Jeanne, Marguerite, Jacqueline: le pouvoir féminin au Moyen Age finissant

A la tête de plusieurs principautés, elles ont exercé leurs prérogatives de duchesse ou de comtesses, laissant toutefois la défense du territoire à leur époux. Pour être bien préparées, il valait mieux qu’elles soient considérées comme héritières présomptives dès leur naissance ou leur plus jeune âge (XIVè-XVè siècles)

   Jeanne, duchesse de Brabant et de Limbourg de 1355 à 1406. Marguerite de Male, comtesse de Bourgogne (Franche-Comté), Artois, Flandre, Rethel et Nevers, de 1384 à 1405 (également deux fois duchesse de Bourgogne). Jacqueline de Bavière, comtesse de Hainaut, de Hollande, de Zélande et dame de Frise de 1417 à 1433. Ces trois noms le disent assez: le pouvoir féminin n’est pas un mythe dans nos anciennes principautés, ici saisies alors que s’amorce l’unification bourguignonne.

   On ne peut toutefois se dissimuler les difficultés parfois rencontrées par les filles pour succéder à leur père. En l’absence de règles fixes, il faut se référer aux coutumes. Endosser le rôle guerrier assigné au seigneur féodal ne va, en outre, pas de soi quand on appartient à l’autre moitié de l’humanité… C’est afin d’éclairer le champ des possibles et ses limites que Camille Rutsaert (Universités catholique de Louvain et Saint-Louis Bruxelles) s’est penchée sur la formation, le statut et le destin des trois figures précitées [1].

  Aînée de la famille mais suivie par trois frères, Jeanne de Brabant (1322-1406) est longtemps vouée à l’effacement. C’est après la mort des trois héritiers masculins de Jean III qu’elle se retrouve en première ligne en 1352. Mariée à Guillaume II, comte de Hainaut et de Hollande-Zélande, mais veuve dès 1345, à l’âge de 23 ans, elle a été dès ce moment en possession d’un douaire et considérée comme indépendante, gérant ses biens et ses terres comme elle l’entendait. Son deuxième mariage est intervenu en 1351, avec Venceslas de Bohême, comte de Luxembourg, frère du roi des Romains (futur empereur germanique) Charles IV.

Le sceau de Venceslas et Jeanne aux armes de Luxembourg et de Brabant. (Source: Stadsarchief ‘s-Hertogenbosch, dans « Histoire du Brabant du duché à nos jours » , Zwolle, Waanders, 2004, p. 159)

   Pas de grande visibilité, on l’a dit: dans les actes de l’autorité du Brabant, Jeanne apparaît comme la fille du duc et elle disparaît une fois épousée, sauf pour quelques négociations relatives à son douaire. Elle ne reçoit pas le titre donné traditionnellement aux héritiers, à savoir celui de seigneur de Malines (dans son cas, dame de Malines). Et en 1355, quand elle devient duchesse à la suite du décès paternel, maintes contestations s’élèvent. En janvier 1356, c’est de concert avec son époux Venceslas qu’elle (con)cède aux Brabançons la charte dénommée Joyeuse Entrée.

   Héritière tardive elle aussi, Marguerite de Male (1350-1405), fille de Louis, comte de Flandre, va monter davantage en puissance. Elle sera enfant unique, mais nul ne peut le prédire quand elle vient au monde. Ses premières épousailles avec Philippe Ier de Bourgogne, dit Philippe de Rouvres, ouvrent la voie à l’unité de la Flandre et de la Bourgogne, soit deux des trois grandes dynasties territoriales avec lesquelles le royaume de France doit compter (la troisième étant la Bretagne). Elle est encore jeunette quand Philippe meurt, en 1361, mais appelée à diriger un jour la Flandre ainsi que les comtés d’Artois et de Bourgogne. En 1369, après de longues négociations, Philippe II de Bourgogne, dit le Hardi, quatrième et dernier fils du roi Jean II de France, devient son deuxième mari.

   N’ayant pas été a priori appelée aux plus hautes fonctions, Marguerite n’a pas bénéficié d’un apprentissage de la part de son père et n’est pratiquement pas présente dans ses actes. Par contre, elle est fréquemment évoquée dans les récits narratifs, notamment les Chroniques de Jean Froissart. Elle confère en outre une légitimité à son conjoint Philippe le Hardi pour agir en Flandre avant d’avoir le titre comtal. Et elle-même se voit confier des responsabilités effectives en Bourgogne, en l’absence du duc souvent en déplacement à Paris ou en Flandre où il est associé à la gestion de son beau-père. Une partie du pouvoir passe donc par elle et les actes en témoignent. Selon le professeur Jean-Marie Cauchies, intervenant à la suite de l’exposé de Camille Rutsaert au congrès de Tournai, « on a là un très bel exemple, non pas de fusion – ils restent chacun ce qu’ils sont –, mais de collaboration. On peut particulièrement l’apprécier en parcourant le recueil des ordonnances de Philippe le Hardi et Marguerite de Male. On voit incontestablement, à travers une série d’éléments comme les mentions de services, qui indiquent qui sont les conseillers, une véritable collaboration au sein d’un couple qui a vraiment formé un ensemble politiquement et aussi, je pense, sur le plan privé » .

