Des victimes et des débats: le Titanic et la Belgique

Vingt Belges périrent dans le naufrage. Le sort des survivants ne fut pas toujours enviable. Grand fut le choc émotionnel dans l’opinion. Presse et monde politique croisèrent le fer sur la sécurité maritime mais aussi sur l’orgueil technologique, l’efficacité de la prière ou les comportements comparés des « races » anglo-saxonne et latine (1912)

   La catastrophe du Titanic a 110 ans et elle n’a cessé d’être un sujet de prédilection dans les sphères de l’édition, du théâtre, de la musique et de l’opéra (Wilhelm Dieter Siebert, Maury Yeston…) ou encore du cinéma (Jean Negulesco, James Cameron…), sans parler des expositions d’objets remontés de l’épave. Bien peu savent pourtant que le plus célèbre naufrage de l’histoire, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912 au sud de Terre-Neuve, cinq jours après son départ de Southampton à destination de New York, concerna aussi notre pays, à commencer par les Belges qui se trouvaient à bord, mais aussi pour la résonance immédiate de l’événement dans la presse, l’opinion et la culture populaire du temps.

   Pour approcher ces deux aspects, nous disposons du mémoire de licence défendu à l’Université de Liège par Jean-François Germain il y a de nombreuses années déjà [1] et, plus récemment, du travail accompli par Dirk Musschoot, journaliste flamand ayant beaucoup planché sur l’émigration en Amérique [2].

Continuer à lire … « Des victimes et des débats: le Titanic et la Belgique »

Les Acec, ce chaudron social

Fleuron de l’industrie belge avant d’être vendus et filialisés, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi, présents aussi à Gand, Herstal et Ruisbroek, ont été le haut lieu d’un militantisme « rouge » qui ne fut pas que syndical et socialiste. Il fut aussi associatif dans sa forme et communiste, trotskiste ou chrétien dans ses obédiences (1886-1992)

   La place majeure qu’occupent, dans l’histoire industrielle de la Belgique, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (Acec), ainsi que la parution récente d’une monographie du syndicaliste et communiste Robert Dussart qui donna longtemps le ton social au « Pays noir » [1], ont incité le Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (Carhop) à consacrer un numéro de sa revue trimestrielle à ce haut lieu du militantisme en entreprise [2]. Un militantisme beaucoup plus diversifié dans ses formes et ses inspirations qu’il n’y paraîtrait de prime abord au sein d’une firme des plus « rouges » , où le syndicat socialiste (FGTB) fut de fait tout-puissant.

Continuer à lire … « Les Acec, ce chaudron social »

Espérer avec Jean Ladrière

Nourri d’Emmanuel Mounier et de Jacques Leclercq, le philosophe, professeur à l’UCLouvain a marqué une génération. Un récent colloque a été l’occasion de montrer comment, héritier de la conception moderne qui veut que la raison soit tributaire de l’histoire, il a proposé une interprétation eschatologique de cette historicité (1921-2007)

   La publication des actes d’un colloque consacré au concept de l’espérance dans le christianisme, l’islam et le judaïsme fournit l’occasion de porter un éclairage particulier sur Jean Ladrière (1921-2007) [1], cette figure éminente de notre histoire intellectuelle contemporaine. Une figure qui a marqué, dans son domaine spécifique, toute une génération et dont la notoriété s’est largement étendue au plan international.

Continuer à lire … « Espérer avec Jean Ladrière »

Roger Nols, d’une passion identitaire à l’autre

Ceux qui voient en lui un « raciste patenté » contestent la présence de son buste à l’hôtel communal de Schaerbeek. Celui qui en fut le bourgmestre pendant deux décennies n’en collectionna pas moins les succès électoraux. Et fut à peine plus provocateur que bien d’autres à l’époque (1964-2004)

   Il est question à Schaerbeek de retirer ou, au minimum, de « contextualiser » le buste de Roger Nols installé, avec ceux d’autres célébrités politiques locales, dans la galerie qui précède la salle des mariages de la maison communale. Faisant suite à une demande introduite en 2017 par le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (Mrax), pour qui l’ancien bourgmestre ne fut rien moins qu’un « raciste patenté » , l’actuelle majorité (Défi-Ecolo/Groen-MR-CDH) a constitué un groupe de travail qui doit rendre ses conclusions en décembre prochain.

   Pour servir de base à leur réflexion, les élus et citoyens dudit groupe disposent d’une étude, rendue publique, où Serge Jaumain (Université libre de Bruxelles) et Joost Vaesen (Vrije Universiteit Brussel) portent sur la période nolsiste leurs regards d’historiens [1]. Disons d’entrée de jeu qu’ils sont tout sauf laudatifs. Mais ils entendent aussi « discuter des risques du « présentisme » , c’est-à-dire l’utilisation du passé en fonction d’objectifs politiques actuels sans tenir compte de la réalité historique » . Risques bien… présents aussi, ajouterai-je, quand sont mis en cause des monuments ou des noms de rues liés au passé colonial.

