Alors que la politique de Philippe II et la diffusion du calvinisme déchirent les Pays-Bas, le diplomate Ogier Ghiselin de Busbecq rêve, dans ses lettres à l’empereur Rodolphe II, d’un Sud catholique libre de toute tutelle (1582-1584)
Ogier Ghiselin de Busbecq dans une gravure non datée. (Source: n. 1)
Au début des années 1580, Ogier Ghiselin de Busbecq, diplomate sexagénaire ou presque, se trouve en mission en France au service des Habsbourg d’Autriche. S’il se souvient avec nostalgie de la localité éponyme des bords de Lys qui vit grandir, entre Comines et Menin (comté de Flandre), ce fils naturel d’un noble local, il partage ce qu’il lui reste d’une vie bien remplie entre les intrigues politiques de Paris et les charmes champêtres de Saint-Cloud. Plus tard, il s’établira à Mantes, fuyant les luttes de partis consécutives à la mort d’Henri III. Mais il est une sombre pensée qui ne saurait le quitter: celle du pays natal alors ravagé par la guerre civile et les interventions étrangères.
A l’époque où elle était pratiquée par presque toute la population, la confession était fréquemment présentée, dans le discours anticlérical, comme un outil au service de la puissance sociale du prêtre. Mais celle-ci était en fait limitée par la règle absolue du secret (XVIIIè-XIXè siècles)
Selon les données recueillies dans les années 1840, à peine 1 % des habitants du diocèse de Bruges « ne faisaient pas leurs Pâques » et n’allaient donc pas se confesser au moins une fois sur l’année. Encore le précepte pascal ne constituait-il que le minimum minimorum. Une fréquence de quatre confessions par an semble avoir été courante. Elle était d’application dans beaucoup d’établissements scolaires. Après le recul sensible des premières années du régime révolutionnaire français, de nombreux prêtres s’étant trouvés alors dans l’impossibilité d’exercer leur ministère, la pratique était rapidement revenue à son niveau du XVIIIè siècle. Le sacrement aujourd’hui le plus en crise dans le monde occidental était fréquenté par presque toute la population des Pays-Bas méridionaux, où Elwin Hofman (FWO, KULeuven) voit « une des grandes success-stories de la Contre-Réforme » [1].
Entre hommages au protecteur et supports visuels de la science, les dédicaces et illustrations affichées à l’occasion des défenses des thèses étudiantes sont riches d’enseignements. Largement diffusées, elles avaient même leurs collectionneurs, mais elles coûtaient cher aux récipiendaires (XVIè-XVIIIè siècles)
Gravure de Richard Collin d’après Erasmus Quellinus. Thèse de Philippe Leerse, Louvain, 1674. (Source: Archives générales du Royaume, I 264-1700; n. 1, Gwendoline de Mûelenaere, « Double Meaning of Personification… » , p. 436)
En 1674, au cours d’un débat présidé par le philosophe et théologien Jean Lacman, l’étudiant Philippe Leerse défend ses travaux de fin d’études à l’Université de Louvain. Il les a dédiés à son protecteur Macaire Simeomo, abbé de Saint-Michel à Anvers, ainsi qu’en témoigne une affiche conçue par Erasmus Quellinus et gravée par Richard Collin. Des personnifications de la Logique, de la Physique et de la Métaphysique, jointes à un ange représentant l’Ethique, y entourent le candidat. Celui-ci s’incline respectueusement et tient une grande feuille contenant la dédicace. Les figures allégoriques présentent à l’abbé, siégeant sur un trône, les conclusions de la thèse inscrites sur quatre médaillons. Le postulant donateur est ainsi introduit auprès de son patron.
