La lutte entre forces laïques et chrétiennes, catholiques surtout, pour le contrôle de l’espace public, grandissante à partir de la seconde moitié du XIXè siècle, est aussi culturelle. Ce n’est pas pour rien que dans l’Allemagne de Bismarck, elle s’appelle le Kulturkampf. Dans cette guerre, les rites funéraires et les cimetières constituent un champ de bataille privilégié.
Jeffrey Tyssens et Christoph De Spiegeleer (Vrije Universiteit Brussel) ont braqué leurs projecteurs sur ce volet de la marche à la sécularisation en Belgique. Un récent article du second s’attache à le replacer dans une perspective européenne plus large, tout en montrant comment ses protagonistes réussirent à marquer points sur points à Bruxelles [1]. Sans surprise, c’est l’action conjuguée des associations de laïcité militante et des pouvoirs politiques épousant leurs vues qui s’avère décisive. La capitale belge, où le parti libéral est alors dominant sans discontinuer, constitue à cet égard un terrain des plus favorables.
En ligne de mire, il y a notamment le statut des cimetières. Le régime napoléonien les a placés sous l’autorité des communes, chaque religion pouvant disposer de sa propre section. Rien n’a toutefois été prévu pour ceux qui sont décédés sans confession ou dans l’irrégularité par rapport à celle qu’ils professent (non baptisés, suicidés, duellistes, criminels non repentis…). En outre, l’ambiguïté est patente dans les villages dont tous les habitants sont catholiques. L’officiel et le religieux y mêlent forcément leurs eaux. L’espace où l’on enterre a été béni par le clergé, alors que c’est l’édilité locale qui l’a aménagé.
Dès les années 1860, le décret du Premier Empire chancelle. Le gouvernement « bleu » homogène permet aux communes d’opter pour l’absence de toute différenciation dans les nouveaux cimetières. Les majorités catholiques ultérieures n’oseront pas revenir sur cette disposition. En 1879, un arrêt de la Cour de cassation met le legs du passé en joue. « Cette décision, souligne Christoph De Spiegeleer, a permis au gouvernement libéral conduit par Walthère Frère-Orban (1878–1884) d’annuler les règlements d’inhumation locaux qui divisaient les cimetières communaux là où le catholicisme était la seule religion pratiquée, et de procéder aux exhumations de dissidents enterrés dans des parcelles séparées » . Les autorités nationales se heurtent cependant à des résistances locales nombreuses et parfois musclées. Le ministre de l’Intérieur Gustave Rolin-Jaequemyns justifiera la contrainte en se référant à la loi qui interdit la partition des champs de repos dans la France de la Troisième République. Le trend est du reste général en Europe dans les Etats laïcisants, le clivage séculier-confessionnel étant supplanté aux Pays-Bas et en Allemagne par la ligne de fracture entre catholiques et protestants ou, en Angleterre, par le refus de l’Eglise anglicane de voir ensevelir dans sa terre consacrée des tenants d’obédiences protestantes diverses.

Significativement congruent dans ces contextes politiques, le mouvement en faveur de la crémation est relayé en Belgique, en octobre 1906, par un congrès de la Fédération rationaliste du bassin de Charleroi. Réunies dans son « temple de la science » , les assises sont ouvertes par le ténor libre-penseur Jules des Essarts. La promotion par le courant anticlérical de l’incinération des morts étaie alors l’opposition de l’Eglise à cette pratique et l’excommunication de ceux qui en font la publicité ou l’ont choisie [2]. L’architecture des premiers crématoriums et les rites qui y sont déployés témoignent d’un engagement à rebours de toute foi. Les symboles maçonniques y sont souvent transparents. Les partis laïques ne se montrent pourtant pas trop enclins à emboîter le pas. Ils entendent notamment les objections des médecins légistes pointant l’entrave à la résolution de certains cas de meurtres. Le feu vert ne sera donné que par une loi de 1932, bien après la plupart des autres pays d’Europe occidentale.
L’action en faveur des funérailles civiles occupe, bien évidemment, une place de choix dans la diffusion de la culture sécularisée à partir du milieu du XIXè siècle. Les loges et les sociétés de libre-pensée proposent aux familles des alternatives aux cérémonies religieuses, quitte à ériger parfois une sorte de « clergé laïque » . A Bruxelles, les sociétés L’Affranchissement (1854), Les Solidaires (1857) et La Libre-Pensée (1853) agissent en ce sens. Des interactions s’observent entre la France et la Belgique, les exilés du Second Empire puis de la Commune servant de courroies de transmission.