Continuer à lire … « Roger Nols, d’une passion identitaire à l’autre »

Comment vivre en France sans perdre son âme

Tel fut le défi posé par l’ampleur de l’immigration belge, flamande surtout, vers le très laïque Hexagone. Les œuvres d’encadrement religieux et social ont fait florès en milieu rural, mais moins à Paris ou dans le Lillois. Et sans pouvoir empêcher la dilution de la deuxième génération dans le creuset français… (XIXè-XXè siècles)

   En 1886, dans le département français du Nord, près d’un habitant sur cinq était de nationalité belge. A Roubaix, la proportion atteignit même le pic d’un sur deux. A Paris, à la même époque, nos compatriotes étaient plus de 45.000 et constituaient le groupe étranger le plus nombreux, avant d’être dépassés par les Italiens. Aux établissements définitifs s’ajoutaient l’émigration temporaire et le travail frontalier. Les arrivants venaient en grande majorité de la partie flamande de la Belgique, par un flux qui trouvait également à déboucher dans les bassins industriels wallons.

   L’importance de ces courants migratoires, entre le milieu du XIXè siècle et le milieu du XXè, rendit nécessaire un accompagnement religieux et aussi social. Ses formes, son importance, ses réussites et ses échecs ont fait l’objet d’une thèse de doctorat défendue à la Katholieke Universiteit Leuven [1]. Trois espaces particulièrement attractifs y sont envisagés: la région de Lille, en raison de sa proximité et du développement de l’industrie textile, la ville de Paris en plein essor multisectoriel et, surtout après la Première Guerre mondiale, les régions agricoles au nord de la Loire dans le contexte de l’appel d’air créé par la dénatalité.

Continuer à lire … « Comment vivre en France sans perdre son âme »

Qu’est-il arrivé au « musée domestique » de la reine Louise-Marie ?

Reflets des goûts de l’élite du temps, ses albums d’oeuvres d’art contiennent 49 pièces ajoutées après sa mort. Dix-sept de celles-ci sont en outre des plus légères… Faut-il y voir la main de Philippe, comte de Flandre, fils cadet de notre premier couple royal ? (1823-1900)

   Dans la culture des élites, les albums ont longtemps occupé une place de choix. Beaux livres quant à leur aspect extérieur, ils constituaient quant à leur fonction de véritables « musées domestiques » . La reine Louise-Marie (1812-1850) en a pour sa part laissé deux, promis à une singulière destinée.

   Conservés aujourd’hui aux Archives du Palais royal, portant la lettre L à l’avant de leur étui de protection, ces recueils de dessins, de gouaches, d’aquarelles et de lithographies reflètent l’intérêt pour les arts de l’épouse de notre premier Souverain, connue pour s’être adonnée à la peinture – ayant été à Paris l’élève du maître d’origine belge Pierre Joseph Redouté – ainsi qu’à la tapisserie. Les aquarelles de ses trois enfants, qui faisaient partie des ornements de sa chambre, pourraient être de sa main [1]. Le même violon d’Ingres se retrouva au plus haut degré chez sa sœur Marie d’Orléans, dont une exposition au Louvre, en 2008, a révélé les talents au grand public.

Continuer à lire … « Qu’est-il arrivé au « musée domestique » de la reine Louise-Marie ? »

Les victoires d’outre-tombe de la libre-pensée

La sécularisation des cimetières, la crémation, les funérailles civiles… ont figuré très tôt à l’agenda de la laïcité militante et des loges. La prépondéance politique des libéraux à Bruxelles a assuré des succès rapides aux associations porteuses de cette nouvelle culture de la mort. Beaucoup plus lente fut sa percée en milieu rural (XIXè-XXè siècles)

   La lutte entre forces laïques et chrétiennes, catholiques surtout, pour le contrôle de l’espace public, grandissante à partir de la seconde moitié du XIXè siècle, est aussi culturelle. Ce n’est pas pour rien que dans l’Allemagne de Bismarck, elle s’appelle le Kulturkampf. Dans cette guerre, les rites funéraires et les cimetières constituent un champ de bataille privilégié.

   Jeffrey Tyssens et Christoph De Spiegeleer (Vrije Universiteit Brussel) ont braqué leurs projecteurs sur ce volet de la marche à la sécularisation en Belgique. Un récent article du second s’attache à le replacer dans une perspective européenne plus large, tout en montrant comment ses protagonistes réussirent à marquer points sur points à Bruxelles [1]. Sans surprise, c’est l’action conjuguée des associations de laïcité militante et des pouvoirs politiques épousant leurs vues qui s’avère décisive. La capitale belge, où le parti libéral est alors dominant sans discontinuer, constitue à cet égard un terrain des plus favorables.