Le développement du droit privé à Anvers a accompagné son essor commercial dans la première moitié du XVIè siècle. Les échevins de la Métropole sont parvenus à donner aux normes une forme aboutie et unifiée. Ils ont aussi dû résister à l’extension des pouvoirs de l’Etat
Vue d’Anvers depuis la « Tête de Flandre » en 1515. (Source: Archief Waanders Zwolle; « Histoire du Brabant du duché à nos jours » , Zwolle, Waanders, 2004, p. 245)
Peu de villes ont connu un développement commercial aussi fulgurant qu’Anvers dans la première moitié du XVIè siècle. Profitant des assauts de la mer qui avaient ouvert un nouveau bras de l’Escaut, parmi d’autres circonstances favorables, ce qui n’était qu’un centre de moyenne importance devint la plaque tournante internationale des épices de l’Inde, du métal de la haute Allemagne, de la laine d’Ecosse, des draps d’Angleterre… Cet essor ne pouvait pas être sans incidences juridiques, ne serait-ce que par le rôle pionnier de la Métropole dans le développement de nouveaux outils financiers en matière d’escompte, de lettres de change, d’assurance maritime…
Pour comprendre et mesurer cet enrichissement dans le domaine du droit privé, incontournable est la source que constitue le Gulden Boeck, ce recueil des normes anversoises au début du Siècle d’or, avec les changements dont témoignent ses rédactions successives. Dave De Ruysscher (Vrije Universiteit Brussel) a en établi le texte intégré de dix versions disponibles. D’autres documents, également édités par ses soins, reflètent les développements parallèles ou ultérieurs: des ordonnances de la Ville (v. 1510 – v. 1535), l’Antwerps rechtsboek (v. 1541 – v. 1545) et les textes préparatoires aux costuymen (1548) [1]. A l’influence des ordonnances précitées se sont ajoutées celles des turben, les déclarations et avis enregistrés d’échevins-juges, de procureurs, de greffiers, d’avocats… ou encore celle des placards, les publications d’autorités supérieures. Il fallait aussi compter avec les normes non écrites mais reconnues ainsi qu’avec l’émergence de nouvelles dispositions.
Si les officiers en charge notamment de la perception des impôts devaient fréquemment leur fonction à de bonnes relations en haut lieu, ce poste a pu être, pour d’autres, un puissant ascenseur social. Pour être receveur princier, par contre, il fallait faire partie des hommes de confiance des ducs de Bourgogne (XIVè-XVIè siècles)
Entre 1295 et 1500, vingt hommes ayant exercé la fonction de clerc de la Ville de Mons ont été recensés. Il ne s’agit pas ici d’ecclésiastiques mais bien d’officiers à gages, en charge notamment des comptes de la massarderie, ainsi qu’on appelle alors la perception des impôts dans le comté de Hainaut – aujourd’hui partagé entre la province belge du même nom et le département français du Nord. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ?… Les sources n’abondent pas pour reconstituer les itinéraires de ces personnages majeurs. Il faut les appréhender à travers les comptes eux-mêmes et les registres conservés aux Archives de la capitale hennuyère [1].
Transmission orale, épitaphes, chronogrammes, inscriptions, spectacles de rue…: les modes de diffusion des textes réunis dans le « Testament rhetoricael » de l’auteur brugeois (1562) sont révélateurs des nombreux chemins empruntés par l’écrit pour être communiqué hors du livre qui n’atteignait qu’une minorité (XVIè siècle)
Que l’oralité ait été longtemps le mode principal de transmission de la littérature au plus grand nombre, on le sait assez. Les fêtes, les foires ou de grands événements tels que les Joyeuses Entrées offraient autant d’occasions de représenter des pièces de théâtre, de réciter des poèmes, d’interpréter des chansons, les œuvres en langue vernaculaire étant elles-mêmes bien souvent conçues à cette fin. Mais la diffusion des écrits hors des livres était loin de se limiter à ces seules performances. Pour illustrer les autres modalités en vigueur à l’aube des temps modernes, Samuel Mareel (museum Hof van Busleyden Malines, musée royal des Beaux-Arts Anvers, Université de Gand) s’est penché sur les chemins empruntés par les textes réunis dans le Testament rhetoricael d’Eduard de Dene [1]. Il s’agit d’une anthologie monumentale – environ 300 textes et 25.000 vers –, à la manière du Testament de Villon, d’un auteur célèbre notamment pour ses fables (De warachtighe fabulen der dieren).Né et mort à Bruges (v. 1505 – v. 1578), notaire et juriste, il était aussi membre de deux chambres de rhétorique, ces lieux, en plein essor dans les anciens Pays-Bas, où se réunissaient des écrivains et artistes d’un même métier ou d’un même quartier.
