Von Falkenhausen, l’occupant qui se disait résistant

Le commandant militaire pour la Belgique et le Nord de la France de 1940 à 1944 a su cultiver sa réputation de modéré atténuant les rigueurs de l’occupation allemande. S’il fut, de fait, opposé au régime national-socialiste, ce très fut passivement, tout en appliquant et parfois devançant les ordres répressifs qui venaient de Berlin (1878-1966)

   « Belgica ingrata, non possedibis ossa mea » ( « Belgique ingrate, tu n’auras pas mes os » ): tel est le contenu du billet que le général Alexandre von Falkenhausen fit remettre, depuis la voiture qui le reconduisait à la frontière allemande, à des journalistes du Soir qui souhaitaient l’interviewer [1]. C’était en mars 1951. Quelques jours auparavant, le commandant militaire pour la Belgique et le Nord de la France de 1940 à 1944 avait été condamné comme criminel de guerre. Une décision gouvernementale de libération et d’expulsion hors du territoire national avait néanmoins suivi promptement.

   Nombre d’acteurs et de témoins de l’époque ont loué la relative modération dont aurait fait preuve le gouverneur de l’occupation, ainsi que son hostilité avérée au régime national-socialiste. Cette image prit encore plus d’ampleur en 1960 quand von Falkenhausen, veuf de sa première épouse, se remaria avec une ancienne résistante belge, Cécile Vent, de 28 ans sa cadette. La presse internationale afflua alors au chalet de bois où il s’était établi à Nassau, dans la vallée de la Lahn (Rhénanie-Palatinat). L’écrivain français Edmonde Charles-Roux trouva cette histoire très romantique et lui consacra un article laudatif dans le magazine Elle.

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James Ensor, le faux artiste maudit

Le peintre et graveur ostendais s’est montré beaucoup moins rebelle dans la vie réelle que dans l’imaginaire qui imprègne ses œuvres et le personnage qu’il s’est construit. Feignant d’ignorer la reconnaissance et les honneurs, il s’est fait l’écho des tumultes contemporains et le contempteurs du prosaïsme bourgeois (1880-1930)

   Quand on porte sur une carrière d’artiste un regard d’historien, quelques aspects insoupçonnés, très prosaïques, voire terre à terre, peuvent se révéler des plus dignes d’attention. Ainsi en va-t-il pour l’importance… du train dans l’activité de James Ensor (1860-1949) et son accès à la notoriété. C’est le réseau ferroviaire belge, au développement exceptionnel à la fin du XIXè siècle, qui permit au peintre et graveur de recevoir à Ostende la visite de collectionneurs des quatre coins du pays ainsi que de l’étranger. C’est aussi grâce au rail que Bruxelles, Anvers ou Liège devinrent des destinations de routine pour l’homme ou pour ses œuvres.

   Ce constat figure parmi ceux que dresse le journaliste, historien, philologue Vincent Delannoy [1]. Car à l’encontre des représentations d’un Ensor casanièrement vissé à sa demeure de la Vlaanderenstraat – devenue depuis son musée –, aucun créateur aspirant à la reconnaissance ne pouvait alors s’exempter des institutions et des réseaux culturels de la capitale en particulier. Centralisme à la parisienne ? Mutatis mutandis. La vie du natif de la Côte est jalonnée de séjours de quelques semaines, susceptibles de s’étendre jusqu’à quelques mois, dans « le lieu des échanges culturels et l’endroit où l’on entretient des contacts et où l’on conclut des affaires » (p. 100). Les salles d’exposition et les revues artistiques qui font percer sont bruxelloises. C’est en empruntant ces passages obligés que l’inconnu, à la longue, est devenu illustre.

