Quand les chemins de fer divisent la cité

La ligne de ceinture est de Bruxelles a imposé une limite à l’urbanisation de certains quartiers de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek. Le déplacement et l’enfouissement des infrastructures ferroviaires, entre 1881 et 1915, ont levé partiellement la barrière, mais son impact sur la morphologie urbaine demeure perceptible (1846-)

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En continu, le tracé actuel de la ligne de chemin de fer 161 (Bruxelles-Namur) traversant le nord-est de Bruxelles. En pointillé, le tracé tel qu’il se présentait avant le déplacement et l’enfouissement commencés à la fin du XIXè siècle. (Source: n. 1, p. 4)

Paradoxe: généralement loué pour les rapprochements que sa rapidité a favorisés entre les hommes et les régions, le train se trouve en même temps montré du doigt pour avoir été, dans nombre des lieux qu’il traverse, un facteur de division. Celui-ci échappe à la plupart des études qui lient le rail au développement économique, dans la mesure où celles-ci se concentrent sur les gares, pôles de croissance effectifs, attirant notamment les activités commerciales. Mais tout autre et même contraire peut être l’impact des voies ferrées, les sésames pour les traverser (viaducs, tunnels et autres passages à niveau) étant réservés aux rues et avenues principales.

A moins qu’elles ne soient profondément enfouies dans le sol, les infrastructures constituent des obstacles difficilement franchissables. Eloquente à cet égard est la manière dont, à Bruxelles, elles ont fractionné le territoire au sud de la gare du Midi. Alix Sacré, historienne diplômée de l’Université libre de Bruxelles et assistante à l’Université Saint-Louis, s’est penchée pour sa part sur un cas moins visible aujourd’hui mais non moins probant: celui du tronçon ferroviaire Bruxelles-Nord – Bruxelles-Luxembourg, c’est-à-dire la portion de la ligne 161 (Bruxelles-Namur) qui traverse les communes de Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode ainsi que l’extension est de la capitale [1].

Voulu à l’origine pour établir une liaison entre le réseau de l’Etat et la concession de la Grande Compagnie du Luxembourg desservant le Grand-duché, ce chemin de fer dit « de ceinture » , en ce sens qu’il contourne l’agglomération, devait fatalement opérer non comme un pôle mais bien comme une barrière de croissance. Son effet de frein pour l’extension de l’habitat urbain peut être comparé à celui des anciens murs d’enceinte, détruits à partir du début du XIXè siècle. Les contemporains du raccordement, achevé en 1855, ne s’y sont pas trompés. Dès 1861, un conseiller communal de Saint-Josse, Missale, déclare que la ligne « forme une véritable barrière qui s’oppose au développement de la commune » . A la même époque, Victor Besme, inspecteur des chemins et des rues des faubourgs de Bruxelles, dresse un constat identique dans un rapport adressé au ministre de l’Intérieur: « On bâtit sans hésitation dans l’espace compris entre l’agglomération et la ligne ferrée, tandis qu’il faut des circonstances exceptionnelles pour que le développement des bâtisses s’étende au-delà de cette ligne » .

Et pourtant, la majeure partie des territoires traversés est encore essentiellement rurale. Mais le front d’urbanisation bruxellois, poussé par la croissance démographique, avance à grands pas et va bientôt buter sur la limite. Les édiles schaerbeekois et plus encore tennoodois – le goulot d’étranglement se faisant davantage sentir chez eux – donnent de la voix à maintes reprises dans les années 1860 et 1870, mais sans être entendus.  Les répercussions ne tardent pas. Elles sont de différents ordres.

On voit ainsi se développer des artères parallèlement à la voie ferrée, au long de laquelle de nombreuses usines et ateliers s’implantent, profitant des prix peu élevés des terrains. C’est principalement le cas pour le quartier Saint-Félix à Schaerbeek, où s’établit notamment la firme Blaton-Aubert, spécialisée à l’origine dans la fabrication d’éléments décoratifs en ciment armé. Un autre travail que celui ici traité nous précise qu’elle installa, du côté du chemin de fer, une « allée des statues » , « où étaient exposées aux yeux des voyageurs l’ensemble des sculptures produites par l’entreprise » [2]. Le « mur » a parfois des avantages!

