Dès l’époque carolingienne, le plus grand soin était apporté à la copie, la mise en page et la décoration des Ecritures saintes. L’époque romane fut à l’unisson et vit s’épanouir l’art de la (des) première(s) lettre(s) illustrée(s) ou historiée(s). Et comment, dans cette perspective, ne pas mobiliser tous ses talents quand il s’agit de mettre plus particulièrement en valeur l’incipit du premier des livres, La Genèse: « In principio… » ( « Au commencement » ) ? Le Nord de l’Europe s’est ici trouvé à l’avant-garde. Les productions issues du pays mosan – au sens large – à la fin du XIè siècle, surtout, s’inscrivent dans la naissance d’une tradition dont on trouve des traces de l’Angleterre à l’Italie jusqu’à l’aube du XIIIè siècle.
Du diocèse médiéval de Liège, des abbayes bénédictines de Lobbes et de Saint-Hubert plus précisément, proviennent les plus anciennes pièces conservées, datées des années 1080. Jacqueline Leclercq-Marx, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, en a récemment souligné l’originalité et l’influence [1]. Les premières lettres du texte biblique, la lettrine « I » dans le manuscrit de Lobbes et le monogramme « IN » dans celui de Saint-Hubert, avec la riche iconographie qu’ils contiennent, constituent deux prototypes. « En tout état de cause, écrit l’historienne de l’art, on ne conserve aucun exemple antérieur d’initiales historiées associant les débuts de La Genèse au corps d’une lettre, si l’on excepte l’une ou l’autre initiale I comportant en son milieu un médaillon où apparaît le Créateur, comme c’est le cas dans la Première Bible de Charles le Chauve » (datée de 845 et destinée au petit-fils de Charlemagne).
Œuvre du moine Goderan, la Bible lobbaine, conservées à la bibliothèque du Séminaire de Tournai, présente sept médaillons imbriqués dans son « I » initial, où sont représentés de bas en haut les six jours de la Création et le jour de repos de Dieu. Les lettres suivantes « N PRINCIPIO » occupent sept plages carrées et les mots suivants ( « CREAVIT DS CAELVM ET TERRAM » – « Dieu créa le ciel et la terre » ) sont distribués sur sept lignes. La récurrence du « sept » est conforme à la numérologie du temps, mais la disposition, pour le reste, est sans précédent connu. Le narratif des scènes épouse le premier des deux récits génésiaques, mais ne s’y limite pas. La présence, au premier jour, des neuf chœurs (catégories) des anges et de la chute de Lucifer peut avoir été inspirée par le Livre des sentences de saint Isidore de Séville, dernier Père de l’Eglise d’Occident, ou par la Vie de saint Ursmer d’Hériger de Lobbes, que l’artiste devait avoir forcément à portée de main. Le troisième médaillon accueille les personnifications de la Terre (avec des branches d’arbre) et de la Mer (avec un poisson), qu’on ne rencontre pas habituellement dans ce contexte. L’animation d’Adam par le souffle divin dans ses narines, au sixième jour, provient quant à elle du second exposé de la Création (Gn. 2:7).

Quelques années plus tard, Goderan a remis le couvert en copiant à l’abbaye de Stavelot les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, historien du Ier siècle, qui s’ouvrent sur la naissance du monde. Dans cette version déposée à la Bibliothèque royale de Belgique (KBR), on retrouve le « I » du début avec diverses similitudes iconographiques, dont les personnifications de la Terre et de la Mer. Pour Stavelot également a été réalisée en 1097 une Biblia sacra, aujourd’hui à la British Library de Londres, au « I » richement historié, quoique d’une manière très différente. Goderan pourrait avoir, ici aussi, joué le rôle principal, éventuellement avec d’autres frères de Lobbes.
