Marguerite de Laveleye sur tous les fronts

Elle fut bien plus que la fille de l’économiste et politologue. Artiste, sportive, féministe, dame patronnesse, militante pacifiste, activiste antialcoolique, elle a apporté à tous ses engagements l’esprit du protestantisme libéral, avec la volonté de faire contrepoids à un catholicisme dominant et un socialisme montant en puissance (1876-1919)

   On a peine à se représenter ce que fut, de son vivant, la renommée internationale d’Emile de Laveleye (1822-1892). Même s’il n’a pas ou plus les honneurs du Grand Larousse [1], l’économiste et politologue n’usurperait pas sa place dans un hypothétique Panthéon des savants Belges. Sa fille Marguerite (1859-1942) a quant à elle, a fortiori serait-on tenté de dire, totalement disparu des radars, en dépit d’un rôle culturel et social que Michel Dumoulin, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain, est venu sortir de l’oubli [2], en attendant une biographie complète du père en préparation.

Continuer à lire … « Marguerite de Laveleye sur tous les fronts »

La Grande Madame de l’industrie verviétoise

Pendant quelque 35 ans, Marie-Anne Biolley-Simonis a dirigé de fait une des plus importantes firmes textiles de la place. Patronne de centaines d’ouvriers dans les conditions dures du temps, elle a soutenu la construction de « maisons pour le peuple » ainsi que l’installation de William Cockerill et ses fils en terres liégeoises (1795-1830)

   La présence d’une femme à la tête d’une entreprise aux débuts de la révolution industrielle ne constitue pas en soi un fait rarissime. Il s’agit cependant le plus souvent de veuves assurant la « régence » pendant la minorité du principal héritier. De notables exceptions ont toutefois existé, aujourd’hui mises en lumière par la recherche historique. La carrière de Marie-Anne Biolley-Simonis (1758-1831) à Verviers, que retrace Freddy Joris [1], présente à cet égard bien des similitudes avec celle, que j’ai déjà évoquée ici, de Marie-Thérèse De Decker (1805-1871) à Saint-Nicolas (pays de Waes) [2]. Figures majeures du secteur textile l’une et l’autre, elles ont exercé de facto les plus hautes responsabilités dès le vivant de leur mari. Pour la seconde, ce fut par la volonté du conjoint de l’associer d’emblée à la gestion dans tous ses aspects. Dans le cas de la première, ce fut pour obvier à l’impotence de l’époux.

Continuer à lire … « La Grande Madame de l’industrie verviétoise »

Industriels, chrétiens, sociaux: une « forte femme » et son fils au pays de Waes

Marie-Thérèse De Decker s’est trouvée à la tête d’une des plus importantes industries textiles de Saint-Nicolas. Son plus jeune fils est demeuré dans l’entreprise tout en menant une carrière politique. L’une et l’autre ont oeuvré à la promotion sociale et culturelle des travailleurs dans une perspective chrétienne (1822-1906)

   Elle figure parmi les « fortes femmes » que les responsables patrimoniaux et touristiques du pays de Waes ont souhaité mettre en lumière en 2024. Marie-Thérèse De Decker (1805-1871) fut, de fait, un acteur majeur dans l’histoire industrielle et sociale locale en même temps qu’un parangon d’engagement et de foi, traits amplement transmis à sa descendance. La rénovation récente, à Saint-Nicolas, de la maison familiale devenue un musée a offert à Sandra Vancauwenberghe, une des responsables du cercle archéologique waesien, l’occasion de brosser le portrait de cette personnalité et de son plus jeune fils Alfons Janssens (1841-1906), également renommé [1].

Continuer à lire … « Industriels, chrétiens, sociaux: une « forte femme » et son fils au pays de Waes »

Lentement mais sûrement, la féminisation du personnel politique

En 1979, tous les ministres sauf un étaient des hommes et on comptait 7,5 % de femmes élues à la Chambre. Après le scrutin de 2019, 43,3 % des députés et la moitié des ministres appartiennent au sexe qu’on n’appelle plus faible. Ces changements ne se sont pas opérés sans contraintes soulevant des questions constitutionnelles (1965-2023)

   Le 28 juillet 1965 entrait en fonction, avec l’installation du gouvernement Harmel, la première femme ministre de notre histoire. Il s’agissait de Marguerite De Riemacker-Legot, sociale-chrétienne flamande, en charge de la Famille et du Logement. Un portefeuille pas très régalien, dira-t-on, mais qui pouvait imaginer en ce temps qu’un jour nous aurions une ministre de la Défense nationale – Ludivine Dedonder (socialiste) actuellement –, alors que la carrière militaire et le service obligatoire concernaient les hommes seuls ? Et même si ce ne fut que pour onze mois, le passage de Sophie Wilmès (libérale) au 16, rue de la Loi, siège du Premier ministre, entre le 27 octobre 2019 et le 1er octobre 2020, sera lui aussi considéré comme un précédent symbolique.

