L’éternel retour du fisc prodigue

A quelques nuances près selon les périodes, nos contributions ont toujours fonctionné sur des ponctions importantes dans les revenus du travail et le maintien à un niveau bas des prélèvements sur les revenus du capital. Les arguments pour ou contre cette constante reposent sur des grands principes identiques hier et aujourd’hui (1830-1962)

   Les impôts perçus en Belgique sur les revenus du travail figurent parmi les plus élevés du monde. Il n’en va pas de même, c’est le moins qu’on puisse dire, pour les capitaux mobiliers, au point que les fortunes étrangères, notamment françaises, nous jugent particulièrement attractifs. Cette double caractéristique de notre fiscalité remonte loin dans le passé. Elle constitue même une véritable permanence depuis l’indépendance. On le mesure, en même temps que la constance des arguments et des contre-arguments invoqués à son propos, à la lecture de la grande synthèse que Simon Watteyne (Université libre de Bruxelles) a consacrée à cet épineux sujet, de 1830 à la réforme de 1962, base du système toujours en vigueur [1]. Même les contradictions à l’origine du blocage de l’actuel gouvernement fédéral font écho, à bien des égards, aux principes généraux naguère en affrontement.

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Regards florentins – et opportunistes –    sur les Pays-Bas insurgés

La « Description des Pays-Bas » de Guicciardini a reflété à travers ses nombreuses rééditions, du vivant de l’auteur et après sa mort, la guerre civile qui a débouché sur la scisson des dix-sept provinces. Avec le temps, l’ouvrage s’est étendu davantage sur l’actualité politique et a fini par présenter séparément le Nord et le Sud (1567-1662)

   Publiée en 1567 en italien et en français chez l’imprimeur anversois Willem Silvius, la Description des Pays-Bas de Lodovico Guicciardini (ou Louis Guichardin) fut gratifiée d’un impressionnant succès, concrétisé par 29 rééditions et traductions in extenso recensées jusqu’en 1662 [1]. Né à Florence en 1521, son auteur était établi dans la Métropole dès l’année de ses 20 ans, comme agent dans la filiale de son père commerçant. Il est demeuré sur les rives de l’Escaut jusqu’à sa mort en 1589.

   Son œuvre majeure est de celles qui ont contribué à la perception d’une unité géographique et sociopolitique des grands Pays-Bas – grosso modo l’actuel Benelux sans la principauté de Liège, avec une partie du Nord de la France. Mais paradoxalement, sa parution et celle de ses versions amendées successives coïncident avec la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648) qui fit éclater cet ensemble. En centrant son attention sur Anvers et les autres villes brabançonnes, Gustaaf Janssens, professeur émérite de la Katholieke Universiteit Leuven, également ancien archiviste du Palais royal, éclaire la manière dont les événements contemporains influencèrent les contenus des différentes moutures de la Descrittione, que celles-ci aient été dues à Guichardin lui-même ou à des continuateurs [2].

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Au service de la « légende noire » anti-espagnole

Rallié à la révolte des Pays-Bas contre les « infâmes Ibères », l’humaniste brugeois Bonaventura Vulcanius s’est répandu en pamphlets et poèmes virulents, notamment contre le gouverneur général don Juan d’Autriche. Il a pourtant continué à fréquenter le camp catholique, peut-être en mission secrète de renseignement (1572-1607)

   « Et alors ? Les dieux ne voient-ils pas d’un bon œil la fureur espagnole (ferocia Ibera), / ou vous favorisent-ils, vous Belges, qui avez subi tant de malheurs ? » . La question est évidemment rhétorique, la seconde réponse allant de soi, dans ces vers datés de 1578. Catholiques et protestants sont alors soulevés contre la domination espagnole depuis plus de dix ans. L’auteur, l’humaniste Bonaventure de Smet ou Bonaventura Vulcanius, a pris plus d’une fois la plume contre les serviteurs et la soldatesque de Philippe II. Ses écrits en latin, parfois en grec, ciblant plus particulièrement le gouverneur général don Juan d’Autriche, ont fait récemment l’objet d’une édition critique due à Eduardo del Pino (Universidad de Cádiz) [1].

