Nos maîtres en histoire enseignaient naguère que le nombre plus important des luxueuses villae romaines en pierre dans les provinces méridionales de la Belgique avait, dès cette époque, marqué notre pays du sceau de la biculturalité. Ces dernières décennies pourtant, les campagnes archéologiques menées en terres flamandes ont contraint à revoir la copie. Les habitats en bois septentrionaux témoignent certes d’une société de fermiers restée attachée à ses traditions ancestrales. « Néanmoins, relève Wim De Clercq (Université de Gand), les vestiges archéologiques nous montrent aussi une société complexe dans ses différents aspects temporels et microrégionaux. En outre, du fait de la recherche sur les habitats indigènes, une idée plus équilibrée d’une partie de la Belgique romaine s’est imposée » [1].
Plus généralement, dans l’ensemble de l’espace impérial, l’opposition classique établie entre la ferme « autochtone » , issue du second âge du fer, et la « villa » présentant tous les caractères de la romanité, est aujourd’hui largement battue en brèche. « Les spécialistes du monde rural romain ont, depuis assez longtemps maintenant, pris acte de l’obsolescence des classifications traditionnelles » , écrit ainsi Michel Reddé (Ecole pratique des hautes études, Paris) dans son récent examen des sources et travaux touchant aux biens-fonds [2].
Entre autres constats, le chercheur, attaché à l’unité mixte de recherche (UMR) « Anthropologie et histoire des mondes antiques » , fait valoir que la propension à placer la villa au centre d’un grand domaine, alors que la ferme ne serait liée qu’à de petites exploitations, ne repose sur aucune preuve matérielle. Si le bâti laisse, en effet, des traces accessibles à l’archéologie, il en va rarement de même pour l’extension de la zone cultivée dépendante (ager), la structure des fundi ou l’organisation productive. Et les rares écrits ne nous sont pas d’un plus grand secours en la matière.
Le mot « villa » est en outre trompeur en ce qu’il induit, dans l’opinion commune, l’idée d’un saut civilisationnel nullement avéré par les conclusions des nombreuses fouilles préventives rendues possibles aujourd’hui. Il en ressort, tout au contraire, que les fermes héritières de l’économie protohistorique sont restées très majoritaires, un siècle encore après la conquête par César de la « Gaule chevelue » (l’expression en usage pour désigner les régions du Nord et de l’Ouest). Nous ne savons rien en fait de l’ampleur et du rythme des changements, sinon que des villae ont très bien pu coexister avec une grande densité d’établissements de type indigène ou résulter de transformations progressives de ceux-ci.

Faut-il encore, dans ces conditions, considérer la villa comme « le principal élément qui structure l’organisation économique du monde rural provincial » ? Beaucoup d’antiquisants valident toujours cette interprétation, fondée notamment sur la nécessité pour Rome d’organiser un développement méthodique, avec envoi de colons, afin d’assurer le ravitaillement des armées stationnées le long du Rhin. Michel Reddé y oppose quant à lui le témoignage d’un Tacite sur l’importance vitale, pour les troupes, des convois de vivres en provenance de la Gaule intérieure lors de la révolte des Bataves (Histoires, V, 23). Cet épisode, qui atteste le poids agricole de l’hinterland du limes (la ligne fortifiée face aux pays barbares), se déroule en 69-70 apr. J-C, avant que les villae ne se développent dans la contrée. Au-delà, les données archéologiques relatives à la vitalité des campagnes de l’Europe tempérée restent cependant éparses et en attente de synthèse.
Sur les grands domaines de l’Italie et même de l’Afrique du Nord, nous sommes beaucoup mieux documentés, tant par les textes que par les mises au jour. Le dialogue des Rerum rusticarum de Varron montre ainsi que le type d’activité peut importer davantage que la taille des exploitations dans le revenu qu’elles génèrent. Le travail des chercheurs de terrain permet en outre d’écarter toute corrélation obligatoire entre l’opulence de la construction rurale et l’étendue des terres mises en culture autour d’elle. « Une villa luxueuse, même en pleine campagne, peut n’être en fait qu’une habitation de plaisance, sans beaucoup de terres alentour, note l’historien. La proposition inverse est tout aussi vraie : une villa peu luxueuse peut se situer au centre d’un vaste ensemble productif » .
