner la vérité de cette période où la tenue des registres de l’état civil était le cadet des soucis. Mais au final, les plus affinés des nombres seraient vains s’ils ne nous rappelaient pas, avant tout, les drames personnels qui se cachent derrière chacun de leurs chiffres.
P.V.
[1] Jean-Pierre GRIMMEAU & Pierre MARISSAL, La démographie de la Grande Guerre en Belgique et sa géographie, Bruxelles, Centre de recherche et d’information socio-politiques (« Courrier hebdomadaire » , n° 2508-2509), 2021, 86 pp. Les auteurs sont respectivement professeur honoraire et chargé de recherches à l’Université libre de Bruxelles (ULB). [retour]