Le mariage de Philippe le Hardi et de Marguerite de Male. (Source: « Grandes chroniques de France » , enluminure, v. 1415, British Library, London, dans Bertrand Schnerb, « Jean sans Peur. Le prince meurtrier » , Paris, Payot & Rivages (coll. « Biographie » ), 2005, pp. 432-433)

   A la différence des deux précédentes, Jacqueline de Bavière (1401-1436) est héritière présomptive dès sa naissance, n’ayant ni frères ni sœurs et ses parents étant mariés depuis quinze ans. Elle est aussi « un cas » à tous égards. Son union avec le quatrième fils de Charles VI la destine, un temps, au trône de France, mais son époux trépasse inopinément. Guillaume IV de Hainaut cherche aussitôt un autre parti pour sa fille et avant de mourir à son tour, lui conseille Jean IV, duc de Brabant, ce qui lui assure l’appui de son oncle Jean sans Peur, attelé à la construction de l’Etat bourguignon. Un succès au plan diplomatique, donc, mais non au plan matrimonial. En complément au propos de l’historienne, je relève cette appréciation d’Henri Pirenne: « Rarement mariage politique avait uni des époux plus dissemblables. Le contraste était aussi frappant au physique qu’au moral » [2]. Un homme chétif, sans énergie et une femme, s’il faut en croire le chroniqueur Georges Chastellain, « cointe [jolie] beaucoup, gaie fort, vigoureuse de corps, et non proprement sortie [assortie], ce sembloit, à homme faible » [3].

Jacqueline de Bavière, née pour régner, a fait l’apprentissage du pouvoir auprès de son père. (Source: P. Koolen, Tholen (Nederland), dans « Histoire du Brabant du duché à nos jours » , op. cit., p. 165)

   Dès son jeune âge, Jacqueline est mentionnée comme « fille seule et héritière » dans les actes hennuyers. Elle porte aussi rapidement le titre de duchesse de Touraine, transmis par Jean, son premier époux, et ils sont souvent réunis dans les écrits. Par contre, la future comtesse de Hainaut ne sera jamais comtesse d’Ostrevent, titre qui aurait normalement dû lui revenir en tant qu’héritière du pays de sainte Waudru. La raison n’en est pas connue.

   Côté instruction, Guillaume commence précocement, emmenant celle qui lui succédera pour faire le tour de ses provinces et la présenter. Plus tard, elle et son Jean tiennent une cour, reçoivent des ambassades et commencent à prendre des décisions politiques, bien que l’heure d’être souverains n’ait pas encore sonné. Le premier acte de Jacqueline de Bavière date de quelques jours après sa majorité à 14 ans. On ne citera que pour mémoire ses troisième et quatrième mariages, l’un et l’autre rocambolesques: l’un avec le duc Humphrey de Gloucester, fils du roi Henri IV d’Angleterre, qui sera frappé de caducité faute d’aboutissement des démarches entreprises pour faire annuler le deuxième; l’autre avec Vranck van Borselen, stathouder de Hollande et de Zélande – et chargé de la surveiller! –, sans l’autorisation de Philippe le Bon qui fera incarcérer ledit Vranck et forcera Jacqueline à lui abandonner tous ses Etats.

   De ces trois parcours, la chercheuse dégage trois conclusions. La première est qu’il vaut mieux, pour celle qui héritera, être considérée comme telle dès sa naissance ou ses premières années. La deuxième est que l’initiation au métier, qui se fait au Moyen Age essentiellement sur le tas, par l’observation et le mimétisme, est largement tributaire de la volonté des parents ou des circonstances. Si un Guillaume IV, à l’opposé d’un Louis de Male, prend très au sérieux la préparation de son enfant, c’est peut-être sous l’effet des intrigues et ambitions de son frère Jean de Bavière, prince-évêque de Liège, qui réussira à mettre la main sur une partie de l’héritage après avoir renoncé à la principauté. Troisième leçon: une présence masculine par le mariage renforce le poids du pouvoir féminin en garantissant la défense militaire du territoire. En ce sens, l’époux est ici plus qu’un prince consort. Tout le monde ne peut pas être Jeanne d’Arc!

P.V.

[1] Camille RUTSAERT, « La présence des héritières dans les actes politiques. Comment préparer une succession féminine de façon discrète, mais insistante (XIVe-XVe siècle) ? », communication au 11è Congrès de l’Association des cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique et 58è Congrès de la Fédération des cercles d’archéologie et d’histoire de Belgique, Tournai, 19-22 août 2021, actes à paraître. [retour]

[2] Histoire de Belgique, vol. II: Du commencement du XIVè siècle à la mort de Charles le Téméraire, Bruxelles, Henri Lamertin, 1903, p. 222. [retour]

[3] Cité in ibid. [retour]



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