Où descend la haute société au XVIIIè siècle ?

Les quartiers articulés autour du Cantersteen sont au centre des loisirs des élites à Bruxelles à la fin du siècle des Lumières. Mais dans des parcs de la ville se pratique aussi la chasse, la marche à pied est une tendance émergente et les progrès accomplis en matière de pavage des routes incitent à se déplacer davantage « en province » (1760-1790)

PASBEL20170122
L’Allée verte, un haut lieu des promenades bruxelloises. D’après le dessinateur et peintre rotterdamois Dirk Langendijk, vers 1800. (Source: musée de la Ville de Bruxelles, https://www.coordinatiezenne.be/downloads/BXL_waterlopen-coursdeau/senne-bruxelles-ancien-parcours/fotolink2OK_historischefotos-kaarten-ill/viewer.swf)

   Où vit-on, que fait-on, comment se déplace-t-on, où se rend-on quand on appartient aux classes sociales les plus aisées dans la Bruxelles des dernières décennies du XVIIIè siècle ? Sans surprise – car est-ce tellement différent aujourd’hui ? –, les réponses à ces questions font rapidement ressortir une distribution de l’espace urbain entre ceux qui appartiennent à la haute société et les autres.

   Pour son mémoire de master en histoire présenté à l’ULB, Elodie Basso a quantifié et traité cartographiquement les données contenues dans les journaux personnels, les carnets, les mémoires ou la correspondance de six membres de l’élite ayant résidé dans la capitale économique, culturelle et politique des Pays-Bas autrichiens [1]. Résidant majoritairement à l’est de la Senne ou au sud-est de l’enceinte, les auteurs de ces ego-documents, quand ils se déplacent, se rendent pour l’essentiel dans les quartiers articulés autour du Cantersteen où la chercheuse voit le centre de « la probable carte mentale des élites » . C’est le lieu du luxueux hôtel d’Angleterre, des belles boutiques et des marchés, de la sociabilité et aussi de nombre d’activités professionnelles. Autour, dans un rayon d’environ 600 mètres, se trouvent la collégiale Sainte-Gudule, la Grand-Place et le palais du gouverneur général Charles de Lorraine. The places to be, dirait-on de nos jours… La palme revient sans doute au théâtre de la Monnaie, que fréquentent les auteurs des six sources analysées. « Son activité était si intense, rapporte Elodie Basso, qu’un règlement de circulation fut établi à ses alentours en raison du désordre provoqué par les carrosses des spectateurs » . Les pics de circulation se situent entre 9 et 10 heures du matin pour le travail, le culte, la promenade ou le shopping, entre 18 heures et 18 heures 30 sur les voies conduisant aux théâtres, aux salons ou aux dîners des nombreux notables qui tiennent table ouverte. Il fait calme entre 13-14 heures et 16 heures, temps du repas de midi volontiers prolongé. Après 18 heures, aucun déplacement pédestre de membres de la bonne société n’est recensé: la réputation d’insécurité des rues est bien établie.

Continuer à lire … « Où descend la haute société au XVIIIè siècle ? »

Des cannibales dans les grottes de Goyet

Une recherche internationale a permis d’établir que des néandertaliens anthropophages, « recyclant » en outre les os de leurs semblables en outils, ont peuplé le site de Gesves. Sur la signification, symbolique ou purement alimentaire, de ces usages, rien ne permet par contre de trancher (-45.500-40.500 ans)

DOUNIAMAG-BELGIUM-SCIENCE-ARCHEOLOGY-ANTHROPOLOGY-NEANDERTHAL
Hélène Rougier, anthropologue de la California State University Northridge, devant une partie des os et dents néandertaliens provenant de la troisième caverne de Goyet. (Source: Emmanuel Dunand / AFP)

   Si les grottes de Goyet ont été découvertes il y a belle lurette, elles peuvent encore offrir matière à surprises archéologiques. Ainsi une équipe y a-t-elle mis au jour, en 1998-1999, un vaste réseau de galeries et une sépulture d’enfant néolithique, datée d’il y a quelque 4500 ans. Ce n’est pourtant pas une exhumation nouvelle qui a valu au site de Gesves de susciter, en décembre 2016, l’intérêt de nombreux médias. Il s’agit en fait du réexamen de matériaux trouvés par ceux qui donnèrent ici les premiers coups de pelle, dans le dernier tiers du XIXè siècle et au début du XXè.

