Colonialisme: ne peut-on enquêter qu’à charge ?

Pour les tenants des études « décoloniales », les progrès matériels accomplis au temps de la dépendance ne peuvent être mis à son actif dans la mesure où ils ont visé à asseoir une domination violente ou ont résulté de rapports de force. La question de la frontière entre démarches scientifique et militante est posée (1885-1960)

   Depuis plusieurs années, le passé colonial de la Belgique se trouve au banc des accusés, sous l’influence d’organisations telles que le Collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLD) ou d’universitaires tels que la politologue Nadia Nsayi. Une commission d’enquête parlementaire a rendu des conclusions, saluées ou critiquées selon les points de vue [1], alors que des volontés de « décoloniser l’espace public » ont fait leur chemin dans certaines communes.

   Dans la conception que défendent les activistes, les mobiles civilisateurs invoqués pour justifier notre présence en Afrique ne furent qu’un masque, alors que le système reposait sur la violence et que la modernisation ainsi que l’indépendance promises étaient sans cesse ajournées. Les « plus profonds regrets » exprimés par le Roi, notamment à Kinshasa en juin 2022, sont insuffisants pour les tenants de cette vogue idéelle, qui déplorent l’absence d’excuses en bonne et due forme et la présentation par Philippe de la colonisation comme une première étape, même malheureuse, dans le partenariat entre la Belgique et le Congo.

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Retour au bercail pour le Limbourg hollandais ?

Les milieux industriels de Maastricht et des environs ont-ils été plus enclins à soutenir le projet d’annexion porté par les partisans de la « grande Belgique » ? En dehors de quelques cas notoires, les acteurs économiques semblent avoir été généralement plus réservés. Même l’Eglise catholique est restée pronéerlandaise (1918-1919)

   Le 24 décembre 1918, l’agent de police Max Cappel remettait au procureur de la Reine du tribunal d’arrondissement de Maastricht le rapport qui lui avait été demandé sur les courants militant en faveur d’un retour du Limbourg hollandais à la Belgique. De ses conclusions, il ressortait qu’outre-Moerdijk, l’idée chère à nos nationalistes faisait surtout recette dans le milieu des grands industriels et commerçants. Confirmation moins d’un an plus tard, en automne 1919, par l’économiste renommé Johan Nederbragt, chargé d’indaguer par le ministère néerlandais des Affaires étrangères: il épinglait lui aussi le monde des affaires. La recherche historique a suivi la même piste. Selon Maria De Waele, qui fait autorité sur le sujet depuis sa thèse défendue à l’Université de Gand en 1989, la campagne annexionniste fut surtout soutenue, au moins en coulisses, par d’importants industriels maastrichtois.

   Et pourtant, s’il faut en croire l’étude récente d’Eddy de Beaumont, diplômé des Universités de Tilburg et Amsterdam, il y aurait lieu de nuancer quelque peu ces constats [1]

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La SNCB dans le train de la collaboration… et de la résistance

Son rôle dans le transport de troupes ou de matériel militaire et plus encore dans les déportations a fait l’objet d’un examen à la demande du Parlement et du gouvernement. Mais elle était privée d’autonomie, alors que son personnel et ses responsables ont mené de nombreuses actions contre l’occupant (1940-1944)

   La Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) doit présenter « des excuses officielles » pour le rôle qu’elle a joué dans les déportations des Juifs, des Roms, des prisonniers politiques et des travailleurs forcés pendant la Seconde Guerre mondiale; elle doit prendre en outre diverses initiatives mémorielles et organiser une journée du souvenir; au-delà, il convient de sensibiliser l’ensemble des agents de l’Etat aux dilemmes moraux qu’ils peuvent rencontrer dans certaines circonstances: telles sont pour l’essentiel les recommandations, remises au début de cette année, d’un groupe de sages constitué par le gouvernement fédéral sous la houlette de la juriste Françoise Tulkens [1].

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Le « Canon flamand » , si critiqué… en Flandre

Achevée en mai dernier, cette présentation de l’histoire en cinquante « fenêtres » (faits, personnages, lieux…) s’inscrit-elle dans une stratégie nationaliste ? Son contenu n’a rien de militant a priori, mais le passé y est considéré en lien étroit avec le présent et comme si les frontières politiques actuelles avaient toujours existé. Avec des oublis de taille…

   Le 9 mai dernier à Genk, sur le site de l’ancien charbonnage de Waterschei devenu un parc scientifique, était présenté aux médias le Canon de Flandre, fruit de deux ans et demi de travail d’une commission d’experts dirigée par le professeur Emmanuel Gerard (Katholieke Universiteit Leuven) [1]. L’événement s’est déroulé en présence  du ministre flamand de l’Enseignement Ben Weyts et du ministre-Président et ministre de la Culture Jan Jambon, tous deux issus de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA), le parti indépendantiste devenu (tactiquement ?) confédéraliste. Le premier nommé a précisé que le Canon devait présenter « ce qui a fait de nous la Flandre et les Flamands » .

