Lumumba, « une histoire encombrée de mythes »

La « responsabilité morale » du gouvernement belge dans l’assassinat du Premier ministre congolais demeure la vérité « officielle » depuis qu’une commission d’enquête parlementaire a conclu en ce sens. Mais la responsabilité des acteurs locaux et les crimes que suscita le « héros de l’indépendance » sont absents de ce récit (1960-1961)

Le retour d’un héros: sous ce titre, un film récemment promotionné relate les manifestations et célébrations qui ont accompagné et suivi la restitution aux représentants de la République démocratique du Congo (RDC), le 20 juin 2022, d’une relique supposée de Patrice Lumumba. Le documentaire donne largement la parole au sociologue Ludo De Witte, auteur d’un livre qui fit grand bruit, il y a plus de vingt ans, en présentant l’assassinat du leader du Mouvement national congolais (MNC) et de deux de ses compagnons, le 17 janvier 1961, comme le résultat d’un complot fomenté par les milieux dirigeants politiques et économiques belges [1]. En dépit du fait que la commission d’enquête parlementaire mise sur pied à la suite de cette parution arriva, quant à elle, à de tout autres conclusions…

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La lanterne magique au service de l’internationale catholique

Floris Prims, prêtre et historien, y eut recours pour promouvoir l’Œuvre des enfants hongrois, visant notamment à offrir à ceux-ci des familles d’accueil temporaire quand la misère régnait dans leur pays, dominé un temps par les communistes. Ce média se prêtait au mieux à une sensibilisation en faveur de la solidarité jouant sur l’émotion (1923-1927)

   Les lendemains de la Grande Guerre ont vu les horizons de l’opinion publique s’élargir vers l’Europe centrale et orientale, théâtre d’événements tragiques. Le sort des plus petits, en particulier, a retenu l’attention: ce n’est pas sans raison qu’Ellen Key avait annoncé, dès 1900, l’avènement du « siècle de l’enfant » . L’aide organisée en Belgique s’est ainsi adressée aux tout jeunes de Russie, d’Autriche, mais surtout de Hongrie. Selon les estimations, entre 1923 et 1927, ils furent 21.542 à venir de ce pays par trains spéciaux pour être placés dans des familles d’accueil. Margo Buelens-Terryn et Eleonora Paklons (Université d’Anvers) ont récemment retracé cette action aujourd’hui centenaire, en portant l’accent sur les moyens modernes mis à contribution pour la promouvoir [1].

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Versailles 1919: l’échec de la « grande Belgique »

Michel Auwers en déplace la responsabilité des politiques vers les « jeunes loups » de la diplomatie formés à l’école de Léopold II. En opposition à son successeur et à la tradition neutraliste belge, leur agenda annexionniste visant nos voisins s’est heurté à un air du temps peu favorable à la quête d’agrandissements territoriaux (1914-1920)

   « Adieu, veau, vache, cochon, couvée! » … Au terme des négociations qui aboutissent au traité de Versailles, signé le  28 juin 1919, la Belgique obtient un morceau de la Rhénanie, qui constitue aujourd’hui notre Communauté germanophone, un mandat d’administration des ex-colonies allemandes du Ruanda-Urundi (futurs Rwanda et Burundi), la fixation des réparations dues par le Reich vaincu ainsi que la fin du statut de neutralité obligatoire. C’est beaucoup moins que les rêves nourris, au cours de la Grande Guerre, dans des milieux nullement marginaux et jusque dans les sphères gouvernementales: rêves d’un retour aux frontières d’avant 1839, rêves lorgnant vers le Grand-duché de Luxembourg, le Limbourg hollandais et l’embouchure de l’Escaut, voire davantage encore.

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Une diplomate britannique face à la Révolution brabançonne

Appelée à remplacer son mari absent dans ses fonctions de ministre plénipotentiaire à Bruxelles, Lady Torrington s’est montrée au fait de la vie politique et des usages du métier. Elle a défendu avec sang-froid l’immunité de la résidence de l’ambassadeur. Son cas n’est nullement isolé, du moins sous l’Ancien Régime (1789)

   « Lady Torrington est l’âme de mon bureau » ( « the soul of my office »  ): quand il écrit cette phrase, George Byng, 4e vicomte Torrington, ministre plénipotentiaire à Bruxelles de 1783 à 1792, ne rend pas seulement un touchant hommage à son épouse. Il justifie aussi et surtout, dans une lettre adressée au duc de Leeds, alors secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères, que sa moitié le remplace dans ses attributions à un moment crucial: celui de l’année 1789 qui voit les Pays-Bas méridionaux – en bonne partie la Belgique actuelle, moins le pays de Liège – se soulever contre la tutelle autrichienne.