Les colons qui achetèrent aux Indiens une partie de Manhattan, future New York, en 1626 appartenaient à la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Mais ils provenaient en grande partie de nos régions. Les racines familiales de leur gouverneur Pierre Minuit plongent dans le Tournaisis (1626-1638)
A Battery Park, sur la pointe sud de Manhattan, se dressent deux monuments dédiés aux colons qui, en 1626, achetèrent aux Indiens cette partie de l’île qui porte leur nom (Manhattes ou Manhattans, liés à la nation Delaware). Le prix défiait toute concurrence: quelques tissus, outils et ustensiles européens pour une valeur de 60 florins d’époque (environ 800 euros actuels, à la grosse louche bien sûr). Ces fondateurs appartenaient à la Compagnie hollandaise des Indes occidentales, mais ils provenaient en grande partie de nos régions. Là où ils élevèrent une palissade en bois pour se protéger passe aujourd’hui Wall Street, alors que le chemin qu’ils empruntaient pour l’acheminement du blé – breedweg – est devenu Broadway. A la tête de la communauté, Pierre Minuit, qu’on voit en transaction avec un chef autochtone sur un bas-relief à l’entrée du parc, fut longtemps considéré comme un natif d’Ohain, une section de la commune de Lasne dans le Brabant wallon. C’était toutefois erronément, comme le confirme encore Yves Vanden Cruysen dans la biographie qu’il a consacrée au pionnier majeur de New York [1]: les racines familiales de cette grande figure se situent bien dans l’espace belge, mais il faut aller un peu plus au sud, à Tournai, pour les retrouver.
Au début des temps modernes, le recours au « contractus trinus » a permis d’éluder l’interdit religieux. A Anvers notamment, la formule, qui admettait de nombreuses variantes, ne consistait pas formellement en un prêt, l’investisseur restant propriétaire de l’argent. Mais pratiquement, on arrivait au même résultat (XVIè-XVIIè siècles)
On peut reconnaître ici l’étude d’un notaire, d’après une gravure sur bois dans Joos De Damhoudere, « Praxis rerum civilium » , Anvers, 1567. (Source: Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles, réserve précieuse, publié dans « Le notariat en Belgique du Moyen Age à nos jours » , dir. Claude Bruneel, Philippe Godding & Fred Stevens, Bruxelles, Crédit communal, 1998, p. 75)
Le 23 janvier 1591, Lyon Rammekyn et Berthelmeeus Le Witte, tuteurs de l’orphelin Hans Martyn, comparaissent avec le beau-frère de ce dernier, Melchior Rensen, par devant le notaire anversois Peeter Wouters. En présence de deux témoins, ils constituent une nouvelle société destinée au commerce de la peinture, en remplacement de celle qui associait précédemment Mel- chior Rensen et la mère de Hans Martyn, récemment décédée après son père. Le contrat accorde au jeune fils une série de garanties portant sur son investissement ainsi que sur le rendement de celui-ci. Il est ainsi prévu que Rensen lui versera chaque année, tant que durera la société, la somme de quinze livres de gros de Flandre. Ce montant assez conséquent est octroyé en échange de la moitié des bénéfices, incertains mais supposés, de la compagnie, censés revenir initialement à Hans. Il est convenu en outre que le même Melchior, en échange des gains résultant toujours de la maison de la défunte, donnera à Hans une rente fixe de 6,25 % jusqu’à ce qu’il soit autorisé à disposer des ressources autrement ou qu’il en ait besoin pour affaires. L’acte mentionne ensuite que Melchior met en garantie la moitié des biens que lui et sa femme possèdent dans la maison appelée Sint-Marteen.