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La firme Blaton-Aubert, rue du Pavillon à Schaerbeek, à la fin du XIXè siècle, avec son « allée des statues » exposées aux yeux des voyageurs du chemin de fer. (Source: vue perspective, maison des Arts de Schaerbeek / fonds local, dans Caroline Berckmans & Isabelle de Pange, « Schaerbeek. Introduction urbanistique » , Bruxelles, Service public régional de Bruxelles, direction des monuments et des sites, 2013-2014, p. 27, http://www.irismonument.be/fr.Schaerbeek.html)

D’autres conséquences touchent au domaine administratif, quand le rail devient un axe de partage dans le classement des rues selon leur importance (au quartier Léopold à Bruxelles) ou dans l’application du régime urbain en matière de police de la voirie (à Schaerbeek jusqu’en 1871). Les ponts et passages à niveau suscitent en outre une convergence des artères et la naissance de petites stations locales. Celles-ci, au nombre de six, poussent rues Rogier, de la Loi, de Josaphat, des Palais et chaussée de Louvain dans les années 1860, rue Royale Sainte-Marie dans les années 1880. Toutes ont été fermées depuis, au plus tard dans les années 1920. Certaines pourraient bien renaître à la faveur du projet de réseau express régional (RER), mais il y a loin de la coupe aux lèvres.

La morphologie des communes est donc impactée fortement quand s’engage le long processus qui conduira à l’estompement partiel de la ceinture ferroviaire. La première étape voit aboutir les protestations nombreuses d’élus ou d’habitants, dans un contexte devenu plus favorable depuis le rachat de la compagnie luxembourgeoise par l’Etat belge en 1873. Ainsi la décision est-elle prise de déplacer les voies d’une centaine de mètres vers l’est, pour les mettre en déblai ou sous tunnel dans les flancs de la vallée du Maelbeek. La mise en œuvre, qui s’étendra de 1881 à 1915, aboutira au tracé qui est toujours en place aujourd’hui. Pour la petite histoire, Saint-Josse a obtenu gain de cause avant Schaerbeek, ce qui sera attribué à la présence jusqu’en 1896, à la tête de la Cité des ânes, de bourgmestres libéraux peu sympathiques aux gouvernements catholiques.

Le déplacement et l’enfouissement portent rapidement leurs fruits. Dès l’Entre-Deux-Guerres, on court après le temps perdu. De nouveaux quartiers apparaissent ou sont projetés à l’est de la ligne. A Saint-Josse, le futur square Armand Steurs s’élève sur le chemin de fer voûté. A Schaerbeek, des travaux modernisent l’ancien quartier Teniers-Josaphat, cœur médiéval du village, et font émerger l’avenue Louis Bertrand ainsi que quatre nouveaux quartiers à l’est et au nord de la voie, suivant les plans de l’ingénieur Octave Houssa. Sur les terrains libérés par l’ancien tracé, en outre, les communes ont créé les avenues Georges Pêtre, Jottrand, Paul Deschanel et Voltaire, « à l’instar des boulevards de la petite ceinture, établis à l’emplacement des anciennes fortifications de Bruxelles » , observe Alix Sacré.

« L’effet barrière » n’en demeure pas moins perceptible à travers la disposition de certaines rues ainsi qu’un maillage plus resserré, voire anarchique, et des architectures de style plus ancien à l’ouest du tronçon, là où l’extension du bâti a été longtemps confinée. Et si des viaducs ont vu le jour, seules les rues les plus importantes franchissent ce qui reste une barrière, certes moins contraignante.

Les transports ferroviaires n’ont évidemment pas été les seuls fauteurs de divisions dans le tissu bruxellois. Le canal et certaines voies rapides ont pu être les causes d’effets semblables, sans parler des plaies que porte toujours la ville des suites de la jonction Nord-Midi – un vrai cas d’école, bien qu’elle soit souterraine [3]. Ceux qui se résignent à ces dégâts collatéraux du progrès diront, selon l’adage apparu au XIXè siècle et rapporté par Balzac, qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Au temps de la révolution industrielle triomphante, les urbanistes devaient se le dire souvent.

P.V.

[1] « La ceinture ferroviaire est de Bruxelles: barrière de croissance aux XIXè et XXè siècles ? (1855-1950) » , dans Brussels Studies, Collection générale, n° 134, 29 avril 2019, 25 pp.,, https://journals.openedition.org/brussels/2599 (en libre accès, également disponible en néerlandais et en anglais). – Du même auteur, signalons aussi Le Chemin de fer dans la ville. Gares et urbanisation au nord-est de Bruxelles 1850-1930, Bruxelles, CFC-Éditions (coll. « Lieux de mémoire » ), 2019, 96 pp.

[2] Région de Bruxelles-Capitale, Inventaire du patrimoine architectural, http://www.irismonument.be/fr.Bruxelles_Extension_Nord.Rue_du_Pavillon.2.html.

[3] Cfr dans le présent blog notre article « Le train sifflera une fois, sous Bruxelles… » , 11 oct. 2018.

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