Et en Gaule chevelue ? Les cartes issues de la prospection aérienne ou au sol et les rapports de fouilles, même avec leurs limites, révèlent dans diverses régions non urbaines la densité de l’occupation et la proximité de tous les types d’implantation sur les mêmes terroirs. Un tableau dressé par Paul Van Ossel et Anne Defgnée à l’occasion des fouilles de la villa de Champion (Hamois), dans le Condroz namurois, révèle une échelle de superficies allant de 1 à 46, mais la méthode peut « conduire à quelques paradoxes » . C’est notamment le cas quand elle s’applique aux grandes villaes dites « à pavillons multiples alignés » , ceux-ci étant situés dans une cour généralement séparée de celle de la maison du maître. Ce « paradigme des villae du Nord de la Gaule » se retrouve sur le site hamoisien, où les archéologues ont montré que lesdits pavillons avaient une fonction essentiellement économique (stockage, forge, etc.), n’excluant pas d’autres fonctions comme celles d’habitat pour le personnel.

Même si des prototypes existent dès avant la « romanisation » [3], comme à Batilly-en-Gâtinais dans le Loiret, des processus différents, se prolongeant parfois jusqu’au IIIè siècle, aboutissent à cette allure spécifique de villa aux bâtiments relativement dispersés, qui caractérise les grands ensembles d’Anthée (Onhaye) en Belgique ou de Lamotte-Warfusée en France (Somme), sans qu’il s’agisse d’un modèle gaulois univoque. Les petits établissements exhumés en grande série à l’ouest de Cologne, dans les zones d’extraction de lignite (les Braunkohlenrevier), ne sont pas moins des villae, au sens romain du terme, que les complexes beaucoup plus vastes.
L’étude de celui de Champion, jointe à celle des propriétés pédologiques actuelles, a permis en outre d’établir à quel point le sol peut se révéler déterminant, autant que le dimensionnement. C’est en effet à l’élevage et non à la culture que les environs immédiats s’avèrent les plus propices (dans un rayon de 250 mètres), le fundus devenant plus fertile après (jusqu’à 500 mètres ou davantage). Il est rare que ces données soient prises en compte. Mais n’ont-elles pas changé depuis l’Antiquité ?
Il reste qu’on ne se méfiera jamais assez de l’influence inconsciente du présent sur notre (in)compréhension du passé. Dans le cas d’espèce, projeter les grandes productions céréalières modernes sur le contexte gallo-romain ne peut que fausser le raisonnement. C’est ainsi, déplore Michel Reddé, qu’a été postulée « l’existence d’une agriculture à fort rendement pratiquée par de grands propriétaires terriens, romains ou romanisés, habitant de vastes et luxueux palais campagnards » . Toute histoire est contemporaine, disait Benedetto Croce. C’est de cette pesanteur qu’il faut, bien souvent, la délivrer.
P.V.
[1] « Paysans des terres septentrionales. Les habitats indigènes sur les sols sablonneux entre la côte maritime et l’Escaut » , dans Les dossiers d’archéologie, n° 315, « La Belgique romaine » , Dijon, juillet-août 2006, pp. 56-59 (56).
[2] « Fermes et « villae » romaines en Gaule chevelue. La difficile confrontation des sources classiques et des données archéologiques » , dans Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 72, n° 1, mars 2017, pp. 47-74. https://www.cambridge.org/core/journals/annales-histoire-sciences-sociales, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), rédaction des Annales, bureaux 69-71, boulevard Raspail 105, 75006 Paris (France).
[3] Entre guillemets parce que ce concept est aujourd’hui mis en question dans différents milieux scientifiques, à tort ou à raison.