   Pareille relève professionnelle n’est pas rare. Profitant de la proximité de nos régions avec l’Angleterre, l’ambassadeur retourne régulièrement au pays pour siéger à la Chambre des lords et… s’occuper du jardin qu’il aménage dans sa propriété du nord de Londres avec le célèbre paysagiste Capability Brown. Pendant ces périodes d’absence, les secrétaires chargés d’affaires ne pourraient-ils pas suppléer ? Mais non, c’est Madame. Et de la recherche que Jean-Charles Speeckaert a menée à son propos, il ressort que l’ambassadrice de fait se révèle bien à la hauteur du devoir et au courant des usages diplomatiques [1]. On a donc affaire ici à une sorte de gender study, mais concluant quelque peu à rebours de la plupart des théories et des travaux qui se présentent sous ce label.

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Comment vivre en France sans perdre son âme

Tel fut le défi posé par l’ampleur de l’immigration belge, flamande surtout, vers le très laïque Hexagone. Les œuvres d’encadrement religieux et social ont fait florès en milieu rural, mais moins à Paris ou dans le Lillois. Et sans pouvoir empêcher la dilution de la deuxième génération dans le creuset français… (XIXè-XXè siècles)

   En 1886, dans le département français du Nord, près d’un habitant sur cinq était de nationalité belge. A Roubaix, la proportion atteignit même le pic d’un sur deux. A Paris, à la même époque, nos compatriotes étaient plus de 45.000 et constituaient le groupe étranger le plus nombreux, avant d’être dépassés par les Italiens. Aux établissements définitifs s’ajoutaient l’émigration temporaire et le travail frontalier. Les arrivants venaient en grande majorité de la partie flamande de la Belgique, par un flux qui trouvait également à déboucher dans les bassins industriels wallons.

   L’importance de ces courants migratoires, entre le milieu du XIXè siècle et le milieu du XXè, rendit nécessaire un accompagnement religieux et aussi social. Ses formes, son importance, ses réussites et ses échecs ont fait l’objet d’une thèse de doctorat défendue à la Katholieke Universiteit Leuven [1]. Trois espaces particulièrement attractifs y sont envisagés: la région de Lille, en raison de sa proximité et du développement de l’industrie textile, la ville de Paris en plein essor multisectoriel et, surtout après la Première Guerre mondiale, les régions agricoles au nord de la Loire dans le contexte de l’appel d’air créé par la dénatalité.

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En Afrique, quatre cents ans avant Stanley

Commerçant tournaisien, Eustache de la Fosse a laissé le témoignage original, réaliste et pourtant méconnu d’un voyageur de nos régions sur l’espace afro-atlantique, alors dominé par les Portugais. Nullement tourmenté par l’esclavage, il décrit les autochtones de Sierra Leone dans des termes qui évoquent le mythe du « bon sauvage » (1479-1480)

   Conservé par un bourgeois de Valenciennes, Louis de la Fontaine, qui l’avait probablement retranscrit de sa main, le Voyage à la côte occidentale d’Afrique, en Portugal et en Espagne d’Eustache de la Fosse mérite à bien des titres de retenir l’attention. Rédigé au début du XVIè siècle, ce texte constitue une des plus anciennes descriptions en langue française du monde subsaharien dans son versant occidental. L’auteur, originaire de Tournai, était probablement issu d’une famille de commerçants et jouissait d’une certaine notoriété dans son milieu. Nissaf Sghaïer, diplômée notamment en histoire médiévale à l’Université libre de Bruxelles, a proposé de ce manuscrit, actuellement en possession de la bibliothèque de la cité de Watteau, une lecture qui en souligne la richesse et l’originalité [1].

   Le récit, certes, est relativement bref et de composition tardive – quelque 40 ans après le retour –, ce qui accroît les risques d’oublis ou d’erreurs. C’est la rareté d’un regard sur l’altérité africaine à cette époque qui lui confère tout son prix. Il a fait l’objet d’une édition scientifique en 1992 [2].

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Comment ne pas avoir été germanophile ?

Jusqu’en 1914, l’opinion catholique majoritaire est sensible au prestige de l’Allemagne impériale alors que l’anticléricalisme de la République française en fait un repoussoir. Ces dispositions influent aussi sur la diplomatie belge. Elles seront exploitées pendant la guerre par la propagande ennemie à laquelle il faudra répondre (1890-1916)

   Avant août 1914, l’opinion politique catholique en Belgique, soit celle du parti majoritaire, a été beaucoup plus favorable à l’Allemagne qu’à la France. Avec des condisciples, pendant mes années d’études en histoire à l’Université de Liège, j’eus l’occasion de faire à même les sources ce constat qui surprend rétrospectivement. C’était dans le cadre d’un séminaire du professeur Robert Demoulin, qui nous amena à nous pencher sur les orientations de la presse à l’approche de la Première Guerre mondiale.