   La féminisation croissante du personnel politique belge, surtout depuis le dernier quart du XXe siècle, constitue un trait suffisamment saillant pour retenir l’attention, indépendamment de tout sacrifice à la mode des études de genre. Julien Pieret et Joëlle Sautois (Université libre de Bruxelles, centre de recherche de droit public) ont récemment retracé les étapes du processus en s’interrogeant sur le rôle qu’a pu jouer – ou non – l’existence de normes contraignantes en la matière [1].

Continuer à lire … « Lentement mais sûrement, la féminisation du personnel politique »

Pas si mâle, le Moyen Age…

Les sources brabançonnes confirment que dans ce monde inégalitaire, les femmes ne sont nullement confinées au rôle de mères au foyer. Certaines ont plus que réussi dans les métiers de marchandes, entrepreneuses, bailleuses de fonds, artistes, artisanes… D’aucunes se sont aussi illustrées dans le milieu des hors-la-loi (1350-1550)

   Cela fait longtemps déjà qu’elle a pris du plomb dans l’aile, l’image toujours répandue du Moyen Age comme une longue nuit violente dominée par les hommes – rois, chevaliers, clercs. Régine Pernoud, dans La femme au temps des cathédrales (1980), voyait dans cette représentation une projection sur les siècles antérieurs de la condition féminine dégradée par le retour en force du droit romain aux temps modernes. A l’opposé cependant, Georges Duby défendit l’idée d’un Mâle Moyen Age (1988), avec pour principal argument que les sources ont presque toujours des hommes pour auteurs.

   Le professeur au Collège de France n’en invitait pas moins à poursuivre le travail qui, dans son cas, se limitait au XIIe siècle. Car à mesure qu’on avance dans le temps s’accroît la masse des documents où s’exprime directement le sexe qu’on ne peut plus appeler faible. Le milieu citadin, en particulier, s’avère des plus riches à cet égard, les activités y impliquant le recours à l’écrit davantage qu’en milieu rural. C’est sur ce Moyen Age tardif – en gros, la période 1350-1550 –, et essentiellement dans le cadre du duché de Brabant ainsi que de la seigneurie enclavée de Malines, qu’a porté l’enquête dirigée par Jelle Haemers, Andrea Bardyn et Chanelle Delameillieure, tous trois liés à la Katholieke Universiteit Leuven (KU Leuven) [1]. Et leurs conclusions corroborent très largement la thèse de Régine Pernoud: les textes les ont mis en présence d’une société « modelée tout autant par les hommes que par les femmes » (p. 215).

Continuer à lire … « Pas si mâle, le Moyen Age… »

Scènes de la vie conjugale au haut Moyen Age

L’idéal chrétien du mariage monogame, indissoluble et fécond est loin de se concrétiser partout et toujours, mais il est bien affirmé et structurant. Le couple légitime acquiert une visibilité et une reconnaissance comme entité à part entière. Le bonheur partagé et le rôle agissant de la femme ne sont pas une invention des temps modernes (VIe-XIIe siècles)

   En 1168 à Valenciennes, Baudouin IV, comte de Hainaut, préside avec la comtesse Alix l’adoubement de son fils et les réjouissances auxquelles il donne lieu. Trois ans plus tard, Baudouin V vient de succéder à son père et c’est aussi avec sa femme, Marguerite, qu’il se fait reconnaître dans la future « Athènes du Nord » en y célébrant la fête de Noël en compagnie de 500 chevaliers. Le chroniqueur Gislebert de Mons, qui rapporte ces faits, relate également la transmission du pouvoir entre époux à laquelle donne lieu, en 1190, le départ du comte de Flandre Philippe d’Alsace pour la croisade: « En présence du comte de Hainaut, de la comtesse Marguerite – sa sœur, dont il a fait son héritière – et de leur fils, il confia la garde et la protection de sa terre à son épouse Mathilde » .