Continuer à lire … « Les victoires d’outre-tombe de la libre-pensée »

Un regard burundais sur la colonisation

Si les Belges ont installé l’élite tutsie aux échelons indirects de l’administration avant d’effectuer un tournant prohutu dans les années ’50, la question des responsabilités dans la montée des antagonismes reste ouverte. Les progrès matériels accomplis pendant cette période sont reconnus, mais les méthodes font polémique (1916-1962)

   A l’issue de la Première Guerre mondiale, la Société des nations (SDN) fit du Ruanda-Urundi – selon la graphie de l’époque – des territoires sous mandat confiés à la Belgique. L’organisation internationale entérinait ainsi l’occupation des protectorats jusqu’alors allemands par les troupes venues du Congo belge voisin. En 1925, les deux royaumes furent rattachés à notre colonie initiale et en formèrent la septième province. Leur indépendance fut proclamée en 1962.

   De cette période de quelque 45 années traite amplement le deuxième volume d’une nouvelle histoire du Burundi qui en compte trois [1]. Son auteur, décédé en 2009, fut directeur général au ministère de l’Information à Bujumbura avant de travailler dans différentes sociétés privées. Il n’était pas formé à la recherche scientifique et la tonalité d’ensemble de l’ouvrage est plus militante qu’académique. L’abondance des erreurs orthographiques et factuelles – citons seulement ce prétendu « mandat que le roi Léopold II avait reçu de la SDN » (p. 18), alors que cette dernière fut créée plus de dix ans après sa mort – donnent l’impression d’une édition réalisée à la va-vite bien que posthume. Si je m’y suis néanmoins arrêté, c’est par souci de prendre aussi en compte le regard africain sur notre passé commun.

Continuer à lire … « Un regard burundais sur la colonisation »

Deux historiens dans la tourmente de la Grande Guerre

Les journaux de Paul Fredericq et d’Henri Pirenne témoignent de leurs épreuves personnelles, en Belgique puis en déportation, et de leur désamour de l’Allemagne. Ils trouvent exutoire et réconfort dans le travail ainsi que dans la foi, pour le premier, et la conviction historiquement fondée de la victoire finale, pour le second (1914-1918)

   L’irruption de la guerre en août 1914, avec son ébranlement des repères de la vie quotidienne, avec son cortège de tragédies surtout, suscita des myriades de lettres, de journaux personnels, de textes intimes, tant de la part de militaires que de civils. Il fallait ainsi tromper l’ennui, meubler l’attente, tenter de voir clair en soi-même, énoncer des raisons d’espérer… Comment cette vague n’aurait-elle pas atteint les historiens, à l’heure où l’histoire se remettait en mouvement sous leurs yeux ?

   Deux d’entre eux et non des moindres, Paul Fredericq (1850-1920) et Henri Pirenne (1862-1935), l’un et l’autre professeurs à l’Université de Gand, ont été de ceux qui consignèrent leurs impressions quotidiennes, et ce dans de simples cahiers d’écoliers. Geneviève Warland, philosophe (Université catholique de Louvain), philologue (Université Stendhal-Grenoble III) et docteure en histoire (Université Saint-Louis-Bruxelles), les a passés au peigne fin pour mettre en lumière les états d’âme de ceux qui les remplirent, leur approche du présent et leur manière d’en témoigner [1].

Continuer à lire … « Deux historiens dans la tourmente de la Grande Guerre »

La Grande Guerre a tué plus de civils que de militaires (déjà)

Quelque 70 % des décès liés à l’invasion et à l’occupation allemandes ont concerné des non-combattants. Les massacres, les déportations, la sous-nutrition et la grippe espagnole ont contribué au recul démographique dans une proportion toutefois moindre que le déficit des naissances et l’impact migratoire (1914-1918)

   Comme on le sait, les victimes des guerres anciennes étaient pour l’essentiel des soldats de métier. La belligérance moderne, à partir du régime révolutionnaire français, y ajouta la masse des conscrits, inaugurant ainsi l’âge des conflits opposant peuples à peuples. Par la suite, les représailles contre les civils et plus encore les armes détruisant des cibles stratégiques, avec leurs « effets collatéraux » , ou frappant au cœur des villes dans un but de démoralisation de l’ennemi, ont créé la configuration contemporaine dans laquelle ce n’est pas une boutade d’affirmer qu’il est aussi dangereux, voire plus, d’être civil que militaire.

   Si la Seconde Guerre mondiale a rendu manifeste ce renversement, se soldant par quelque 40 à 50 millions de morts (selon les approximations) dont la moitié de non-combattants, la Première a fait plus que l’inaugurer, en tout cas sous nos cieux. Un tribut proportionnellement plus lourd pour ceux qui ne portaient pas l’uniforme ressort en effet d’une récente étude consacrée aux effets démographiques de 14-18 dans notre pays [1]. Au recensement de 1910, la Belgique comptait 7.423.784 habitants. Sans la guerre, en suivant son mouvement normal, la population aurait dû s’élever en 1920 à 8.078.328 habitants. On n’en dénombra en fait que 7.401.353 (les territoires enlevés à l’Allemagne non inclus). La différence s’explique par un déficit des naissances, une forte vague d’exils et, bien sûr, les pertes humaines: un excédent de 95.233 décès parmi les civils, s’ajoutant à 40.367 décès de militaires. En arrondissant, 70 % contre 30 %…

Continuer à lire … « La Grande Guerre a tué plus de civils que de militaires (déjà) »