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Colonisations, décolonisations: la difficile impartialité

Aux Pays-Bas comme en Belgique, les discours de repentance succèdent aux rapports sur le passé colonial. Focus sur la guerre d’indépendance indonésienne dans un cas, sur toute l’histoire de l’Afrique belge dans l’autre. Mais chez nous comme chez nos voisins, les enquêtes font l’objet de critiques pour avoir été menées uniquement à charge

   Toute ressemblance avec des faits qui nous sont familiers ne serait sans doute pas fortuite. Le 17 février 2022 était publié aux Pays-Bas le rapport d’une enquête menée par trois institutions scientifiques sous le titre Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-1990 (Onafhankelijkheid, dekolonisatie, geweld en oorlog in Indonesië 1945-1950). Quelques heures à peine après cette communication, le Premier ministre Mark Rutte présentait des excuses officielles et publiques pour la violence extrême des « opérations de police » – selon la terminologie du temps – qui visèrent à maintenir la souveraineté néerlandaise sur l’archipel asiatique.

   Bis repetita… ? En 2020 déjà, le roi Willem-Alexander avait fait pareille amende honorable, mais la thèse admise alors, conformément à un premier rapport daté de 1969 (Excessennota), conférait aux exactions commises un caractère incidentel, lié à des initiatives isolées. La nouvelle « vérité » veut qu’elles aient été « extrêmes et structurelles » , engageant la responsabilité du pouvoir politique.

   Différents enseignements sont à tirer de la comparaison entre ces repentirs d’outre-Moerdijk et les « plus profonds regrets » exprimés et réitérés par notre roi Philippe, dans une lettre au président Félix Tshisekedi en juin 2020, puis à Kinshasa en juin 2022, deux faits entre lesquels est intervenue, en octobre 2021, la publication d’un rapport d’experts sur le passé colonial belge, qui n’a pas fini de faire des vagues…

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« A perpétuité exclus de tout pouvoir… »

Telle est, depuis 1830, la disposition qui frappe en Belgique les membres de la famille d’Orange-Nassau inscrits dans l’ordre de succession au trône des Pays-Bas. Cette exclusion n’a plus de raison d’être aujourd’hui, mais elle ne paraît pas contraire au droit européen et les pères de la Constitution ont fait en sorte qu’elle soit intangible

   Le 7 décembre prochain, la princesse Catharina-Amalia, fille du roi Willem-Alexander et de la reine Máxima, appelée normalement à succéder à son père sur le trône des Pays-Bas, fêtera son 18è anniversaire. A cette occasion, le monde politique et les médias d’outre-Moerdijk ont (re)découvert une particularité, une étrangeté diront certains, sur laquelle un livre signé par un ancien député et bourgmestre [1] est également venu attirer l’attention. Il s’agit de l’impossibilité, pour la princesse d’Orange comme pour ses deux sœurs cadettes, d’épouser un prince héritier de Belgique.

   Bien sûr, ce ne sont pas les personnes qui sont ici en cause. L’interdit résulte d’un décret adopté le 24 novembre 1830 par le Congrès national, qui élabora notre Constitution. Faisant suite à un autre décret relatif à l’indépendance de la Belgique, ce texte déclare, « au nom du peuple belge » , que « les membres de la famille d’Orange-Nassau sont à perpétuité exclus de tout pouvoir en Belgique  » . Et pour bien verrouiller cette disposition, l’assemblée précisa qu’elle agissait comme « corps constituant » … tout en s’abstenant d’inscrire cette proscription dans les articles constitutionnels, afin qu’on ne puisse pas la soumettre à révision comme c’est le cas pour ceux-ci.

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L’étrange asile de Guillaume II aux Pays-Bas

La solidarité dynastique entre les Orange et les Hohenzollern a permis au Kaiser, venant de Spa, de s’établir chez nos voisins du nord. Un asile lourd de conséquences diplomatiques, dont Beatrice de Graaf montre qu’il ne fut pas improvisé mais précédé de contacts secrets noués entre La Haye et Berlin, d’abord en vue d’une paix négociée (1918)

Dimanche 10 novembre 1918, vers six heures du matin. Au poste frontière limbourgeois d’Eisden, le dernier Roi de Prusse et Empereur d’Allemagne demande à être admis aux Pays-Bas. La décision ne tarde pas: il est autorisé à entrer en tant que « personne privée » . Dans le train spécial de ce particulier pas très ordinaire se trouve une suite de septante personnes, dont une vingtaine de militaires du Sturm-Bataillon Rohr… La veille, au Grand Quartier général installé à Spa, l’entourage de Guillaume II l’a convaincu qu’il devait partir, notamment pour préserver sa sécurité. Berlin est alors en proie à la révolution et, selon la relation que le prince héritier fera des événements, le bruit court que des communistes partis de Verviers sont en route pour la ville d’eaux.