L’ensemble de ces dispositions constitue un exemple parfait de contractus trinus, ainsi qu’on nomme l’habile formule conçue pour éluder l’interdit religieux qui pèse alors sur le prêt à intérêt [1]. Apparu vers le milieu du XVè siècle en Allemagne du Sud (à Augsbourg notamment), le contrat triple a fait son chemin dans les villes commerçantes qui, comme Anvers, connaissent un essor des activités économiques engendrant des besoins accrus en crédits et en capitaux. L’opération implique: 1) la création d’une société dans laquelle un associé – le fils dans l’exemple précité – participe en mettant des fonds à disposition, l’autre associé – le beau-frère – apportant son activité. Le prêteur récupérera sa mise lors de la dissolution de la société. En attendant, 2) il vend sa part des gains escomptés contre un rendement fixe annuel, 3) les pertes éventuelles étant couvertes par une garantie ou assurance – ici par la partie de maison que le beau-frère et sa femme possèdent. Formellement, il n’y a pas prêt puisque l’investisseur reste propriétaire de l’argent. Pratiquement, on arrive au même résultat.
Edifiée au XVè siècle sur le modèle de l’église du Saint-Sépulcre par le père et l’oncle du notable Anselme Adornes, mort assassiné en Ecosse, elle aurait dû accueillir sa sculpture et celle de son épouse Marguerite dans le cadre de travaux de transformation. Une histoire politique troublée en a décidé autrement… (1427-1485)
L’église de Jérusalem, à l’entrée de la Peperstraat, est reconnaissable à la croix de Terre sainte qui surmonte sa tourelle octogonale. (Source: Toerisme Brugge / Jan D’Hondt)
« Capellam ad honorem et memoriam salutifere passionis domini nostri Jhesu Christi et illius sepulcri sancti sub vocabulo incliti nominis Jherusalem » ( « une chapelle en l’honneur et à la mémoire de la salvatrice Passion de notre Seigneur Jésus-Christ et de son Saint Sépulcre connue sous le glorieux vocable du nom de Jérusalem » ): ainsi était formulée la requête présentée au pape Martin V, le 12 mai 1427, en vue d’obtenir la consécration de la chapelle de Jérusalem à Bruges. Six siècles après, elle est toujours bien là, à l’entrée de l’actuelle Peperstraat, reconnaissable à la croix de Terre sainte qui surmonte sa tourelle octogonale. Jacques et Pierre II Adornes, descendants d’un commerçant génois, l’avaient fait édifier sur le modèle en réduction de l’église du Saint-Sépulcre. Ils en auraient, selon la tradition, pris les mesures eux-mêmes au cours d’un pèlerinage, mais les sources sont muettes à ce propos. Il est avéré, en revanche, que notre Venise du Nord s’identifiait alors volontiers à la Ville sainte, comme en témoigne le paysage urbain en arrière-plan de la fresque de la Crucifixion, à l’intérieur de l’oratoire auquel on accède depuis l’étage de l’édifice à deux niveaux.
Les sources publiées relatives à l’Entre-Sambre-et-Meuse témoignent de l’existence d’un droit et de libertés qu’on a souvent cru réservés aux villes. Florennes dispose d’une charte depuis 1189, les recours au souverain en cas de conflit avec le seigneur sont fréquemment fructueux et l’information, par voie orale, circule bien (XIIIè-XVIIIè siècles)
Une idée encore répandue veut que les villes médiévales aient eu l’exclusivité des concessions mutuelles de pouvoirs au prince et de libertés aux habitants, dont les chartes constituent la forme la plus accomplie. Les campagnes, dans cette perspective, auraient été une sorte de Far West, certes non sans foi, mais certainement sans loi autre que celle du plus fort. La vision d’un seigneur qui n’en fait qu’à sa guise face à des paysans taillables et corvéables à merci n’a pas fini d’inspirer maintes productions littéraires, cinématographiques, télévisuelles… Et pourtant, elle a depuis longtemps déserté les travaux des historiens.
Parmi d’autres, une vaste édition de sources, qui vient d’arriver à son terme, témoigne d’une réalité autrement policée que ne le donnent à penser les représentations courantes. Il s’agit des actes, accords, sentences, règlements, ordonnances… émis dans l’Entre-Sambre-et-Meuse, alors largement partie intégrante de la principauté de Liège, entre le XIIIè et le XVIIIè siècle [1]. Une durée d’autant plus longue que bon nombre de documents parmi les plus anciens relaient une tradition orale encore plus antérieure.