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De l’édition des Lumières à celle des gouvernements

Au XVIIIè siècle, le « Journal encyclopédique » de Pierre Rousseau, lancé à Liège, sert à propager les « idées nouvelles ». Il est à l’origine de la maison Weissenbruch, spécialisée notamment dans les publications musicales et officielles, les publicités et les affiches. L’entreprise familiale aura la vie dure (XVIIIè-XXIè siècles)

   « Rien de plus singulier, de plus louable, que la fortune de M. Pierre Rousseau, de Toulouse, qui, d’auteur médiocre et méprisé à Paris, est devenu un manufacturier littéraire très-estimé et très-riche » . Tel est le point de vue rapporté par Louis Petit de Bachaumont en 1769 dans ses Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en France [1]. Il faut y ajouter que la success-story ici évoquée s’est jouée pour l’essentiel à Liège et à Bouillon: un itinéraire à l’inverse, donc, de celui des artistes et écrivains qui allaient quérir gloire et gain dans la capitale française.

   C’est en Cité ardente que Pierre Rousseau (1716-1785) a lancé, en 1756, son Journal encyclopédique, organe de propagande pour les Lumières, promis à une large diffusion européenne. C’est en bord de Semois qu’il a créé, en 1768, la Société typographique de Bouillon. L’entreprise sera durable. Transmise à la belle-famille du fondateur après la mort de celui-ci, elle deviendra la Société d’édition et d’imprimerie Weissenbruch, établie à Bruxelles et active jusqu’à l’aube du XXIè siècle. De cette longue histoire témoigne aujourd’hui un important fonds d’archives, qui a fait l’objet en 2016 d’une donation à l’Université de Liège où sa numérisation a été mise en œuvre [2].

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Juul Filliaert, la culture derrière l’Yser

Auteur, journaliste, éditeur, collectionneur…, il fut pendant la guerre un animateur de la vie intellectuelle et artistique au cœur de la partie non occupée de la Belgique. Secrétaire de rédaction du « Belgische Standaard », il fit aussi connaître les peintres du front. Mais son patriotisme fut mis en doute (1914-1925)

   En pleine Grande Guerre, dans la petite portion du territoire national demeurée invaincue face à l’ennemi, les arts n’étaient pas considérés comme des activités « non essentielles » ! A une encablure des tranchées, peintres, poètes, mémorialistes, étudiants… s’appliquaient à œuvrer en témoins pour le monde des souffrances du pays et de l’héroïsme de ses soldats. Certains faisaient partie de la Section artistique de l’armée belge en campagne, créée par l’état-major. Et La Panne était devenue la capitale culturelle de la Belgique résistante. Au cœur de ce vivier se trouvait une personnalité multiforme, à la fois auteur, éditeur, journaliste, libraire, collectionneur, organisateur d’expositions et on en passe: Juul Filliaert (1890-1948).

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Entre Vérone et Liège, la mobilité épiscopale au Xè siècle

En 955, l’évêque Rathier est débarqué de son siège liégeois pour avoir été précédemment à la tête du diocèse vénitien. Les vraies raisons sont davantage politiques, mais en plaidant sa cause, le prélat déchu contribuera à mettre en valeur des sources canoniques qui serviront de base à la levée de l’interdiction de tels transferts (930-974)

  Le 21 septembre 953, le prélat Rathier de Vérone est élu évêque de Liège. L’élévation se fait « en présence du Roi au palais appelé Aix par les représentants appropriés » , écrira-t-il plus tard, précisant qu’il a aussi été nommé « par les évêques, les abbés, les comtes et les chefs du royaume entier » . Le dimanche suivant, l’élection est réitérée en présence notamment de sept confrères évêques. L’archevêque de Cologne Brunon, frère d’Otton Ier, roi de Germanie, a fermement soutenu cette candidature. Et pourtant, au bout de dix-huit mois, Rathier doit abandonner son siège.

   La raison ? Il a porté la mitre en Vénétie et ne peut donc pas faire de même en bord de Meuse. Les transferts de la tête d’un évêché à celle d’un autre ont été, en effet, interdits par le concile de Nicée en 325. Mais cette disposition est elle-même discutée et derrière le motif canonique de l’éjection s’en cachent bien d’autres [1]

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Flamingantisme et démocratie chrétienne main dans la main

Pour leurs pionniers, la langue du peuple, sa religion et sa condition sociale constituent un tout indissociable, enjeu d’un même combat. La figure et l’action de Kamiel van Caeneghem incarnent cette jonction des idéaux et des revendications, au moment où l’élargissement du droit de vote va leur conférer davantage de poids (1884-1897)