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La colline de Vaux-sous-Chèvremont, stratégique et emblématique

Les fouilles récentes ont apporté des éclairages nouveaux sur l’abbaye fortifiée du haut Moyen Age qui compta dans l’espace mosan, sur son enceinte de 850 mètres construite en deux phases ainsi que sur son vaste complexe architectural. Après son démantèlement, des ateliers de céramique occupèrent le site (VIIe-XIIe siècles)

   On est déjà un peu plus près du ciel quand on arrive au haut de la colline de Vaux-sous-Chèvremont (Chaudfontaine), qui surplombe la boucle de la Vesdre. L’ex-couvent des carmes déchaux y jouxte la basilique néogothique dédiée à Notre-Dame, honorée en ces lieux depuis le haut Moyen Age. Les premières pierres de l’église et de la maison des religieux furent bénies en 1877. Jusqu’à une époque récente, les sportifs notamment vinrent ici en pèlerinage.

   C’est donc une page d’histoire de près de 140 ans qui s’est tournée avec le départ des pères, décidé en 2015. Rendant visite, peu auparavant, aux derniers animateurs encore valides de ces lieux, j’ai pu vérifier à quel point ils étaient devenus trop lourds à porter pour eux. Les autorités locales et diocésaines ayant exploré en vain les voies d’une reprise par une autre communauté religieuse, le couvent et la basilique ont été désacralisés et vendus à une société immobilière en vue de transformer les bâtiments en logements – avec un parking sous le parvis! Il s’imposait donc de mettre en œuvre des fouilles archéologiques préventives avant que toutes traces soient perdues de l’abbaye fortifiée initiale, cet important jalon dans l’histoire médiévale de l’espace mosan. Elles ont débuté en juillet 2023 sous l’égide de l’Agence wallonne du patrimoine (AWaP) et en partenariat avec l’Université de Liège [1].

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L’ambigu « cadeau » de Charles le Téméraire aux Liégeois

Souvent considéré comme un acte de repentance après le saccage de la ville, le don du célèbre reliquaire, grand chef-d’œuvre de l’orfèvrerie du temps, fut plutôt une manière d’affirmer l’emprise du duc de Bourgogne, « gardien et avoué souverain héréditaire » des églises locales et de la principauté (1467-1471)

   Les Liégeois doivent au (trop) hardi successeur de Philippe le Bon d’avoir vu leur ville mise à sac, certes, mais aussi de détenir un des tout grands chefs-d’œuvre d’orfèvrerie du temps. J’ai cité, bien sûr, le reliquaire de Charles le Téméraire, selon l’appellation discutable que l’usage a consacrée. Mais quel sens donner à un « cadeau » offert dans pareil contexte ? Pour prendre à bras-le-corps cette question ouverte depuis cinq siècles et demi, Philippe George, conservateur honoraire du Trésor de Liège (cathédrale) où le joyau est conservé, était des plus idoines [1].

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Tapis rouge à l’Est pour nos hommes politiques

Une ou deux fois par an dans la décennie 1980, le président des sociaux-chrétiens flamands Frank Swaelen s’est rendu dans les pays socialistes d’Europe de l’Est. Officiellement, la paix et la sécurité étaient à l’ordre du jour. En fait, il s’agissait surtout de favoriser les liens économiques et de donner des gages à nos pacifistes (1984-1988)

   Entre 1984 et 1988, Frank Swaelen (1930-2007), alors président du Christelijke Volkspartij (CVP [1]), a effectué à ce titre pas moins de six voyages dans les pays socialistes où il rencontra des dirigeants et représentants politiques jusqu’au plus haut niveau. Il s’est ainsi rendu successivement en Union soviétique (1984), en Roumanie (1984), en Hongrie (1985), en Tchécoslovaquie (1986), en Bulgarie (1986) et en République démocratique allemande (1987). Pendant la même période, on ne trouve traces que de deux voyages hors du bloc de l’Est, aux Etats-Unis (1983) et en Autriche neutre (1986).

   Pieterjan Douchy (Katholieke Universiteit Leuven) vient de livrer un premier éclairage sur ces étonnants déplacements à partir des archives de l’homme politique anversois, qui fut brièvement ministre de la Défense nationale (1980-1981) – alors que sa spécialité était l’enseignement! – et ultérieurement président du Sénat (1988-1999) [2].

