Combien étaient-ils, parmi les ménages ruraux du comté de Flandre, à détenir au moins une horloge ou une montre et un service à thé ? Jusqu’au milieu du XVIIè siècle, aucun. A la fin du XVIIIè, 42 %. Nos ancêtres des champs ont été en outre, à cette même époque, un sur quatre à disposer de miroirs et de garnitures de cheminée, également inconnus ou presque auparavant. Témoin de cette montée des objets « superflus » dans les campagnes, Jacobus Hije, un membre des chambres de rhétorique (sociétés littéraires) à Gand, s’en était étonné: « Hoe sleghten ambachtsman, oock van konditi kleijn, / Het staet de vrouw wel aen, den theepot moet sijn » ( « Comment même d’un mauvais artisan, si peu honorable soit-il / La femme juge une théière nécessaire » ). Parallèlement, outre les commerces de détail, les médecins, les chirurgiens, les tailleurs, les apothicaires… se sont multipliés dans les contrées champêtres.
Sur ces premiers pas flamands et aussi brabançons vers la future société de consommation, quatre historiens des Universités d’Anvers, de Bruxelles (VUB) et de Gand ont fait le point des recherches, fondées notamment sur les inventaires après décès (qui supposent, il est vrai, des personnes possédant un minimum de biens) [1]. Sans surprise, le panorama fait ressortir une diffusion du « luxe » moins rapide dans les villages que dans les villes de même région (trois fois plus de miroirs à Alost), bien que les paysans manifestent une plus grande propension aux dépenses ostentatoires (bijoux, bagues…). Mais dans l’ensemble, soulignent les auteurs, les indicateurs convergent à faire de la seconde moitié du siècle dit des Lumières un temps de grande croissance économique dans les Pays-Bas méridionaux. Un constat qu’on peut sans peine étendre à la principauté de Liège, en phase d’expansion agricole à partir de 1706 [2]. Et la mentalité des acheteurs, dotés de davantage de moyens, peut à son tour exercer une influence sur la modernisation de l’offre et les bénéfices des marchands citadins.

Si les innovations qui transforment le travail de la terre pendant cette période gardent toute leur importance, l’historiographie souligne aussi l’importance grandissante des autres secteurs dans le monde rural. On est « paysans, mais pas que… » En Flandre intérieure, les petits agriculteurs, généralement propriétaires, pourvoient aux besoins alimentaires de la famille, laquelle – les femmes et les filles surtout – produit du textile pour la vente dans les marchés urbains proches. Le rouet fait fréquemment et de plus en plus partie de l’équipement de la maison, en un ou plusieurs exemplaires. Dans la châtellenie de Courtrai, entre 1760 et 1800, plus de la moitié des foyers en ont trois ou plus. Avec la rationalisation des exploitations, notamment par la location de trains de labour, davantage de temps pourra être consacré aux activités proto-industrielles. Le Brabant connaît de même, avec d’autres facteurs favorables, une amélioration du rendement des sols et un commerce devenu prospère. En une centaine d’années, le duché est passé d’importateur à exportateur de céréales. Ici comme ailleurs, on observe l’essor de nouvelles cultures comme la pomme de terre et le trèfle (pour le pâturage et l’enrichissement de la terre), alors que les récoltes de froment, de colza, de lin et de tabac partent en direction de la ville.
Dans le domaine linier, l’intensification de la production se traduit par le doublement du nombre de tisserands dans la campagne d’Alost entre 1738 et 1820. A Alost même, le nombre de toiles négociées, connu par la taxe d’accise, passe de quelque 1425 en 1655 à 39.000 en 1785. Les variations régionales et intrarégionales peuvent être importantes, mais même entre Anvers et Bruxelles, où il y a globalement moins de tissage, celui-ci représente une occupation significative dans 21 localités en 1796 contre 14 en 1755 sur un échantillon de 27. Ces développements ne vont pas sans mise à contribution accrue des enfants dans l’économie familiale. D’après les mémoires statistiques départementaux établis sous le régime français au tout début du XIXè siècle, les filles sont des fileuses qualifiées dès l’âge de 10 ans et les garçons sont initiés au métier à tisser entre 12 et 14 ans.