  Dès le milieu du XIXè siècle, le mouvement flamand s’est voulu social autant que linguistique. La jonction allait de soi: promouvoir le néerlandais comme langue nationale contre la reconnaissance exclusive du français, c’était défendre le parler du peuple contre celui des élites urbaines. Ce courant a tout aussi logiquement pris corps au sein du giron catholique: la religion du peuple contre l’anticléricalisme libéral et socialiste. A la fin du siècle, la figure de l’abbé Adolf Daens, connue de beaucoup par le film que lui consacra Stijn Coninx (1992), incarne à sa manière l’imbrication du flamingantisme et de la démocratie chrétienne, cette dernière se posant alors en option concurrente ou complémentaire du paternalisme caritatif. Mais il en est bien d’autres.

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Eugène Ysaÿe tenait la corde

De l’Amérique à l’Oural, le rayonnement international du violoniste, chef d’orchestre et compositeur a fait de lui un ambassadeur de la musique belge. D’une influence durable dans le monde des interprètes, à cheval sur le classicisme et la modernité, il a aussi laissé un opéra singulier en wallon liégeois (1858-1931)

Eugène Ysaÿe dessiné par Berteaux (Hippolyte ?) en 1885, avec une dédicace à Guillaume Lekeu. (Source: Bibliothque royale de Belgique, Mus. Obj. 368, détail; n. 1, p. 36)

  Le 31 juillet 1892, le Washington Post annonce qu’Eugène Ysaÿe, « le célèbre violoniste belge, sera entendu en concert dans les principales villes américaines pendant la prochaine saison » . Deux ans plus tard, le 22 juillet 1894, le même journal fait écho à la réputation de l’artiste belge « d’être un des principaux, si pas le plus grand violoniste en vie » . Et pour que son nom ne soit pas – trop – martyrisé, l’article précise qu’il se prononce « Easy » !

   Le 31 mars 1899, L’Indépendance belge décrit le délire suscité à Berlin par la présence de notre compatriote. A l’issue de son concert, « des douzaines de gens, surtout des dames, se ruèrent vers le couloir des artistes, entourèrent le grand virtuose en poussant des hoch et des hourrahs, lui firent escorte en le serrant de près et lui prenant les mains, puis manifestèrent bruyamment autour de la voiture qui l’emmenait » . Rien d’étonnant si la vedette figure aussi « parmi les interprètes favoris du public anglais » et de celui de bien d’autres pays. Et si elle peut s’appuyer sur un réseau international considérable de musiciens, d’imprésarios, d’éditeurs…   

   A l’aide notamment de la correspondance d’Ysaÿe et de documents inexploités de toute nature, la musicologue Marie Cornaz, conservatrice des collections musicales de la Bibliothèque royale et maître de conférences à l’Université libre de Bruxelles, a mené à bien la première biographie scientifique complète de cette figure emblématique [1]. Une mesure parmi d’autres de son rayonnement: rien que ses voyages mentionnés dans le présent ouvrage – qui ne peut être exhaustif –représentent un demi-million de kilomètres effectués en train, en bateau ou en voiture (p. 274).

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Un intellectuel catholique dans l’enfer nazi

Les écrits de Flor Peeters dénonçant les systèmes totalitaires l’ont conduit à Sachsenhausen. Il y a été témoin et victime du régime inhumain des camps ainsi que des collusions entre prisonniers communistes et autorités SS. Sa foi lui a permis de surmonter l’épreuve. Elle a continué de guider son action après la guerre (1941-1945)

  « Florent, je ne souhaite qu’une chose: fais ton devoir! » Ainsi parla sa femme ce jour de septembre 1941 où sept gestapistes armés firent irruption chez lui, à Duffel, pour l’arrêter. Les époux n’allaient plus se revoir avant la fin de la guerre. Pour Flor Peeters (1909-1989), alors enseignant en langues anciennes, plus tard professeur à l’Université de Gand, la grande épreuve allait s’appeler Oranienburg-Sachsenhausen, un des premiers camps de concentration, ouvert dès 1933. Au retour, ce survivant de l’enfer, qui devait en porter à tout jamais les séquelles, fournit un témoignage poignant et réfléchi dans une série de 122 articles publiés d’abord par le quotidien Het Volk, de juillet à décembre 1945, puis réunis en un livre l’année suivante. Une nouvelle vie éditoriale vient d’être conférée à celui-ci [1].

