Colonisations, décolonisations: la difficile impartialité

Aux Pays-Bas comme en Belgique, les discours de repentance succèdent aux rapports sur le passé colonial. Focus sur la guerre d’indépendance indonésienne dans un cas, sur toute l’histoire de l’Afrique belge dans l’autre. Mais chez nous comme chez nos voisins, les enquêtes font l’objet de critiques pour avoir été menées uniquement à charge

   Toute ressemblance avec des faits qui nous sont familiers ne serait sans doute pas fortuite. Le 17 février 2022 était publié aux Pays-Bas le rapport d’une enquête menée par trois institutions scientifiques sous le titre Indépendance, décolonisation, violence et guerre en Indonésie 1945-1990 (Onafhankelijkheid, dekolonisatie, geweld en oorlog in Indonesië 1945-1950). Quelques heures à peine après cette communication, le Premier ministre Mark Rutte présentait des excuses officielles et publiques pour la violence extrême des « opérations de police » – selon la terminologie du temps – qui visèrent à maintenir la souveraineté néerlandaise sur l’archipel asiatique.

   Bis repetita… ? En 2020 déjà, le roi Willem-Alexander avait fait pareille amende honorable, mais la thèse admise alors, conformément à un premier rapport daté de 1969 (Excessennota), conférait aux exactions commises un caractère incidentel, lié à des initiatives isolées. La nouvelle « vérité » veut qu’elles aient été « extrêmes et structurelles » , engageant la responsabilité du pouvoir politique.

   Différents enseignements sont à tirer de la comparaison entre ces repentirs d’outre-Moerdijk et les « plus profonds regrets » exprimés et réitérés par notre roi Philippe, dans une lettre au président Félix Tshisekedi en juin 2020, puis à Kinshasa en juin 2022, deux faits entre lesquels est intervenue, en octobre 2021, la publication d’un rapport d’experts sur le passé colonial belge, qui n’a pas fini de faire des vagues…

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Pas si mâle, le Moyen Age…

Les sources brabançonnes confirment que dans ce monde inégalitaire, les femmes ne sont nullement confinées au rôle de mères au foyer. Certaines ont plus que réussi dans les métiers de marchandes, entrepreneuses, bailleuses de fonds, artistes, artisanes… D’aucunes se sont aussi illustrées dans le milieu des hors-la-loi (1350-1550)

   Cela fait longtemps déjà qu’elle a pris du plomb dans l’aile, l’image toujours répandue du Moyen Age comme une longue nuit violente dominée par les hommes – rois, chevaliers, clercs. Régine Pernoud, dans La femme au temps des cathédrales (1980), voyait dans cette représentation une projection sur les siècles antérieurs de la condition féminine dégradée par le retour en force du droit romain aux temps modernes. A l’opposé cependant, Georges Duby défendit l’idée d’un Mâle Moyen Age (1988), avec pour principal argument que les sources ont presque toujours des hommes pour auteurs.

   Le professeur au Collège de France n’en invitait pas moins à poursuivre le travail qui, dans son cas, se limitait au XIIe siècle. Car à mesure qu’on avance dans le temps s’accroît la masse des documents où s’exprime directement le sexe qu’on ne peut plus appeler faible. Le milieu citadin, en particulier, s’avère des plus riches à cet égard, les activités y impliquant le recours à l’écrit davantage qu’en milieu rural. C’est sur ce Moyen Age tardif – en gros, la période 1350-1550 –, et essentiellement dans le cadre du duché de Brabant ainsi que de la seigneurie enclavée de Malines, qu’a porté l’enquête dirigée par Jelle Haemers, Andrea Bardyn et Chanelle Delameillieure, tous trois liés à la Katholieke Universiteit Leuven (KU Leuven) [1]. Et leurs conclusions corroborent très largement la thèse de Régine Pernoud: les textes les ont mis en présence d’une société « modelée tout autant par les hommes que par les femmes » (p. 215).