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Les 130 jours qui n’ébranlèrent pas la Belgique

Le « printemps des peuples » a vu les trônes vaciller ou tomber un peu partout en Europe. Mais la vague n’a pas atteint la Belgique qui est sortie de la tempête avec une crédibilité renforcée. L’épisode a aussi conféré une aura internationale à Léopold Ier, devenu le souverain qu’on consultait sur les grandes questions diplomatique (1848)

   « Le sol tremble de nouveau en Europe » : Alexis de Tocqueville confie ce sentiment au papier en janvier 1848. L’historien et philosophe politique voit juste. Dans les mois suivants, des mouvements insurrectionnels, d’inspiration libérale, nationale et/ou démocrate, se répandent comme traînée de poudre, déstabilisant ou renversant les pouvoirs établis, notamment en France et au sein des composantes de l’Allemagne, de l’Empire des Habsbourg, de l’Italie… La Belgique, pourtant, traverse sans coup férir ce cap des tempêtes. Le très jeune Etat et son Roi en sortent même renforcés.

   Cent ans plus tard, Georges-Henri Dumont consacrera à ce « miracle belge » un ouvrage devenu un classique de notre historiographie. Il y démontrera que « la crise européenne de 1848 fut pour la Belgique une épreuve solennelle, une manière d’examen de maturité politique dont elle se tira avec tous les honneurs » [1]. C’est à présent François Roelants du Vivier qui nous replonge dans cet épisode [2].

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Les péages, témoins d’un âge d’or médiéval

Le nombre et la précocité des tarifs perçus dans le comté de Flandre pour le passage des marchandises ainsi que les exemptions, comparés aux autres régions, sont autant de preuves d’un dynamisme économique et d’une attraction internationale. Les autorités favorisent les échanges maritimes et y trouvent des recettes croissantes (XIIe siècle)

   Au XIIe siècle, les affaires marchent. Sous le scalpel de la recherche historique, tous les indicateurs décollent, même s’il faut nuancer l’importance de la récession d’avant cette période, imputée par Henri Pirenne au contrôle musulman de la Méditerranée [1]. On manque cependant d’informations sur les effets pour l’Europe du Nord du développement du commerce et de la circulation des biens, y compris sur de longues distances, favorisant l’essor des villes et des marchés au temps des cathédrales. Le travail d’Elisa Bonduel (Université de Gand) est venu lever les doutes à cet égard pour ce qui concerne le comté de Flandre [2].

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Arlon, capitale provinciale malgré elle

Promue à la suite de la scission du Luxembourg, sa vie institutionnelle n’a pas été un long fleuve tranquille: un gouverneur enlevé, un autre assassiné, les affres des occupations allemandes… En dépit des remises en cause, la Province est enracinée dans la conscience collective et continue de rendre d’éminents services (1831-)

   La Constitution adoptée par le Congrès national en 1831 le proclame dès son premier article: « La Belgique est divisée en provinces » . C’est assez dire l’importance de ce niveau de pouvoir, relais de la politique gouvernementale, intermédiaire entre l’Etat et les communes, mais aussi mémoire en leur centre de nos anciens comtés, principautés, duchés…, même si elles n’en épousent plus précisément les contours.

   A cette dernière dimension, identitaire, sont particulièrement attachés les Luxembourgeois, ainsi qu’en témoigne le récent ouvrage collectif consacré à leur Palais provincial, en fait à l’institution autant qu’au bâtiment qui l’abrite [1]. Si l’une et l’autre sont aujourd’hui bien ancrés dans la conscience collective, on ne peut oublier que leur existence s’origine dans une grande déchirure.

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Quand le spectre de l’anticommunisme hantait le pilier catholique

Le soutien unanime aux insurgés hongrois en 1956 a cédé la place, dès la décennie suivante, aux attitudes plus hésitantes ou réticentes des organisations catholiques face aux dissidents de l’Est. L’Aide à l’Eglise en détresse a fait exception. L’intérêt est revenu dans les années ’80, mais articulé avec peine aux causes du tiers-monde (1956-1989)

   Entre la mobilisation du monde catholique en faveur des Hongrois en 1956 et les hésitations, voire les réticences, des organismes du même monde à soutenir les dissidents de l’Est dix ans ou vingt ans plus tard, c’est peu dire que le contraste est singulier. Il ressort tout particulièrement d’une étude de  Kim Christiaens et Manuel Herrera Crespo [1].

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