Dans les asiles de la Belgique martyre

Le taux de surmortalité dans les institutions psychiatriques s’est élevé à 23 % pendant la Grande Guerre. La malnutrition, les conditions sanitaires, les réquisitions… sont à l’origine de ces nombreux décès, sans beaucoup de réactions du côté des autorités. Un moment révélateur des carences de l’époque dans le domaine des soins aux aliénés… (1914-1919)

Bâtiments réquisitionnés ou frappés par les bombardements, évacuations pour cause de proximité des combats, afflux de civils en fuite, déplacements épuisants de personnes fragiles, surpopulation délétère des institutions restantes…: le monde des asiles psychiatriques a payé, lui aussi, un lourd tribut à la Grande Guerre. Une situation encore aggravée par l’amenuisement des sources de financement public, l’Etat, les provinces et les communes étant eux-mêmes confrontés aux aléas en cascade qui les avaient rendus ménagers de leurs deniers (aide aux nécessiteux, ravitaillement et entretien des troupes d’occupation, crise monétaire…). En 1918, l’hospice des insensés de Liège touche 2,18 francs par journée d’aliéné pris en charge, alors que le coût réel est estimé à 4,58 francs. C’est un des nombreux indices de misère que relèvent Benoît Majerus (Université du Luxembourg) et Anne Roekens (Université de Namur) dans leur étude novatrice sur le sujet [1]. Ajoutons, pour aider à se représenter, que cent grammes de beurre coûtent alors 5,20 francs à Bruxelles [2].

Des pénuries alimentaires, les populations asilaires souffrent dès août 1914, avec cette circonstance aggravante que le règne de la débrouille, qui va s’instaurer un peu partout dans le pays, ne peut avoir cours intra-muros. Dans une lettre adressée à la fin du mois au ministre de la Justice Henry Carton de Wiart, le supérieur des Frères de la charité signale que « personne ne vend plus à crédit » (cité p. 37). Au même moment, le Beau Vallon à Saint-Servais (Namur) est « sans vivres pendant plusieurs jours, vu l’impossibilité de sortir de la ville » , selon le témoignage d’une religieuse (id.). Trois ans plus tard, la situation n’aura fait qu’empirer. Les internés « ne reçoivent que la piteuse ration officielle et ne peuvent y suppléer d’aucune manière » , écrira le supérieur de l’asile de Tournai au cardinal Mercier en octobre 1917 (cité pp. 91-92).

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Le réfectoire de l’asile Saint-Martin à Dave au début du XXe siècle. (Source: https://www.lavenir.net/cnt/dmf20190225_01301720/saint-martin-ses-alienes-d-hier-ses-usagers-d-aujourd-hui)

Conséquence inéluctable de la sous-alimentation, des conditions sanitaires déplorables, de la marginalité et de l’invisibilité sociale, la mortalité part à la hausse et se renforce encore davantage pendant les deux dernières années de la guerre. Plus les établissements sont grands, plus ils sont touchés. En 1914, les statistiques du royaume font état de 19.177 « malades mentaux colloqués » . Sur base des données disponibles et d’une extrapolation, le duo d’historiens arrive à la conclusion qu’entre 1914 et 1919, 4434 décès survenus en plus de la normale ont été liés aux privations et aux manquements (pp. 19, 68-69). Soit une moyenne d’un patient sur 4,3… Dans ses cahiers conservés aux Archives de l’évêché de Namur, le chanoine Schmitz relève, à la date du 4 mars 1918, l’augmentation « effrayante » du nombre de morts à l’établissement de Dave, ainsi que les précautions prises pour ne pas déclencher la panique chez les autres aliénés: « Le prêtre fait une absoute le matin, à la morgue; à la soirée, on les dévêt et on les porte, en cachette, dans le cimetière » . Où ils sont enterrés nus et sans cercueil… (cité p. 66). La colonie de Merksplas (anciennement Merxplas), destinée à l’origine aux mendiants et élargie ensuite à d’autres catégories de marginaux [3], constitue un cas emblématique. Devenue le point de chute de milliers de fous, elle est contrainte, en 1918, d’aménager un cimetière supplémentaire où l’on inhume des dizaines de corps par jour. La disette suscite en outre, chez les pensionnaires, une vague de larcins qui peuvent tourner à la tragédie. « Un colon ne tua-t-il pas un de ses camarades en lui enfonçant des ciseaux dans la gorge ? écrit une sœur de la charité. Et cela parce que le malheureux garçon l’avait menacé de dire qu’il l’avait vu cuire des pommes de terre dérobées! » (cité pp. 86-87). En 1919 encore, malgré une amélioration du ravitaillement, il faudra continuer de vivre dans une grande précarité.