   Quelques lignes de La Dépêche, organe de la démocratie chrétienne pour les provinces de Liège, Limbourg et Luxembourg, donneront une idée du ton. Le 30 juillet 1914, alors que le ciel international s’est déjà gravement assombri, un éditorial est consacré à l’acquittement de l’épouse de l’ex-ministre radical Joseph Caillaux, jugée pour l’assassinat du directeur du Figaro Gaston Calmette. « Le régime maçonnique qui sévit en France » , lit-on, « se place en fait, au-dessus de la morale, au-dessus des lois divines et humaines » . Malheureusement, le peuple « n’a pas assez d’énergie pour défenestrer les ministres cabotins » . Que ceci « serve d’avertissement aux nations qui ne sont pas encore tombées sous ce joug avilissant » . Il faut attendre le début d’août, à quelques jours de l’invasion dont on espère encore être préservé, pour que les polémiques soient mises en sourdine. Le mot d’ordre est alors de se conformer à l’esprit de la neutralité belge et de se fier au « devoir qu’impose à l’Allemagne comme à la France le respect des traités » qui la garantissent (2 août 1914).

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« A perpétuité exclus de tout pouvoir… »

Telle est, depuis 1830, la disposition qui frappe en Belgique les membres de la famille d’Orange-Nassau inscrits dans l’ordre de succession au trône des Pays-Bas. Cette exclusion n’a plus de raison d’être aujourd’hui, mais elle ne paraît pas contraire au droit européen et les pères de la Constitution ont fait en sorte qu’elle soit intangible

   Le 7 décembre prochain, la princesse Catharina-Amalia, fille du roi Willem-Alexander et de la reine Máxima, appelée normalement à succéder à son père sur le trône des Pays-Bas, fêtera son 18è anniversaire. A cette occasion, le monde politique et les médias d’outre-Moerdijk ont (re)découvert une particularité, une étrangeté diront certains, sur laquelle un livre signé par un ancien député et bourgmestre [1] est également venu attirer l’attention. Il s’agit de l’impossibilité, pour la princesse d’Orange comme pour ses deux sœurs cadettes, d’épouser un prince héritier de Belgique.

   Bien sûr, ce ne sont pas les personnes qui sont ici en cause. L’interdit résulte d’un décret adopté le 24 novembre 1830 par le Congrès national, qui élabora notre Constitution. Faisant suite à un autre décret relatif à l’indépendance de la Belgique, ce texte déclare, « au nom du peuple belge » , que « les membres de la famille d’Orange-Nassau sont à perpétuité exclus de tout pouvoir en Belgique  » . Et pour bien verrouiller cette disposition, l’assemblée précisa qu’elle agissait comme « corps constituant » … tout en s’abstenant d’inscrire cette proscription dans les articles constitutionnels, afin qu’on ne puisse pas la soumettre à révision comme c’est le cas pour ceux-ci.

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La main toujours plus haute des ducs de Bourgogne

L’emprise croissante du pouvoir princier se révèle à travers les négociations dynastiques et commerciales anglo-bourguignonnes dans le contexte de la transition entre Philippe le Bon et Charles le Téméraire. Le premier s’appuie sur une assise large de groupes intéressés. Le second ne se fie qu’à ses confidents (1465-1468)

   Entre l’unificateur des anciens Pays-Bas et l’autoproclamé grand-duc d’Occident, les dissemblances ont été actées de longue date dans l’historiographie. Elles s’étaient concrétisées jusque dans la manière d’organiser l’action diplomatique, ainsi qu’il ressort d’une communication faite au tout récent Congrès des cercles francophones d’histoire et d’archéologie, réuni à Tournai [1]. Docteur en histoire de l’Université libre de Bruxelles et lecturer (maître de conférences) à l’Université d’Oxford (Harris Manchester College), Michael Depreter a focalisé son inventaire des différences sur la période même où s’opéra la transition entre Philippe le Bon (1419-1467) et Charles le Hardi (ou le Téméraire, 1467-1477). Le moins qu’on puisse dire du changement intervenu alors est qu’il ne donna pas « du temps au temps » …

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Des enfants « problématiques » dans l’entreprise coloniale

Des métis séparés de leur milieu ou rejetés par lui. Des Noirs éduqués hors de leur communauté pour devenir des agents de l’oeuvre coloniale et missionnaire. Entre contrainte et consentement, arbitraire et légalité, les cas ont été trop diversifiés pour prêter à généralisation (1908-1962)

   Le 4 avril 2019, le Premier ministre Charles Michel présentait les excuses officielles de la Belgique pour « la ségrégation ciblée dont les métis ont été victimes sous l’administration coloniale du Congo belge et du Ruanda-Urundi jusqu’en 1962 et suite à la décolonisation, ainsi que la politique d’enlèvements forcés y afférente » [1]. Cette déclaration avait été précédée, en 2017, d’une démarche similaire de l’Eglise catholique belge. Le gouvernement et l’épiscopat répondaient ainsi à l’émotion suscitée par la mise en lumière, notamment à travers les travaux de Sarah Heynssens, Kathleen Ghequière et Sibo Kanobana, du sort des enfants métis de père inconnu qui avaient été séparés de leur mère noire [2].

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