Noir c’est noir, mais la vie continue

A travers le cas d’Anvers, il apparaît que l’existence ou non d’un important éclairage de rues n’induit pas de différences importantes dans les rythmes du travail, du loisir et du sommeil. Les activités nocturnes sont bien antérieures à la diffusion des réverbères. Et leur absence est sans influence sur la minorité des noctambules (XVIIIe siècle)

   S’il faut en croire l’écrivain Sir Richard Steele, qui vécut au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, « près des deux tiers de la nation » (anglaise) « avaient laissé les affaires et les plaisirs envahir les heures de repos » . La cause de ce changement dans les habitudes ? La nuée des réverbères érigés dans les rues des cités à cette époque… Mais faut-il prendre le propos pour argent comptant ? Selon Gerrit Verhoeven (Université d’Anvers, Musées royaux d’art et d’histoire), dont la démonstration repose sur le cas anversois, il faut y apporter plus d’une nuance [1].

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Des logements pas si « sociaux » que cela

Les sociétés à l’origine des grands complexes d’appartements érigés à Anvers après 1945 ont rapidement sacrifié aux dures nécessités de la rentabilité leur vocation initiale d’aide aux plus démunis. Le profil des occupants a relevé davantage de la classe moyenne, même si on a fini par construire à moindres frais (1949-1978)

   Cela peut surprendre aujourd’hui mais il fut un temps où Anvers était à la pointe en matière d’habitats collectifs inspirés par la gauche. Savoir si cette politique a atteint ses objectifs est une autre question. Rick Faust (Université d’Anvers) a entrepris d’y répondre en dressant le bilan des sociétés de logement social SM Huisvesting et Onze Woning, porteuses de projets de grande ampleur dans trois quartiers de la Métropole [1].

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Dans le marché européen, les imprimeurs sous pression

Avec la diffusion de la typographie se répandent les publications d’ouvrages non autorisées par leur auteur ou leur éditeur initial. Les privilèges octroyés par les pouvoirs constituent la seule protection, tout en étant « bons pour l’image ». On a plus de chances de les obtenir en étant célèbre ou en ayant des liens dans le pays (XVIIe siècle)

   Avec l’invention de Gutenberg se répand comme traînée de poudre le revers de la médaille, à savoir l’usage de réimprimer des œuvres étrangères sans le consentement de leur auteur ou de leur éditeur initial. La morale peut bien réprouver cette pratique mais aucun cadre légal européen ne lui est opposable. C’est le même phénomène, mutatis mutandis, qui a connu depuis l’Internet une croissance exponentielle. Au sein des Pays-Bas habsbourgeois du XVIIe siècle, où Nina Lamal a mené l’enquête en même temps qu’aux Provinces-Unies [1] (soit une grande partie de l’actuel Benelux), Anvers s’impose comme un centre majeur de cette économie de la contrefaçon. Les livres romains sont ici particulièrement ciblés. S’ils sont écrits en latin, la langue internationale, ils se diffuseront d’autan mieux sous toutes les latitudes.

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Du patrimoine flamand réfugié dans un château wallon

De juin 1942 à août 1944, des œuvres et des documents de tout premier plan, appartenant à des musées d’Anvers et de Bruges, ont été mis à l’abri au château de Lavaux-Sainte-Anne. Le jeune expert Herman Bouchery a assuré la garde de ce trésor… à la préservation duquel les Allemands n’étaient pas moins intéressés (1938-1945)

   Au cœur de la plaine famennoise, entouré de douves et d’une nature où s’égaient les daims, le château de Lavaux-Sainte-Anne (Rochefort) élève, en vénérable survivant des siècles ici mélangés, ses tours de pierre médiévales, ses appartements renaissants, sa ferme attenante et son jardin à la française. Mais parce qu’il n’a laissé aucune trace, bien peu de visiteurs du site et des musées qu’il abrite savent ce que fut son rôle très particulier pendant la Seconde Guerre mondiale: un refuge pour des centaines d’œuvres, de manuscrits, d’archives de tout premier plan, mis en caisses et amenés d’Anvers et de Bruges pour attendre des temps meilleurs dans les souterrains et le grand donjon. En Bert Govaerts, cet épisode singulier a trouvé son narrateur [1].