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Les sciences sociales, d’un engagement à l’autre

D’abord conçue comme une spécialisation pour les étudiants en droit et un vivier de cadres politiques catholiques, la faculté qui leur est consacrée à l’Université de Louvain est devenue plus autonome et s’est détachée du pilier chrétien, mais grande est la perméabilité des chercheurs aux courants qui traversent la société (1892-2013)

   En octobre 1892, l’école des sciences politiques et sociales démarre à l’Université de Louvain avec 36 étudiants dont beaucoup d’élèves libres. Depuis, l’effectif a plus que centuplé rien que du côté flamand: 3923 inscrits pour l’année académique 2020-2021 à la faculteit sociale wetenschappen [1], incluant la politologie, la communication, la sociologie et l’anthropologie, mais non la science économique qui a pris le large entre-temps. Bien d’autres changements majeurs sont intervenus au fil des ans quant à la conception et aux méthodes des disciplines concernées. Emmanuel Gerard, historien, professeur émérite et ancien doyen de la faculté, a entrepris de retracer le chemin parcouru dans un livre qui n’est pas que d’intérêt local [2].

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Pierre Hubermont, de la littérature prolétarienne à l’Ordre nouveau

L’auteur socialiste de « Treize hommes dans la mine » , inspiré par la condition ouvrière, s’est rallié sous l’occupation allemande à la collaboration au nom de l’unification européenne, de la cause wallonne, de l’antisémitisme, de l’antimaçonnisme… Condamné et ostracisé après la Libération, il a été néanmoins réédité (1920-1989)

   Le 28 mai 1940, Henri De Man, président du Parti ouvrier belge (POB, ancien nom des actuels PS et Vooruit), invite dans un manifeste ses militants à accepter le fait de la victoire allemande, convaincu que celle-ci ouvre la voie à une révolution qui instaurera « la souveraineté du Travail » . Parmi les figures que le chef socialiste entraîne dans son sillage émerge notamment celle de Pierre Hubermont, « écrivain prolétarien » auquel le roman Treize hommes dans la mine a, quelques années auparavant, conféré une renommée internationale. Un trio de chercheurs s’est attaché à retracer son itinéraire, singulier et symptomatique à la fois [1].

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Dans quelle langue évangéliser au Congo ?

Fallait-il miser sur le kongo, le kiteke, le bobangi, le bangala… ? La question s’est posée notamment aux missionnaires baptistes, dont les choix ont varié en fonction des périodes et des implantations. Parallèlement, l’opportunité ou non de forger une langue « améliorée » et normative a été source de tensions et de contradictions (1879-1940)

   Les bons frères croient dire aux indigènes que « le Christ est au Ciel » . En fait, ceux-ci comprennent que « le Christ est dans une coquille d’escargot » . S’agit-il de leur enseigner le commandement « tu ne commettras pas d’adultère » ? Celui-ci est en réalité reçu par les auditeurs comme étant « tu ne demanderas pas d’honoraires pour l’adultère » ! Telles sont parmi bien d’autres, s’il faut en croire John Whitehead, membre de la Baptist Missionary Society (Société baptiste missionnaire, BMS), les horreurs de traduction auxquelles a conduit, à la fin du XIXe siècle, la mauvaise connaissance par ses coreligionnaires du bobangi, langue bantoue aujourd’hui en usage dans une zone située sur la rive gauche du fleuve Congo, grosso modo entre Lukolela et Bolobo. L’auteur de ces remarques, contenues dans une lettre datée de 1904, a publié quelques années auparavant une Grammar and Dictionary of the Bobangi Language, mais cet ouvrage est alors lui-même des plus controversés.

   A l’aide notamment des archives de la BMS conservées à Oxford, Michael Meeuwis, spécialiste des langues et cultures africaines, professeur à l’Université de Gand, a retracé le cheminement, les hésitations, les revirements aussi de l’évangélisation et de la scolarisation protestantes confrontées, là où elles ont été dominantes, à la diversité foisonnante des parlers locaux [1].

