Des anges ou des archers ? Avec ou sans saint Georges ? Une pluie de flèches ou un halo de lumière aveuglante ? A travers leurs multiples variantes, c’est en tout cas d’un phénomène céleste, survenu dans la nuit du 23 au 24 août 1914, que font état les rumeurs propagées au lendemain de la bataille de Mons et de ses environs, surtout dans le monde anglo-saxon. Le cours des événements aurait été modifié du fait de ce supposé miracle – non validé par les autorités religieuses –, que ce soit en infligeant d’importantes pertes aux Allemands, en les contraignant à l’immobilité ou en favorisant leur localisation.
L’épisode et ses relations fabuleuses ont marqué durablement les esprits et pour cause [1]. L’affrontement en terres hennuyères entre le Corps expéditionnaire britannique (British Expeditionnary Force, BEF) commandé par sir John French et les armées ennemies d’Alexander Von Kluck a constitué, pour les soldats d’outre-Manche, le baptême du feu dans la Grande Guerre. Et c’est quand ceux-ci se trouvaient dans une situation désespérée qu’un quarteron, sur un retranchement au Bois-là-Haut et au carrefour de la Bascule, empêcha l’encerclement et rendit possible la « retraite stratégique » . L’irruption surnaturelle est généralement située à ce moment où la défaite s’est muée en succès relatif, le retard imposé à l’envahisseur permettant le regroupement des Français et des Anglais, avec à la clé la victoire de la Marne. « L’avance allemande vers Paris aura signé ici son arrêt de mort » , résume Matthias Maudoux.

Le résultat impressionne davantage encore quand on prend en compte la supériorité numérique de l’adversaire et les saignées endurées de part et d’autre. Sur quelque 160.000 hommes, au moins 6000 ont été perdus du côté allemand (environ 3,8 %), alors que le ratio se situe dans les 1600 sur 70.000 du côté britannique (environ 2,3 %). Au Royaume-Uni, « la bataille de Mons, en tant que symbole, devient la matrice de la Nation en guerre, emblème du patriotisme et du dévouement des soldats » , observe Guillaume Blondeau. La représentation franchira allègrement les générations, comme en témoigne tel ouvrage de vulgarisation publié en 1997 sous le titre Mons 1914: The BEF’s Tactical Triumph.
Le terreau s’avérait donc des plus favorables pour que le fantastique vienne se greffer sur l’épique. Mais la chronologie du processus se dérobe à l’enquête historique. Des témoignages demeurés dans la mémoire montoise font bien état d’un ciel particulièrement lumineux la nuit du 23 août. Certains l’ont attribué aux projecteurs qui guidaient les avions de reconnaissance allemands. Mais c’est surtout la publication d’un bref récit littéraire à Londres, plus d’un mois après la bataille, qui passe pour avoir mis le feu aux poudres rumorales. Intitulé The Bowmen (Les archers) et paru dans l’Evening News le 29 septembre 1914, la nouvelle avait pour auteur Arthur Machen, écrivain gallois initié aux sciences occultes, rendu célèbre notamment par son roman The Great God Pan (Le Grand Dieu Pan, 1894). The Bowmen relève bien du genre fictionnel, sans précisions de lieu ni de temps, et Machen lui-même redira maintes fois, contre ceux qui l’ont pris au mot, que tout est provenu de son imagination. La forme choisie, qui s’apparente à celle d’un reportage, et maints détails évoquant la campagne de la BEF n’ont pu toutefois qu’alimenter l’équivoque. Ainsi quand est rappelée d’entrée de jeu la contrainte alors imposée à tout journaliste: « L’autorité de la censure est une excuse suffisante pour ne pas donner plus de détails » [2].
Si l’œuvre a sans conteste fourni un adjuvant à l’ancrage des « anges » dans une partie de l’opinion, on ne peut établir qu’elle en est l’origine, comme cela s’écrit encore un peu partout [3]. Elle peut avoir été à l’inverse inspirée par les bruits courants. « Il serait erroné de vouloir chercher une source unique qui expliquerait la création et la propagation de la légende » , estime Guillaume Blondeau. Celle-ci est sans doute née à l’arrière et non sur le front, mais quant à savoir qui fut la première main… Le rôle de la propagande de guerre ne peut davantage être documenté. Matthias Maudoux en voit « des reflets d’outils » dans le contenu des versions répandues, mais il n’apporte pas les preuves matérielles d’une construction ou d’une instrumentalisation par l’une ou l’autre officines. Blondeau préfère parler d’hypothèses.