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Quand le régime français recyclait les ci-devant processions et géants

Ils avaient disparu du paysage à Anvers quand l’administration les réveilla pour les mettre au service des fêtes républicaines. Tout ce qui pouvait évoquer l’Ancien Régime en fut effacé. Druon Antigone dut arborer les couleurs tricolores, puis célébrer les victoires de Bonaparte. La tradition a ainsi survécu, mais pas son esprit (1795-1815)

   « Du passé faisons table rase » : si on ne chantait pas encore ces paroles fameuses d’Eugène Pottier, elles n’en définissent pas moins ce que fut, à bien des égards, la politique du régime révolutionnaire, sous nos cieux comme ailleurs, après l’annexion à la France (1795). Métiers, confréries, jours fériés, carnavals, calendrier grégorien… devaient passer à la trappe en même temps que les fiefs, les gouverneurs des Habsbourg ou les princes-évêques.

   Les processions et leurs géants, en raison de leurs liens avec la religion et les pouvoirs d’antan, firent aussi les frais de la chasse aux traditions. Et pourtant, la table ne fut pas totalement rase… Ainsi à Anvers, ces usages festifs ont-ils traversé la période d’une manière inattendue, que vient éclairer un article de Brecht Deseure, chercheur attaché à la Bibliothèque royale de Belgique et à l’Université libre de Bruxelles [1].

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Des religieuses pour et contre la Réforme catholique

Combattues, soutenues ou instrumentalisées, les décisions du concile de Trente ont été diversement reçues dans les communautés qui jouissaient d’une large autonomie. Illustration à travers deux couvents d’augustines à Anvers et à Lierre. Le respect de la clôture et le rejet des richesses ont été les idéaux les plus épineux (1563-1700)

   Si le concile de Trente, achevé en 1563, marque un tournant majeur dans l’histoire de l’Eglise, il n’a pas pour autant changé d’un coup de baguette magique la face de la chrétienté. « Les décisions tridentines n’ont pas été imposées sans plus, top-down, remarque Esther Van Thielen (Université d’Anvers). La réception et l’adhésion à ces décisions sont aussi importantes » [1]. Aux différents travaux corroborant ce constat, l’historienne ajoute sa contribution après s’être plongée dans les archives de deux communautés de chanoinesses régulières augustines, celle des Falcons à Anvers et celle de Vredenberg à Lierre (Lier).

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Comme un étranger dans la ville d’Anvers

Jusqu’à la fin du XIXè siècle, de par sa vocation internationale liée à l’activité portuaire, la Métropole est accueillante aux non-Belges et peu encline à mettre en œuvre la politique plus restrictive voulue par le gouvernement. Mais la plupart des arrivants proviennent des pays limitrophes (1830-1880)

Une idée largement partagée veut que l’intégration des migrants ait toujours été problématique, même quand ceux-ci provenaient d’autres pays européens et ne creusaient donc pas un fossé culturel dans leur terre d’élection. Mais les sciences historiques sont le plus souvent rétives aux généralisations. Ainsi ressort-il de la thèse de doctorat d’Ellen Debackere, portant sur la ville d’Anvers au cœur du XIXè siècle, que celle-ci fut alors des plus accueillantes à l’étranger, davantage même que ne le souhaitaient les autorités nationales [1].

Notre très ancienne tradition d’autonomie communale, jointe aux incohérences nombreuses dans les lois, décrets, arrêtés et instructions qui régissaient cette matière, ont favorisé le développement de spécificités locales. Ce fut plus vrai encore dans la cité portuaire, où les relations avec la capitale sont fréquemment à couteaux tirés. « La Ville, souligne la chercheuse, restait le principal acteur avec lequel les étrangers entraient en contact. A partir de cette position privilégiée, elle pouvait ou non être attentive aux directives d’en haut » (p. 24). 156.171 dossiers individuels sont conservés au Stadsarchief pour la période 1840-1914. Ils témoignent en grand nombre d’une latitude certaine et de l’usage qui en a été fait.

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Les bruits dans la ville, ce souci séculaire

A travers le cas d’Anvers, il apparaît que les citadins se sont toujours plaints des nuisances sonores, même si certaines ont changé de nature avec la révolution industrielle. La sensibilité à cette pollution varie surtout selon les lieux et la bonne ou mauvaise réputation de ceux qui la produisent (XVIè, XIXè siècles)

La représentation courante de la ville « populeuse et bruyante » se vérifie-t-elle toujours et partout ? Les historiens qui l’ont approchée divergent sur cette question éminemment complexe en ce qu’elle touche au vécu, à l’univers mental des collectivités comme à la subjectivité de tout un chacun. Les travaux de baccalauréat de Margo Buelens-Terryn et Christophe De Coster (Universiteit Antwerpen) situent leurs auteurs parmi ceux qui mettent à mal l’idée d’une croissance linéaire, au cours du temps, du concept de pollution sonore, avec la quête des stratégies visant à la réduire. A travers l’étude du cas d’Anvers, les chercheurs soutiennent, en particulier, que l’opposition entre époques préindustrielle et industrielle est à nuancer. Deux périodes de croissances économique et démographique ont été plus particulièrement envisagées: le XVIè siècle jusqu’à la fin du soulèvement calviniste (1585) et le XIXè jusqu’à la « Belle Epoque » [1].