Ceci nous conduit naturellement au coût social des progrès accomplis quant à la rentabilité. Les sources du XVIIIè siècle n’en font pas mystère. « Les journées de travail démarrant vers quatre-cinq heures du matin et se prolongeant jusqu’à neuf heures du soir paraissent avoir été la norme au sein des ménages se consacrant à la proto-industrie » , écrivent les historiens. Cela ne suffit pas toujours. En 1765, le gouvernement courtraisien doit interdire expressément le travail des enfants dans le secteur textile après neuf heures du soir. De l’emploi précoce, l’alphabétisation pâtit fatalement. L’étude des actes de mariage de quatorze districts ruraux flamands entre 1791 et 1800 montre que la part de la population capable de signer décline à mesure que celle des actifs dans l’industrie textile augmente. Le phénomène est plus marqué encore parmi les femmes. A Tielt, importante cité linière, 93 % des fileuse ne savent pas lire et écrire à la fin de l’Ancien Régime. C’est le taux record.
Autres victimes du trend industrieux, les jours fériés, liés aux fêtes religieuses, ne sont plus en Belgique autrichienne qu’au nombre de 18 contre… 45 à la fin du XVIè siècle. Négociée d’abord entre les évêques et les autorités locales, leur réduction a finalement été imposée à l’ensemble du territoire par une législation du pouvoir central, en 1751 et 1771.
On le voit: à la question de savoir dans quelle mesure la conjoncture agricole et proto-industrielle a profité aux populations, la réponse ne peut être que nuancée. Les orientations consuméristes attestées, révélatrices d’un niveau supérieur à celui d’une pure économie de subsistance, infirment en tout cas la vision marxiste qui lie la percée du capitalisme industriel à un processus de prolétarisation et d’appauvrissement des classes laborieuses. Ajoutons, même si la synthèse ici évoquée n’en fait pas état, que le grand dynamisme observé dans les Pays-Bas catholiques contredit une autre corrélation, chère celle-là à Max Weber, entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Les campagnes anglaises et néerlandaises ont certes engrangé plus précocement les fruits de la croissance, mais elles étaient boostées par le commerce maritime, chez nous garrotté depuis que les Provinces-Unies ont fermé l’accès à l’Escaut.
Dans ses Sketches of the Austrian Netherlands (Croquis des Pays-Bas autrichiens), publiés à Londres en 1786, l’agronome et voyageur anglais James Shaw constatait que « l’essor du commerce, l’ingéniosité de la population et le prix modique de la main-d’œuvre dans des campagnes plantureuses promettent à ce pays une augmentation du nombre de manufactures. […] La félicité du temps présent a réveillé un esprit plus actif dans les villes qui, dernièrement, ont reçu de nombreux ornements et améliorations » . Les modèles théoriques en prennent donc pour leur grade. Il est vrai que c’est le propre de l’histoire d’opposer à leurs prétentions la foisonnante complexité du réel.
P.V.
[1] Bruno BLONDÉ, Thijs LAMBRECHT, Wouter RYCKBOSCH & Reinoud VERMOESEN, « Consumérisme, révolution agricole et proto-industrialisation dans la Flandre et le Brabant du XVIIIè siècle: malédiction ou bénédiction ? Une synthèse préliminaire » , dans Le nécessaire et le superflu. Le paysan consommateur dans l’Europe médiévale et moderne, dir. Guilhem Ferrand & Judicaël Petrowiste, Toulouse, Presses universitaires du Midi (coll. « Flaran » , 36), 2019, pp. 189-214. L’ouvrage réunit les communications faites aux 36è Journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran (Gers, France) en 2014.
[2] Bruno DEMOULIN & Jean-Louis KUPPER, Histoire de la principauté de Liège. De l’an mille à la Révolution, Toulouse, Privat (coll. « Histoire des provinces » ), 2002, pp. 90-92.