  Ancien élève des jésuites de Turnhout puis étudiant de l’Université catholique de Louvain, docteur en philologie classique et en philosophie, également candidat en droit, celui qui s’était engagé dans les Jeunesses ouvrières du futur cardinal Cardijn dut à son opposition radicale aux totalitarismes d’avoir été déporté. Ce rejet s’était exprimé notamment, en 1937, dans un ouvrage au titre des plus explicites: Het bruine bolsjevisme. Over de christenvervolging in het Derde Rijk (Le bolchevisme brun. Sur la persécution des chrétiens dans le Troisième Reich). En langage vulgaire, on dira qu’il était « brûlé » .   

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Ennemi du Reich, torturé en Angleterre

Passé en Grande-Bretagne avec des renseignements précieux pour les Alliés obtenus d’Allemands antinazis, l’Anversois Jacques de Duve fut bien mal récompensé. Pris pour un dangereux espion potentiel, il fut emprisonné, mis au secret, brutalisé… Après la guerre, la Justice belge l’a définitivement blanchi (1943-1946)

  Dans le Pas-de-Calais, sur le territoire de la commune d’Helfaut, la base de tir de fusées V2 que firent construire les Allemands dresse toujours vers le ciel sa sombre coupole, forte de cinq mètres d’épaisseur de béton. Si les travaux entrepris ici avaient été menés à terme, c’est par dizaines que le dôme aurait pu cracher ses engins de morts vers l’Angleterre et la Belgique. Le débarquement de Normandie en décida autrement. Le site est aujourd’hui devenu le musée de la Coupole, un centre d’histoire et de mémoire.

  Ce qu’on ne savait pas, jusqu’à récemment, c’est que les Britanniques furent informés par un patriote belge de l’existence de ce chantier entrepris dans le plus grand secret, et ce dès son commencement en 1943. Cet informateur, Jacques  de Duve – frère de Christian, le prix Nobel de médecine –, fut pourtant bien mal récompensé, pour le dire par euphémisme… A partir des papiers de famille ainsi que de recherches menées dans les archives publiques, son beau-fils Charles-Albert de Behault a retracé minutieusement, pas à pas, cette incroyable (més)aventure [1].

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Sainte Begge n’était pas béguine

Veuve, ayant décidé de se consacrer à Dieu, la fondatrice de l’abbaye d’Andenne, qui fut aussi la grand-mère de Charles Martel, a bénéficié d’un regain de popularité au XVè siècle, quand son nom la fit associer erronément au mouvement des béguinages (VIIè siècle)

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Buste reliquaire de sainte Begge en l’église de Chèvremont. (Source: Yves Sorée, https://www.bibliotheca-andana.be/?page_id=153704)

« Une sainte noble au destin tourmenté et à la descendance royale » : telle fut Begge d’Andenne selon les termes de Sophie Leclère (Université Saint-Louis-Bruxelles) [1]. Et cependant, les médiévistes ne se sont pas bousculés au portillon pour mettre en lumière la fondatrice de l’abbaye de la ville mosane, morte sans doute vers 693. Sa renommée, en fait, n’a guère débordé le cadre local et son dossier hagiographique ne pèse pas bien lourd: un texte, quatre copies, trois miracles. L’historienne a entrepris d’établir une généalogie des sources (stemma codicum) relatives à cette figure inscrite dans un lignage des plus prestigieux: fille du maire du palais d’Austrasie saint Pépin de Landen et mère de son successeur (non immédiat) Pépin le Jeune, dit de Herstal, lui-même père de Charles Martel, futur vainqueur des musulmans dans les environs de Poitiers, et grand-père de Charlemagne. Le royaume mérovingien d’Austrasie s’étend alors sur le nord-est de la Gaule, en ce compris la Belgique contemporaine, avec Metz pour capitale.

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