Le plus remarquable dans le miracle qui a sauvé les tommies fraîchement débarqués sur le continent, c’est son articulation tant aux épreuves du présent qu’aux gloires du passé et aux traditions séculaires: toutes les composantes, en somme, de ce qu’on appelle une « légende urbaine » . Dans la fiction de Machen, « saint Georges a envoyé ses archers d’Azincourt pour aider les Anglais » après qu’un soldat, quand tout semblait perdu, eût lancé la devise « Adsit Anglis sanctus Georgius! » ( « Que saint Georges vienne en aide aux Anglais! » ). Alors est apparue une « longue ligne de formes entourées de lumière » , qui « laissaient échapper un nuage de flèches chantant et sifflant dans la nue vers la foule des Allemands » . Le nouvelliste s’inscrit ainsi dans la structure de la légende britannique d’Azincourt, la bataille gagnée sur les Français dans le Pas-de-Calais le 25 octobre 1415 – même si ce n’est pas une référence historique idéale pour les alliés de l’heure! Dans Henri V, Shakespeare a magnifié l’ « heureuse petite bande de frères » ( « We happy few, we band of brothers » ) qui l’emportèrent sur un ennemi beaucoup plus fort et plus nombreux. Comme en août 1914… Ce sont les archers venus à bout, par leur souplesse, des chevaliers français embourbés dans leurs lourdes armures, qui sont appelés à la rescousse, cette fois contre les uhlans. Et qui pouvait mieux les mobiliser que saint Georges, patron des archers, protecteur de l’Angleterre et même protecteur secondaire de Mons (après sainte Waudru) où il combat le dragon sur la grand-place tous les dimanches de la Trinité ? Les chercheurs ont cependant observé un glissement dans les différentes moutures de la narration, le martyr du IVè siècle et sa compagnie étant supplantés par les anges à partir du printemps 1915. Serait-ce parce que l’intervention de ces derniers est plus admissible pour les protestants et les anglicans que celle d’un saint ?…
L’adhésion au caractère extraordinaire des faits n’a certes pas été unanime. Dans The Bowmen, le général chef d’état-major allemand, en bon sujet d’un « pays gouverné par des principes scientifiques » , attribue la mort de ses milliers de militaires, sans blessures apparentes, à « un gaz toxique inconnu » . D’autres tentatives d’explications rationnelles ont été émises: un brouillard épais, une hallucination collective…, alors que les Eglises sont restées prudentes et divisées. Le public le plus inconditionnel pour l’interprétation merveilleuse a été en fin de compte fourni par… les adeptes de l’occultisme, alors très en vogue. Mais à l’usage des sceptiques comme des confiants, les angels of Mons poursuivront leur carrière dans la culture des années de guerre ainsi que des suivantes, donnant lieu à de nombreuses versions picturales, poétiques, musicales… et même à un film aujourd’hui disparu.
Bien d’autres miracles de guerre ont été rapportés durant le premier conflit mondial, telles les apparitions de la Vierge faisant reculer les Allemands sur la Marne ou encourageant les Russes à la bataille d’Augustów. Ces signes divins devaient constituer autant de démentis infligés au « Gott mit uns » ( « Dieu avec nous » ) inscrit sur les ceinturons des soldats du Kaiser. Des démentis qui, en ce qu’ils disaient où se trouvaient le bien et le mal, voire le sacré et le païen, ne pouvaient qu’emporter l’adhésion des combattants et des civils de la poor little Belgium et de ses garants unis contre le pangermanisme. Si elle n’a été que rêvée, la légion céleste de Mons, avec la pléiade des figures héroïques ou légendaires alors convoquées, personnifiaient la justice immanente.
P.V.
[1] Nous nous référerons à Guillaume BLONDEAU, « Des archers dans la cité de saint Georges. La légende des anges de Mons (1914-1918) » , dans Le feu et la folie. L’irrationnel et la guerre (fin du Moyen Age – 1920), dir. Laurent Vissière & Marion Trévisi, Rennes, Presses universitaires de Rennes (coll. « Histoire » ), 2016, pp. 19-37, https://books.openedition.org/pur/46207?lang=fr (en libre accès), et Matthias MAUDOUX, « Les Anges de Mons (23-24 août 1914): autour d’une « légende » et de son interprétation » , dans les Annales du Cercle archéologique de Mons, t. 83 (2016), 2017, pp. 201-263. https://www.facebook.com/pages/category/History-Museum/Cercle-arch%C3%A9ologique-de-Mons-514323355737823/, rue des Quatre Fils Aymon 6, 7000 Mons. Le premier auteur est conservateur du Mons Memorial Museum. Le second article est issu d’un mémoire de fin d’études en agrégation français-religion. – L’ouvrage le plus complet pour le point de vue britannique est celui de David CLARKE, The Angel of Mons. Phantoms Soldiers and Ghostly Guardians, Chichester, Wiley, 2004, 278 pp.
[2] La guerre des mondes de Herbert George Wells induira une confusion du même ordre un quart de siècle plus tard, amplifiée cette fois par la radio, encore que la « panique » consécutive ait elle-même été sujette à amplifications légendaires.
[3] Voir par exemple l’article « Anges de Mons » de l’encyclopédie en ligne Wikipedia (2007, éd. rev. 2018, https://fr.wikipedia.org/wiki/Anges_de_Mons).