Dans la version de Saint-Hubert (vers 1085, KBR), comme on l’a dit, c’est le monogramme formé par les deux premières lettres « IN » entrelacées qui accueille l’illustration. Celle-ci ne montre pas l’Œuvre des six jours mais le Christ, en buste dans un médaillon, entouré de références cosmologiques liées à l’arithmétique selon la tradition néoplatonicienne (le feu correspondant au 8, l’air au 12, etc.). Les dimensions du décor peint lui font ici pratiquement remplir la fonction de frontispice, avec une méditation qui embrasse l’Ancien comme le Nouveau Testaments. Il en va de même à l’ouverture de la Bible de l’abbaye de Parc (Heverlee, British Library), contemporaine de la fondation de cette maison prémontrée dans la première moitié du XIIè siècle. Entourant la forme elliptique ou mandorle où se trouve le Christ bénissant, assis sur un arc-en-ciel, trois médaillons sur les huit font référence de manière atypique à des épisodes de La Genèse: l’esprit de Dieu planant sur les eaux (sous l’aspect de la colombe associée au Saint-Esprit), les poissons et les oiseaux (dans les mains de Dieu qui a un pied dans l’eau), les êtres vivants terrestres (Dieu bénissant deux caprinés dressés sur leurs pattes). Les autres scènes, rendues de manière plus conventionnelle, sont le façonnement d’Eve, la chute, l’expulsion du jardin d’Eden, l’offrande d’Abel et son meurtre par Caïn. Le lien du monogramme avec la suite du texte, opéré par l’extrémité spiralée et débordante du « I » à Saint-Hubert, est établi au Parc par une double bande à droite recevant les mots « PRINCIPIO… » jusque « …TERRAM » .

Jacqueline Leclercq-Marx relève encore ce même « IN » historié dans l’exemplaire des Antiquités judaïques réalisé pour l’abbaye de Saint-Trond, qui remonte à la deuxième moitié XIIè siècle et se trouve au musée Condé localisé dans le château de Chantilly (Picardie, France). La Création y est centrale et déployée avec maints détails originaux, parmi lesquels « l’apparence de l’élément « terre » , sous la forme d’un cercle triparti, comme sur les mappae mundi de l’époque appelées habituellement « cartes noachides » . Référence aux interprétations du chapitre 10 de La Genèse, selon lesquelles Noé aurait partagé la terre entre ses trois fils, donnant l’Asie à Sem, l’Europe à Japhet et l’Afrique à Cham. Le verset se poursuit ici de manière plus visible que dans le cas précédent, sous les images et en lettres d’or sur fond de bandes bleue et verte.
En élargissant le cadre géographique, la moisson ramenée par Geneviève Mariéthoz, auteure sur le sujet d’une thèse de doctorat défendue à l’Université de Genève, constitue un utile complément au présent article. « Au cours de mes recherches, indique-t-elle, j’ai recensé 48 initiales et 7 monogrammes historiés de la Genèse provenant de bibles romanes. Ces 55 témoins sont souvent encore renfermés dans des manuscrits bibliques, mais figurent aussi sous forme de bifolios extraits de bibles, ou de fragments découpés dans des bibles aujourd’hui disparues » [2]. Les « I » et « IN » apparaissent 23 fois sur le recto et 31 fois sur le verso des feuillets en parchemin, la seconde disposition permettant de mettre la composition en parallèle avec la totalité du récit à droite. « Placées en tête d’ouvrage, ces lettres enluminées de belle facture furent souvent subtilisées » , précise la spécialiste. « O tempora, o mores! » , ont dû se dire plus d’un moine…
P.V.
[1] « A l’origine d’une tradition. L’initiale de « La Genèse » et le monogramme IN ( « principio » ) historiés dans les bibles de Lobbes (1084) et de Saint-Hubert (c. 1085), et leur postérité en « région mosane » , dans la Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, vol. XL, 2021, pp. 155-169. Académie royale d’archéologie de Belgique, palais des Académies, rue Ducale 1, 1000 Bruxelles. [retour]
[2] « Monogrammes et initiales historiés introduisant « La Genèse » dans les bibles d’époque romane » , dans Comment le Livre s’est fait livre. La fabrication des manuscrits bibliques (IVè-XVè siècle): bilan, résultats, perspectives de recherche. Actes du colloque international organisé à l’Université de Namur du 23 au 25 mai 2012, dir. Chiara Ruzzier & Xavier Hermand, Turnhout, Brepols (coll. « Bibliologia. Elementa ad librorum studia pertinentia » , 40), 2015, pp. 111-129. [retour]