Le poète et le peintre au service de la fertilité dynastique

Les tableaux mythologiques de Titien, inspirés d’Ovide et destinés à Philippe II après son mariage avec Marie Tudor, sont animés par la conviction que les effets de l’art s’exercent sur l’imagination, l’âme et le corps. Le peintre a pris en compte la place d’Eros dans un cadre nuptial et l’importance de la beauté pour la fécondité (1550-1575)

   Roi d’Espagne et des conquêtes américaines et asiatiques, seigneur de nos Pays-Bas, régnant également sur le Portugal, Naples et la Sicile, par ailleurs duc de Milan, comte de Bourgogne et de Charolais, sans oublier quelques postes fortifiés en Afrique du Nord, Philippe II fut aussi, par son mariage avec Marie Tudor en 1554, Roi consort d’Angleterre. Cet événement, qui peut nous paraître insolite aujourd’hui, ne pouvait échapper à l’illustre Tiziano Vecellio, Titien en français, peintre de plusieurs cours mais principalement de celle des Habsbourg depuis 1530 environ.

   Son Adoration de la Sainte Trinité (1553-1554) constitue à cet égard un curriculum en résumé. On y voit dans la gloire céleste l’empereur Charles Quint et sa femme Isabelle de Portugal, revêtus d’un drap blanc et agenouillés dans une intense supplication. Leur fils Philippe se trouve près d’eux, mains jointes, et un peu plus bas, l’artiste s’est représenté lui-même.

« L’Adoration de la Sainte Trinité » du Titien réunit Charles Quint, son épouse, Philippe II et le peintre lui-même. (Source: Museo Nacional del Prado, Madrid, dans n. 1, p. 86, fig. 16)

   Mais à côté de cette création édifiante, la période est aussi, dans la carrière du Vénitien, celle de l’inspiration mythologique. Au même moment que l’Adoration, il réalise à l’intention du futur souverain son Vénus et Adonis dont il a puisé le sujet dans Les métamorphoses d’Ovide. La déesse de l’Amour y tente en vain de retenir l’être aimé, celui-ci lui préférant la chasse qui lui sera fatale. Le tableau, ainsi que la série dite des Poésies dans laquelle il s’insère, est révélateur pour Jean-François Corpataux, chargé de cours à l’Université de Fribourg, d’une « affinité intérieure » entre le poète et le peintre – déjà relevée par Erwin Panofsky – mais aussi le roi [1].

   Quelques mois après son mariage avec la reine Marie, Philippe reçoit de Titien Vénus et Adonis. Dans sa lettre d’accompagnement, l’auteur précise qu’à la différence de son Danaé, envoyé antérieurement et également inspiré d’Ovide, le nu féminin dans Vénus est montré de dos, « afin que la loge où ils se trouveront soit plus plaisante au regard » ( « più grazioso alla vista » , cité p. 61). Dans le contexte induit par les négociations matrimoniales, commente l’historien de l’art, « Titien, tout en préservant et même en amplifiant les dimensions érotiques de l’œuvre, peut avoir continué à peindre avec une réflexion de plus en plus intense sur la place d’Eros dans un cadre nuptial et sur l’importance de la beauté pour la fertilité dynastique » (p. 62). Certaines sources de l’époque renaissante en remettent une couche: à les en croire, le couple qui contemple une beauté picturale peut même espérer qu’elle rejaillira sur le physique de sa future progéniture.

« Vénus et Adonis » , une scène mythologique qui est aussi un appel à la fécondité du commanditaire, Philippe II. (Source: Museo Nacional del Prado, Madrid, dans n. 1, p. 6, fig. 1)

   La conviction est alors répandue que les effets de l’art s’exercent sur l’imagination, l’âme et le corps. Une compréhension profonde a pu en résulter entre Titien et son commanditaire. « Quand le Roi regarde ces toiles mythologiques, ce n’est pas un regard purement formel, mais un appel à la fécondité dont Dieu est la source ultime » (p. 87). L’écrivain contemporain Ludovico Dolce le suggère à sa manière dans une lettre où il affirme qu’à la vision de Vénus et Adonis, « il n’est personne qui soit refroidi par l’âge ou d’un tempérament dur au point de ne pas se sentir plus chaud et tendre et que tout son sang ne remue pas dans ses veines » (cité p. 17). Le professeur Corpataux invite à relire à cette lumière le mythe de Pygmalion, l’artiste amoureux de sa sculpture devenue, écrit Ovide, « un corps vivant, dont les veines palpitent sous son pouce » (Les métamorphoses, X, 280-289).

   Voilà qui investit le créateur d’un pouvoir pratiquement démiurgique. Dans une lettre adressée à Philippe II en 1559, celui que Dolce appelle d’ailleurs « le divin Titien » suggère lui-même qu’il voit Dieu à l’œuvre quand il peint pour le Roi. Et pour diriger ses passions vers le beau et le bien.

   C’est aussi la joliesse des corps que met en valeur Persée et Andromède (1556 ou 1559), une autre des Poésies toujours « ovidienne » , où le héros vole dans les airs pour tuer un monstre marin, symbole du mal, et sauver ainsi la fille de Céphée, enchaînée à une falaise dans l’attente du salut. Le message est plus limpide encore dans Diane et Callisto (1559) où l’attention est attirée par le ventre de la nymphe enceinte de Jupiter au grand dam de la déesse. Un discours visuel sur la gestation vient ainsi frapper l’imagination du « spectateur » , sans pour autant exclure l’interprétation autorisée du mythe comme allégorie de l’union du Christ avec l’humanité. « Nature, mythe et religion, note le chercheur, peuvent aussi s’entrecroiser ici pour contribuer à une efficacité tant sur l’âme que sur le corps de Philippe et de ses épouses successives, qui ont dû elles aussi voir ces œuvres » (p. 114).

« Philippe d’Espagne offrant don Ferdinand » , son fils, immortalise la « coïncidence providentielle » de la victoire de Lépante sur les Turcs et de la naissance longtemps attendue d’un héritier. (Source: Museo Nacional del Prado, Madrid, dans n. 1, p. 90, fig. 18)

   L’étude se devait, bien évidemment, de faire aussi un sort à Philippe d’Espagne offrant don Ferdinand (1573-1575), où Titien immortalise la « coïncidence providentielle » de la victoire de Lépante sur les Turcs et de la naissance longtemps attendue d’un héritier. Un ange ou la personnification de la victoire apporte une couronne de laurier et une palme avec un phylactère portant l’inscription « maiora tibi » ( « les plus grandes choses pour toi » ).

   Adossé aux récits fabuleux et à la foi chrétienne, l’art a rempli sa mission au service de la procréation monarchique. Il a ainsi permis, selon la terminologie d’Ernest Kantorowicz, que le corps immortel du royaume, logé dans le corps mortel du Roi, soit transmis à son successeur.

P.V.

[1] Inner Affinity. Ovid, Titian, Philip of Spain, trad., Leuven-Paris-Bristol CT, Peeters (coll. « Studies in Iconology » , 23), 2023, 129 pp., https://www.peeters-leuven.be/detail.php?search_key=9789042951891&series_number_str=23&lang=fr (en libre accès). L’ouvrage est issu de la thèse d’habilitation de l’auteur. [retour]

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