   Ces scènes, parmi bien d’autres, sont révélatrices d’un temps qui voit les couples agir conjointement et publiquement, notamment dans l’exercice de l’autorité princière ou royale. Selon Emmanuelle Santinelli-Foltz (Université polytechnique des Hauts-de-France), auteur d’une somme sur les différentes formes de la vie conjugale et leur évolution au long d’un haut Moyen Age élargi [1], cette association se fait plus étroite et s’affiche davantage à partir de l’époque carolingienne en même temps que se développent de nouvelles pratiques. Il faut certes faire le départ entre ce qui tient à une documentation plus abondante et diversifiée et ce qui traduit de réels changements. L’affichage en commun de la souveraineté n’en est pas moins avéré. Tout indique, selon la médiéviste, « que le couple acquiert à partir du IXe, et surtout du Xe siècle, une identité nettement plus affirmée, en tant que communauté d’action, qui témoigne de la place qui lui est alors pleinement reconnue, sans que cela ne s’accompagne cependant forcément d’une communauté de vie » (p. 218).

Continuer à lire … « Scènes de la vie conjugale au haut Moyen Age »

Une diplomate britannique face à la Révolution brabançonne

Appelée à remplacer son mari absent dans ses fonctions de ministre plénipotentiaire à Bruxelles, Lady Torrington s’est montrée au fait de la vie politique et des usages du métier. Elle a défendu avec sang-froid l’immunité de la résidence de l’ambassadeur. Son cas n’est nullement isolé, du moins sous l’Ancien Régime (1789)

   « Lady Torrington est l’âme de mon bureau » ( « the soul of my office »  ): quand il écrit cette phrase, George Byng, 4e vicomte Torrington, ministre plénipotentiaire à Bruxelles de 1783 à 1792, ne rend pas seulement un touchant hommage à son épouse. Il justifie aussi et surtout, dans une lettre adressée au duc de Leeds, alors secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères, que sa moitié le remplace dans ses attributions à un moment crucial: celui de l’année 1789 qui voit les Pays-Bas méridionaux – en bonne partie la Belgique actuelle, moins le pays de Liège – se soulever contre la tutelle autrichienne.

   Pareille relève professionnelle n’est pas rare. Profitant de la proximité de nos régions avec l’Angleterre, l’ambassadeur retourne régulièrement au pays pour siéger à la Chambre des lords et… s’occuper du jardin qu’il aménage dans sa propriété du nord de Londres avec le célèbre paysagiste Capability Brown. Pendant ces périodes d’absence, les secrétaires chargés d’affaires ne pourraient-ils pas suppléer ? Mais non, c’est Madame. Et de la recherche que Jean-Charles Speeckaert a menée à son propos, il ressort que l’ambassadrice de fait se révèle bien à la hauteur du devoir et au courant des usages diplomatiques [1]. On a donc affaire ici à une sorte de gender study, mais concluant quelque peu à rebours de la plupart des théories et des travaux qui se présentent sous ce label.

Continuer à lire … « Une diplomate britannique face à la Révolution brabançonne »

Jeanne, Marguerite, Jacqueline: le pouvoir féminin au Moyen Age finissant

A la tête de plusieurs principautés, elles ont exercé leurs prérogatives de duchesse ou de comtesses, laissant toutefois la défense du territoire à leur époux. Pour être bien préparées, il valait mieux qu’elles soient considérées comme héritières présomptives dès leur naissance ou leur plus jeune âge (XIVè-XVè siècles)

   Jeanne, duchesse de Brabant et de Limbourg de 1355 à 1406. Marguerite de Male, comtesse de Bourgogne (Franche-Comté), Artois, Flandre, Rethel et Nevers, de 1384 à 1405 (également deux fois duchesse de Bourgogne). Jacqueline de Bavière, comtesse de Hainaut, de Hollande, de Zélande et dame de Frise de 1417 à 1433. Ces trois noms le disent assez: le pouvoir féminin n’est pas un mythe dans nos anciennes principautés, ici saisies alors que s’amorce l’unification bourguignonne.

   On ne peut toutefois se dissimuler les difficultés parfois rencontrées par les filles pour succéder à leur père. En l’absence de règles fixes, il faut se référer aux coutumes. Endosser le rôle guerrier assigné au seigneur féodal ne va, en outre, pas de soi quand on appartient à l’autre moitié de l’humanité… C’est afin d’éclairer le champ des possibles et ses limites que Camille Rutsaert (Universités catholique de Louvain et Saint-Louis Bruxelles) s’est penchée sur la formation, le statut et le destin des trois figures précitées [1].