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Le commerce florissant et l’affluence ont conduit à ouvrir à Anvers, en 1517, un deuxième marché aux bœufs, près de la porte Rouge, représenté ici dans un tableau de Peter van Bredael (v. 1670-1690). (Source: Musée royal des Beaux-Arts, Anvers, inv. 784, dans « La ville en Flandre. Culture et société 1477-1787 » , dir. Jan Van der Stock, Bruxelles, Crédit communal – Vlaamse Gemeenschap, Administratie Externe Betrekkingen, 1991, pp. 367-368)

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Une vague de corail à l’aube des temps modernes

L’importance commerciale d’Anvers en a fait un haut lieu de l’engouement des collectionneurs et des artistes pour ce gemme maritime aux vertus thérapeutiques, témoin de la transformation naturelle ou artisanale des matériaux, parfois associé au sang du Christ et à la vie éternelle (XVIè-XVIIè siècles)

Extravagant: il n’est guère d’autres mots pour qualifier le décor monté au château de Binche, en 1549, en l’honneur du fils de Charles Quint, futur Philippe II, roi d’Espagne et seigneur de nos anciens Pays-Bas, entre autres. Le clou de la réception est un mur ouvragé de roche et de corail rouge, d’où le vin coule dans les coupes des invités! Et cependant, pour insolite qu’il soit, ce cas n’est qu’une illustration parmi bien d’autres d’un grand engouement contemporain: celui que suscite le calcaire des mers chaudes, dont la formation mystérieuse soulève en outre bien des interrogations.

Plongée doctoralement dans le monde des collectionneurs et des artistes de l’aube des temps modernes à Anvers, Marlise Rijks (Universités de Leyde et de Gand; Institut Max-Planck, Berlin) a fait ample moisson d’exemples de cette vague corallienne, inséparable d’une soif de connaissance des processus de transformation, naturels comme artisanaux [1].

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Les coraux en bonne place dans cet « Intérieur d’un cabinet d’art avec « ânes iconoclastes » de Frans II Francken le Jeune (1620 ou 1626). Les iconoclastes sont à l’extérieur, vus par la fenêtre. (Source: Quadreria della Società Economica, Chiavari; n. 1, p. 128)

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Les imprimeurs sur lesquels le soleil ne se couchait jamais

Quatre maisons anversoises ont dominé le marché des livres provenant des Pays-Bas méridionaux dans le Mexique colonial du XVIè siècle. Les activités développées à destination de l’Espagne et des cercles hispanophones de nos régions ont préparé ce rayonnement dans une Amérique déjà riche en bibliothèques et en librairies (1529-1589)

A l’importance de son port dans l’espace hispanique du XVIè siècle, Anvers ajoute d’être alors la première ville des Pays-Bas méridionaux pour le secteur de l’imprimerie. Elle est suivie de loin par Louvain et Bruges, Bruxelles n’étant pas dans la course à cette époque. A l’international, une recherche menée sur les premières décennies du livre en Nouvelle-Espagne (pour l’essentiel, le Mexique actuel) confirme le leadership: 81 % des ouvrages « flamands » (au sens large) qui ont traversé l’Atlantique sont anversois et 16 % louvanistes. Les ateliers des familles Steelsius (30 %) et Plantin (26 %) se taillent la part du lion sur ce marché, devant la famille Nutius (10 %). Une quatrième, Bellerus, commence à percer.

Ces données sont sorties de la calculatrice de César Manrique Figueroa (Katholieke Universiteit te Leuven), sur la base d’un échantillon de 531 publications passées des presses du plat pays au cœur du défunt Empire aztèque, entre 1529 et 1589 [1]. L’historien les a retrouvées dans des bibliothèques et des inventaires, tant privés qu’institutionnels, où  manquent fatalement à l’appel les exemplaires, nombreux sans doute, perdus ou dispersés au fil des siècles. La présence d’ex-libris ou d’autres indices, dans la majorité des pièces survivantes, permet en revanche d’assurer que la plupart ont bien été acquises pendant la période coloniale et non ultérieurement. L’année 1529 est celle du livre le plus ancien. 1589 est celle de la mort de Christophe Plantin. Entre les deux, ses concurrents sur le même terrain ont été eux aussi en pleine activité. Continuer à lire … « Les imprimeurs sur lesquels le soleil ne se couchait jamais »