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Les infanticides devant la justice au temps de Léopold II

Les affaires soumises aux assises de Flandre-Occidentale ont concerné majoritairement des femmes poursuivies pour avoir tué un enfant né hors mariage. Les travaux forcés de 10 à 15 ans ont été la peine la plus fréquente. Dans 40 % des cas, l’acquittement a été prononcé faute de preuve ou sur la base de circonstances atténuantes (1868-1914)

   Entre 1868 et 1914, selon les données de l’administration belge de la justice criminelle et civile, le ministère public traduisit devant une cour d’assises 333 personnes accusées d’être auteurs ou complices d’un infanticide. 160 d’entre elles furent acquittées et 173 condamnées. A cette époque comme à la nôtre, la plupart des coupables étaient des femmes (vérité statistique généralement moins évoquée que celle des assassinats d’adultes commis majoritairement par des hommes). Les cas – très peu nombreux – de poursuites par contumace ne furent pas comptabilisés.

   Quels étaient les profils de ces meurtrières et meurtriers ? Quelles furent leurs motivations ? Quelles peines encoururent-ils ? Pour cerner de plus près cette tragique réalité, Jos Monballyu, professeur émérite de la faculté de droit de la Katholieke Universiteit Leuven, a procédé à l’examen détaillé des dossiers soumis aux assises de Flandre-Occidentale pendant la période considérée, qui va de l’entrée en vigueur du nouveau Code criminel belge (loi du 8 juin 1867) au déclenchement de  la Première Guerre mondiale, après laquelle de nouveaux changements législatifs sont intervenus [1].

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Ne croyez pas les dénigreurs d’Albéron II!

Marqué notamment par la reprise du château de Bouillon, le règne politique et religieux de cet évêque de Liège a été amplement discrédité par son successeur. Venu de l’Eglise de Metz et soutenu par le Pape, il offrait pourtant l’avantage de ne pas être lié aux clans qui s’affrontaient pour imposer leur candidat (1135-1145)

   Quand, en 1145, Albéron II meurt en Italie, on ne ramène pas son corps à Liège bien qu’il en soit l’évêque. Ce retour sera pourtant accordé en 1167 à son successeur Henri II de Leez, passé lui aussi de vie à trépas au-delà des Alpes. Sa dépouille sera ensevelie dans la cathédrale Saint-Lambert. Même un prédécesseur déshonoré, Alexandre Ier, déposé en 1135, a eu droit à cette dignité. L’exception peut certes résulter de maintes raisons. Elle n’en est pas moins symbolique d’une mauvaise réputation dont l’historiographie a gardé les traces.

   D’où vient-elle ? Selon Julien Maquet qui a proposé, au dernier congrès francophone d’histoire et d’archéologie tenu à Tournai, une réévaluation du treizième successeur de Notger, la piètre estime en laquelle ont été tenues ses dix années de pouvoir politique et religieux résulte d’un travail de sape mené par le précité Henri de Leez et son entourage [1]. Pour en comprendre les ressorts, il faut parfois lire les sources entre les lignes…

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Versailles 1919: l’échec de la « grande Belgique »

Michel Auwers en déplace la responsabilité des politiques vers les « jeunes loups » de la diplomatie formés à l’école de Léopold II. En opposition à son successeur et à la tradition neutraliste belge, leur agenda annexionniste visant nos voisins s’est heurté à un air du temps peu favorable à la quête d’agrandissements territoriaux (1914-1920)

   « Adieu, veau, vache, cochon, couvée! » … Au terme des négociations qui aboutissent au traité de Versailles, signé le  28 juin 1919, la Belgique obtient un morceau de la Rhénanie, qui constitue aujourd’hui notre Communauté germanophone, un mandat d’administration des ex-colonies allemandes du Ruanda-Urundi (futurs Rwanda et Burundi), la fixation des réparations dues par le Reich vaincu ainsi que la fin du statut de neutralité obligatoire. C’est beaucoup moins que les rêves nourris, au cours de la Grande Guerre, dans des milieux nullement marginaux et jusque dans les sphères gouvernementales: rêves d’un retour aux frontières d’avant 1839, rêves lorgnant vers le Grand-duché de Luxembourg, le Limbourg hollandais et l’embouchure de l’Escaut, voire davantage encore.