Continuer à lire … « Jeanne, Marguerite, Jacqueline: le pouvoir féminin au Moyen Age finissant »

Au travail dans une entreprise en déclin

Dernière grande fabrique textile gantoise, UCO Braun a fini par succomber en dépit des rationalisations et d’une pression accrue à la productivité. Les sources écrites et orales y témoignent des réticences syndicales envers le salariat féminin et des relations collégiales, sans plus, entre travailleurs d’origines différentes (1950-2009)

En janvier 2009, les travailleurs d’UCO Braun franchissaient pour l’ultime fois la porte de ce qui avait été la dernière grande fabrique textile gantoise. Ouverte en 1950, sise à la Maïsstraat, elle faisait partie intégrante de l’Union cotonnière, devenue UCO n.v. en 1964. A la suite d’une reconversion dix ans plus tard, son département spécialisé dans la production de jeans avait ajouté le mot « Sportswear » à son nom.

PASBEL20191023a
Vue aérienne d’UCO Braun. (Source: Miat F-2297 et « UCO Maïsstraat. Verwerven verhalen » , p. 4, https://ookmijn.stad.gent/sites/default/files/idea/files/20150511_pu_uco_15_00776_verhalenboekje_uco_syl_lr02.pdf)

La tâche de retracer ces six décennies d’activités s’avère des plus ardues. Comme il arrive bien souvent dans le cas des entreprises, une grande partie des archives a disparu. Sont demeurés néanmoins les dossiers du personnel, sauvés de justesse et conservés aux Archives de l’Etat à Beveren. Des étudiants de l’Université de Gand ont été mis au travail (formateur) sur ce fonds et leurs résultats jugés les plus intéressants ont fait l’objet d’une édition digitale [1]. Ils portent sur la période 1985-2009, pendant laquelle l’usine employa quelque 1570 personnes. Des entretiens avec certaines d’entre elles ont permis aux jeunes chercheurs de compléter leur information. Il y manque toutefois le point de vue patronal.

Continuer à lire … « Au travail dans une entreprise en déclin »

De l’enlèvement comme stratégie de mariage

A travers une étude de cas dans le Gand du bas Moyen Age, il apparaît que les enfants n’hésitaient pas à recourir à ce moyen pour contourner la volonté des parents. En matière de patrimoine ou d’héritage et devant la justice, les femmes et les jeunes adultes pouvaient aussi avoir gain de cause (XVè siècle)

Jusqu’à quel point, dans les sociétés d’Ancien Régime, les futurs conjoints se choisissaient-ils ou devaient-ils se ranger à l’avis des parents et aux stratégies d’alliances familiales ? La question a été et demeure amplement débattue entre historiens. Assurément, les père et mère avaient une voix au chapitre importante, parfois exclusive, pour le meilleur ou pour le pire, mais une grande diversité de pratiques et d’usages s’observe selon les régions, les rangs sociaux, les sexes… On s’accorde à estimer que les contraintes étaient généralement moindres dans les groupes moins fortunés ou moins influents, le mariage n’y revêtant pas d’enjeu économique ou politique. Cependant, même les jeunes gens des classes supérieures ne furent pas tous voués à partager le sort des enfants d’Harpagon, l’avare de Molière, promis aux fiancé(e)s les plus improbables pour eux mais les plus profitables pour lui. Comme chez Molière du reste, où Elise et Cléante finissent par avoir gain de cause, les projets des géniteurs ne se réalisaient pas toujours. La littérature regorge d’intrigues inspirées par ces situations conflictuelles. L’Eglise avait pour sa part indiqué de longue date comment les trancher en imposant la condition impérative, rappelée au concile de Trente, du consentement mutuel des époux [1].

A travers une étude de cas située dans le Gand du XVè siècle, Jelle Haemers et Chanelle Delameillieure, de la Katholieke Universiteit te Leuven (KULeuven), apportent un éclairage éloquent sur les moyens mis en œuvre pour rectifier ou contrecarrer au besoin les plans parentaux [2]. Le paterfamilias ici concerné, Simon van Formelis, n’est pas le premier venu. Docteur en droit, juriste et diplomate, appartenant à l’élite du comté, il est président du Conseil de Flandre, la plus haute instance juridique, quand son fils Jan, en 1433, va défrayer la chronique. Il a en effet recours au procédé alors le plus populaire pour surmonter les réticences mises à lui octroyer la main de sa bien-aimée et aimante Gertrude, fille de Jan van Strépy, seigneur d’Oisquercq (Tubize): l’enlèvement. Continuer à lire … « De l’enlèvement comme stratégie de mariage »