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Frappées de pénurie monétaire, beaucoup d’autorités locales ont été amenées à émettre leur propre papier-monnaie. Au verso du billet de 50 centimes de la commune de Merksplas figurait cette évocation ironique de l’actualité tragique. (Source: musée de la Banque nationale de Belgique, https://www.nbbmuseum.be/fr/2013/02/emergency-notes.htm)

Comment expliquer l’attitude des autorités compétentes ? Pour les professeurs Majerus et Roekens, la question ne figure tout simplement pas au nombre de leurs priorités. La principale organisation d’appro- visionnement qu’est le Comité national de secours et d’alimenta- tion (CNSA) a bien prévu des mesures adaptées pour les enfants ou pour les tuberculeux, mais les interpellations répétées qui lui parviennent à propos des malades mentaux ne sont suivies que de peu d’effets, quand elles ne se heurtent pas à un refus. Si l’insuffisance des stocks est alléguée, il appert aussi que « les tensions entre acteurs publics et privés sont exacerbées » (p. 54). A l’opposé émerge la figure du directeur général de la Bienfaisance Henry Dom, conscient de la gravité des problèmes, mais il semble « bien seul dans ce cas » (p. 55) et tente en vain « d’infléchir la tendance lourde d’une politique de négligence » (p. 97). Quant aux familles, autant que les sources permettent d’en juger, elles ne paraissent émettre aucune contestation et prendre douloureusement acte de la situation. Les déplacements des patients, il est vrai, ont parfois créé un trop grand éloignement pour qu’il soit possible, surtout en temps de guerre, de rendre visite et de suppléer les insuffisances de l’institution.

En l’absence de soutiens venus d’en haut, c’est parfois l’initiative des responsables locaux qui sauve la mise. Ce sont les religieuses de l’asile de Lokeren qui cachent des matelas avant leur saisie par les Allemands ou déclarent moins de vaches qu’elles n’en ont pour sauver de la viande (p. 51). C’est Dave qui loue des champs avant d’acquérir une ferme de plusieurs hectares. Ce sont les directeurs, plus nombreux, qui transforment tous les espaces disponibles en potagers et en enclos d’animaux, découvrant du même coup les bienfaits thérapeutiques de telles activités pour les malades (pp. 51-52). Mais faut-il croire le patron de Merksplas Louis Stroobant quand il affirme, dans un rapport interne de 1919, que le régime appliqué dans  le centre a été « sensiblement supérieur à la généralité d’alimentation de la population civile » (cité p. 92) ? Le 14 février de la même année, le quotidien catholique flamand De Standaard a plus que semé le doute en demandant, dans un article publié à la une, pourquoi il n’y a pas eu d’enquête alors qu’il se dit notamment que des hauts fonctionnaires travaillant à Merksplas auraient détourné de la nourriture et des vêtements à leur profit (p. 65).