Du côté néerlandais, l’arrivée du convoi impérial sera longtemps présentée comme une surprise complète, prenant les autorités au dépourvu, les plaçant devant le fait accompli. Mais cette version est aujourd’hui mise à rude épreuve. En s’appuyant notamment sur des archives diplomatiques étrangères, et comblant ainsi les lacunes des sources nationales sur ce sujet, l’historienne Beatrice de Graaf, professeur à l’Université d’Utrecht, arrive à la conclusion que La Haye ne s’est pas contentée de « voir venir » [1].

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Liberté, égalité,… centralité

Sous le régime français ou sous son influence, les Pays-Bas du Sud et du Nord ont connu des évolutions largement convergentes, dans le sens d’un dessaisissement des pouvoirs locaux au profit de l’Etat central. Après Waterloo, cette tendance ne s’est pas réellement inversée (1795-1815)

Entre 1795 et 1815, nos ancêtres ont connu – ou pas – la promulgation de cinq constitutions différentes. Sauf pour la dernière, leur longévité moyenne atteignait donc à peine la durée d’un gouvernement de législature de nos jours. Mais un fil rouge, dont nous dépendons encore dans une large mesure, relie ces textes aussi éphémères dans les faits qu’ils paraissaient sacrés aux yeux de leurs auteurs: c’est celui de l’absorption, progressive ou brutale selon les moments, des pouvoirs locaux par le pouvoir central, déjà amorcée à la fin de l’Ancien Régime, particulièrement sous Joseph II.

Avec le Premier Empire, bien sûr, ce processus culmine. Tout s’y trouve comme manœuvré de haut en bas. Il n’est pas jusqu’à l’Eglise, la famille ou l’école qui ne soient conçues comme autant de rouages de l’administration. Voit-on pour autant l’histoire prendre un cours radicalement différent après Waterloo ? L’étau se desserre à certains égards, certes, mais l’Etat conserve, voire accroît, son emprise à travers les régimes qui se succèdent, en France comme partout où son influence a été déterminante.

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Une « Muette de Portici » fort peu révolutionnaire

L’opéra d’Auber, Scribe et Delavigne n’est pas favorable à la révolte napolitaine qu’il relate, mais les indépendantistes belges l’ont investi d’un sens conforme à leur cause. A l’inverse, le public et les critiques hollandais en ont retenu après 1830 la condamnation de la sédition (1829-1900)

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« La Muette de Portici » dans une illustration de presse, 1863. (Source: Bibliothèque nationale de France, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84029172/f1.item)

Ce n’est pas le moindre des paradoxes: La muette de Portici, l’opéra d’Esprit Auber créé en 1828 et qui mit le feu aux poudres de la Révolution belge le 25 août 1830, n’était nullement de nature à y inciter. Il relate certes une révolte, celle de la population de Naples contre les Habsbourg d’Espagne en 1628, mais il se garde bien de l’exalter. Le livret d’Eugène Scribe et Germain Delavigne confère au soulèvement des motifs d’ordre personnel et non politique. Le pêcheur Masaniello donne le signal de l’insurrection après avoir appris que sa sœur muette Fenella, personnage ajouté à l’histoire, a été déshonorée par le fils du vice-roi, lequel se révélera accessible au remords. Les violences des Napolitains n’ont rien à envier à celles des Espagnols qui les répriment. Le vice-roi demeure hors de la trame et ne peut donc être mis en cause. L’aventure, en outre, finit mal pour les insurgés qui sont défaits alors que leur meneur meurt empoisonné par un des siens qui a vu en lui un traître et un tyran potentiel. Il n’est pas jusqu’au Vésuve en éruption, dans lequel le désespoir précipite Fenella, qui ne manifeste le désaccord de la nature avec la rébellion!

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La nostalgie des grands Pays-Bas

Un important courant orangiste à survécu à la Révolution belge de 1830. Aussi actif à Liège qu’à Anvers, majoritairement libéral mais avec une participation catholique nullement négligeable, il a été dominant au sein de l’élite alors francophone au nord comme au sud du pays (1830-1850)

   Du soutien à l’installation de John Cockerill en bord de Meuse à la fondation des Universités de Gand et de Liège, sans parler de la refondation de Louvain sous statut public, les bicentenaires célébrés en 2017 ont remis en relief le rôle joué par Guillaume Ier d’Orange-Nassau dans nos contrées après que le congrès de Vienne l’y avait appelé à régner. Il y a 80 ans déjà, Robert Demoulin dressait un vaste bilan de l’action du Souverain en faveur de la transformation économique des provinces belges [1]. L’historiographie, naturellement plus encline à rechercher les griefs qui expliquent la Révolution de 1830, fit longtemps peu de cas de cette dimension. Elle ignora ou minimisa tout autant, pour les mêmes raisons, l’existence et la persistance en Belgique d’un courant opposé à la scission du Royaume-Uni des Pays-Bas. Il aura fallu, pour que soit prise toute la mesure de cet orangisme belge, l’étude volumineuse que lui a consacrée Els Witte, professeur émérite de la Vrije Universiteit Brussel [2].

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