Quantitativement, le phénomène demeure néanmoins marginal. Même à Paris, ville marquée par un processus déchristianisation particulièrement précoce, plus de 70 % des défunts se font enterrer après passage par l’église en 1900. Les processions sans prêtre n’en constituent pas moins des événements de nature à impressionner l’opinion. Régulièrement, ils donnent lieu à des confrontations avec les catholiques locaux (refus de prêter des brancards, d’ouvrir la porte du cimetière…). Les personnes in articulo mortis, parfois en désaccord avec leur famille, deviennent des enjeux dans la lutte.
Quelques affaires retentissantes, portées devant les tribunaux, permettent à la laïcité d’avancer ses pions. C’est notamment le cas du jugement rendu en faveur de François Grégoire, membre de L’Affranchissement et mari de Catherine Van Meer, enterrée civilement à Laeken en octobre 1874, contre l’avis de sa mère et de sa fratrie qui ont protesté des sentiments religieux de la défunte. Tout en condamnant Grégoire et deux de ses compagnons à une amende pour avoir agressé verbalement le prêtre envoyé par un proche, le juge affirme le droit de l’époux d’organiser les obsèques de sa femme, celle-ci étant présumée avoir suivi les convictions de son conjoint, ne serait-ce que dans l’intérêt de l’harmonie domestique.
Ultérieurement se répand parmi les sans-Dieu, ou à tout le moins sans-Eglise, l’usage du « testament philosophique » où la demande d’une cérémonie civile est explicitée avec désignation d’un ou plusieurs exécuteur(s). Cette volonté écrite et signée sera reconnue en 1875 par le président du tribunal de première instance de la capitale statuant sur un différend entre L’Affranchissement et la famille de son secrétaire décédé Emile Cammaert. Une autre décision judiciaire, l’année suivante, concernant le sénateur libéral Théodore Mosselman, renforcera le poids du testament, même si la Cour de cassation, en 1899, estimera qu’un changement d’avis du testateur exprimé in extremis devant témoins suffit à le révoquer.
D’autres étapes historiques, ou jugées telles par les libres-penseurs, ont porté sur l’infrastructure funéraire (corbillards, draps, ornements mortuaires…), garantie aux fabriques d’églises et aux consistoires protestants ou israélites, mais non aux mécréants. En 1872, la Ville décide de mettre sur pied un service civil communal à l’intention de ceux qui meurent en n’étant attaché ni à une confession religieuse, ni à une société rationaliste. D’autres occasions de crier victoire sont fournies par l’emprise croissante – et laïcisante – des autorités sur les espaces funéraires. Selon la réglementation votée en mai 1880, le transport des corps aura lieu sous la seule autorité de l’administration bruxelloise et toute séparation religieuse ou philosophique sera interdite à l’avenir.
Remarquons cependant que l’écart demeure considérable, à cette époque, entre milieux urbain et rural. Les funérailles civiles sont rares à la campagne et elles y constituent d’autant plus un motif de scandale, voire d’affrontements violents entre catholiques et anticléricaux [3]. Plus tard, au cours du XXè siècle, les différences entre villes et village s’estomperont, bien sûr, mais les funérailles civiles perdront aussi leur caractère militant pour devenir, de plus en plus, la manifestation de l’indifférence du défunt et/ou de sa famille envers la religion comme envers la laïcité.
Enfin et aujourd’hui, dans nos cimetières actuels, qui oserait contester l’existence de lieux d’inhumation spécifiques pour les musulmans et les juifs ? Ironie de l’histoire: ce qui avait été sorti par la porte laïque est rentré par la fenêtre religieuse, mais non chrétienne.
P.V.
[1] Christoph De SPIEGELEER, « Funerary Culture Wars » in Late 19th- and Early 20th-Century Europe and the Case of the Brussels’ Freethought Movement » , dans Secular Studies, vol. 4, n° 1, 2022, pp. 9-41. https://brill.com/view/journals/secu/secu-overview.xml, Koninklijke Brill nv, Leiden, The Netherlands. – J’ai rendu compte précédemment d’un article de Jeffrey Tyssens sur la divulgation du message maçonnique notamment à travers les enterrements de frères célèbres et l’art funéraire ( « Les loges dans la Cité… la mort aidant » , 26/11/2017). [retour]
[2] La crémation n’est pas « contraire en soi à la religion chrétienne » , a précisé le Saint-Office en 1963, sauf si elle est la manifestation d’ « une négation des dogmes chrétiens » . En 2016, l’instruction Ad resurgendum cum Christo de la Congrégation pour la doctrine de la foi a confirmé la préférence de l’Eglise pour l’inhumation et la non-interdiction de la crémation, tout en établissant des normes pour la conservation des cendres. [retour]
[3] Exemple dans le pays de Durbuy (1879-1888), « Quand la Belgique était coupée en deux » , 17/7/2021. [retour]