Cette sortie et une ou deux autres mises à part, le chapitre psychiatrique des épreuves du pays martyr s’avère peu présent dans les récits contemporains et tout aussi peu dans les travaux ultérieurs. Pour les chercheurs, il s’agit là d’un silence sur un « non-objet » , en ce sens « qu’il ne cadre pas avec l’image aujourd’hui dominante d’une petite Belgique unie dans la tourmente du premier conflit mondial » (p. 5). Mais n’est-ce pas, plus simplement, parce que le drame asilaire s’est trouvé noyé dans un torrent d’horreurs et de souffrances qui l’égalaient ou le dépassaient ? Globalement, certes, la surmortalité des aliénés (23 %) a été de vingt fois supérieure à la surmortalité de la population belge (1,2 %). Mais les moyennes cachent toujours d’énormes disparités: en fait de péril pour la vie, il valait mieux avoir été colloqué que se trouver en liberté parmi les habitants de Dinant, d’Andenne ou de Tamines quand ils furent massacrés par centaines. Si on additionne ces derniers avec les déportés, les fusillés et les 11,06 % de soldats qui ont laissé leur vie au front, la Belgique s’est trouvée en deuil de 50.000 des siens [4]. Et il est aujourd’hui admis d’y ajouter une grande partie des morts de la grippe espagnole, frappés alors que la malnutrition les avait fragilisés. La France, où l’occupation n’a pas restreint les capacités de mobilisation comme chez nous, affiche un bilan plus lourd encore: elle a perdu un homme adulte sur six, chiffre qui se rapproche de la saignée enregistrée chez nos déments (un sur cinq). Mais plus encore, l’hécatombe des champs de bataille et la brutalité des carnages subis par les civils bouleversaient forcément l’opinion bien davantage que les trépas excédentaires dans l’ensemble des hospices du royaume.

Il demeure vrai que l’adversité ne fait pas nécessairement taire toutes les tensions au sein d’une société. Il peut même arriver qu’elle les attise. Une certaine concurrence des victimes y prend parfois racine. Le présent dossier éclaire, en outre et surtout, les limites des soins mentaux de l’époque. L’internement sert alors à calmer et à contrôler plutôt qu’à guérir ou à soulager. Le vent antipsychiatrique qui a soufflé dans les années ’60 a ouvert, à cet égard, des champs à la recherche et à un regard plus critique, même si, selon nos auteurs, il « véhicule également des visions réductrices de la folie et de l’asile » (p. 6).

Il vaut enfin de relever que les instances allemandes ont manifesté envers les « débiles » encore moins d’estime que les autochtones. Affichant et assumant « un mépris certain à l’égard des asiles d’aliénés » , lit-on, « elles reproduisent ainsi la politique poursuivie en Allemagne où les fous sont également victimes d’une surmortalité impressionnante » (p. 97). Un constat lourd de sens quand on connaît la suite de l’histoire… C’est dès 1920 que deux éminents universitaires, le juriste Karl Ludwig Binding et le médecin Alfred Erich Hoche, publient la première édition de leur livre fondateur, Die Freigabe der Vernichtung lebensunwerten Lebens (littéralement « la libéralisation de la destruction de la vie qui ne vaut pas d’être vécue » ), où est développée une théorie justifiant l’euthanasie, notamment des handicapés mentaux « incapables d’un consentement libre et éclairé » [5]. Ce programme sera rigoureusement mis en œuvre, en 1939, par le régime national-socialiste.

P.V.

[1] Vulnérables. Les patients psychiatriques en Belgique (1914-1918), Namur, Presses universitaires de Namur (coll. « Univer’Cité » , 7), 2018, 106 pp., p. 42.

[2] Sophie de Schaepdrijver, La Belgique et la Première Guerre mondiale (1997), trad. du néerlandais, Bruxelles, PIE – Peter Lang (coll. « Documents pour l’histoire des francophones / Europe » , 4), 2004,  p. 217.

[3] Cfr notre article du 18/3/2017,  « De l’indésirable au vagabond, il n’y avait qu’un pas… »

[4] Sophie de Schaepdrijver, op. cit., p. 293.

[5] Le texte a été traduit en français et présenté par Klaudia SCHANK et Mgr Michel SCHOOYANS, Euthanasie: le dossier Binding & Hoche, Paris, Le Sarment (coll. « Un autre regard sur l’homme » ), 2002.

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