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Une droite radicale dans la Résistance

Nationaliste, antiparlementaire, anticommuniste, corporatiste, défilant en uniformes, la Légion nationale belge a pu apparaître comme un calque du fascisme mussolinien. Elle s’en est pourtant distanciée et sous l’occupation allemande, son chef Paul Hoornaert ainsi que nombre de ses membres sont morts pour la cause alliée (1922-1944)

   2 février 1944. A la prison pour travaux forcés de Sonnenburg (aujourd’hui Słońsk en Pologne), Paul Hoornaert rend son dernier souffle, vaincu par la maladie, les mauvais traitements et la sous-alimentation. Dix-huit mois auparavant, à Aix-la-Chapelle, un tribunal militaire allemand l’a jugé en tant que responsable d’une organisation qui « poursuivait des buts germanophobes » . Quinze de ses hommes ont été condamnés en même temps que lui, dont sept ont été fusillés.

   Ce chapitre tragique de l’histoire de la Résistance ressemble à bien d’autres, avec une particularité. C’est que l’organisation ainsi décimée fut en son temps considérée comme « fasciste » et le serait encore plus au nôtre. Il s’agit de la Légion nationale belge, dont le parcours vient d’être retracé par Lionel Baland [1], « un écrivain » , ainsi qu’il se présente, qui a tiré amplement profit de travaux antérieurs mais aussi de sources de première main (presse surtout, dossiers de l’armée belge…).

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Scènes de la vie conjugale au haut Moyen Age

L’idéal chrétien du mariage monogame, indissoluble et fécond est loin de se concrétiser partout et toujours, mais il est bien affirmé et structurant. Le couple légitime acquiert une visibilité et une reconnaissance comme entité à part entière. Le bonheur partagé et le rôle agissant de la femme ne sont pas une invention des temps modernes (VIe-XIIe siècles)

   En 1168 à Valenciennes, Baudouin IV, comte de Hainaut, préside avec la comtesse Alix l’adoubement de son fils et les réjouissances auxquelles il donne lieu. Trois ans plus tard, Baudouin V vient de succéder à son père et c’est aussi avec sa femme, Marguerite, qu’il se fait reconnaître dans la future « Athènes du Nord » en y célébrant la fête de Noël en compagnie de 500 chevaliers. Le chroniqueur Gislebert de Mons, qui rapporte ces faits, relate également la transmission du pouvoir entre époux à laquelle donne lieu, en 1190, le départ du comte de Flandre Philippe d’Alsace pour la croisade: « En présence du comte de Hainaut, de la comtesse Marguerite – sa sœur, dont il a fait son héritière – et de leur fils, il confia la garde et la protection de sa terre à son épouse Mathilde » .

   Ces scènes, parmi bien d’autres, sont révélatrices d’un temps qui voit les couples agir conjointement et publiquement, notamment dans l’exercice de l’autorité princière ou royale. Selon Emmanuelle Santinelli-Foltz (Université polytechnique des Hauts-de-France), auteur d’une somme sur les différentes formes de la vie conjugale et leur évolution au long d’un haut Moyen Age élargi [1], cette association se fait plus étroite et s’affiche davantage à partir de l’époque carolingienne en même temps que se développent de nouvelles pratiques. Il faut certes faire le départ entre ce qui tient à une documentation plus abondante et diversifiée et ce qui traduit de réels changements. L’affichage en commun de la souveraineté n’en est pas moins avéré. Tout indique, selon la médiéviste, « que le couple acquiert à partir du IXe, et surtout du Xe siècle, une identité nettement plus affirmée, en tant que communauté d’action, qui témoigne de la place qui lui est alors pleinement reconnue, sans que cela ne s’accompagne cependant forcément d’une communauté de vie » (p. 218).

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