   Un réexamen parce que le drame de Goyet est d’avoir été exploité trop tôt, selon des méthodes forcément étrangères aux standards scientifiques actuels. Le principal pionner que fut le géologue dinantais Edouard Dupont vida trop rapidement la caverne principale, bâclant les relevés stratigraphiques autant que la vingtaine de pages qu’il publia en guise de bilan. Ses successeurs ne firent guère mieux et des pièces appartenant aux époques les plus éloignées furent mélangées. Ceci dit, il fallait aussi disposer des techniques de pointe en usage actuellement pour arriver, sur la base de fragments des plus épars, au constat que ces cavernes eurent, parmi leurs occupants successifs, des néandertaliens anthropophages, « recyclant » en outre les os de leurs semblables en outils! Car telles sont bien les conclusions de la recherche conçue par Hélène Rougier (California State University Northridge) et Isabelle Crevecœur (Université de Bordeaux), avec onze autres experts de disciplines diverses, français, allemands, espagnols, néerlandais et belge (Patrick Semal, Institut royal des sciences naturelles de Belgique, IRSNB). Les résultats ont été publiés par la revue Scientific Reports [1].

Continuer à lire … « Des cannibales dans les grottes de Goyet »

Godefroid Kurth défenseur de Sitting Bull

Le célèbre historien de l’Université de Liège, aussi figure marquante du christianisme social, prit fait et cause pour les Amérindiens contre les Yankees. A la « barbarie » des Américains blancs, protestants et rationalistes, il opposa les bienfaits des missions catholiques dans le Nouveau Monde, de Las Casas au père De Smet (1878-1879)

PASBEL20170108a
Godefroid Kurth, historien mais aussi homme d’engagements. (Source: Institut Destrée, http://www.wallonie-en-ligne.net/1995_Cent_Wallons/Kurth_Godefroid.htm)

   De Godefroid Kurth (1847-1916), on connaît surtout l’œuvre historique et l’action politique, de l’importation des méthodes de travail allemandes dans nos universités à la promotion du catholicisme social dans notre vie politique. Mais bien peu savent que l’auteur de Clovis, le fondateur, de La cité de Liège au Moyen Age ou de La nationalité belge prit aussi à cœur la cause de Sitting Bull et des Amérindiens en général [1]

   C’est en 1878 et 1879, dans une série d’articles totalisant pas moins de 235 pages et publiés par la Revue générale, alors liée au monde catholique, que le jeune professeur à l’Université de Liège livra sa vision de la conquête de l’Ouest et de ses conséquences dramatiques pour les populations autochtones. Le nom du principal chef des Sioux du Nord servit de titre à l’ensemble, écrit à un moment où Tatanka Iyotake (Taureau assis, en anglais Sitting Bull) était auréolé de gloire. Ses hommes, renforcés par les Cheyennes et certains Arapahos, étaient sortis victorieux – et sans pitié pour les vaincus – de la bataille de Little Bighorn contre le colonel Custer et le 7è régiment de cavalerie, le 17 juin 1876. Pour autant, il n’y avait pas lieu, selon Kurth, de se faire d’illusion « sur l’extinction totale et prochaine dont la race indienne est menacée » (Revue générale, t. XXVIII, 1878, pp. 842-843). Et plus loin: « Hélas! au moment où j’écris ces paroles, le sol du pauvre désert indien fume encore des ruines accumulées par la barbarie américaine, et les derniers défenseurs de la race rouge, exilés irréconciliables, rôdent comme des loups affamés autour des frontières de leur ancienne patrie! » (p. 852) Le titre complet de la série, qui parut également en un volume tiré à part, était des plus explicites: « Sitting Bull ou l’agonie de la race rouge » (rappelons que le mot « race » n’était pas alors chargé de ses connotations actuelles).

Continuer à lire … « Godefroid Kurth défenseur de Sitting Bull »

La paix de Fexhe (1316), fruit de la crise économique ?

L’apparition de nouveaux corps sociaux dans les villes, les luttes fiscales, le renversement de la conjoncture, les problèmes monétaires… n’ont pas peu pesé dans les affrontements auxquels elle a mis fin entre le prince-évêque de Liège et les autres pouvoirs. Et c’est une famine qui a disposé les adversaires à négocier (XIVè siècle)

   Le 18 juin 1316, après des années d’affrontements, le prince-évêque de Liège Adolphe de la Marck et les représentants des corps constitués (chanoines, grands chevaliers, villes importantes appelées « bonnes villes » ) s’entendaient pour mettre fin aux hostilités dans le village de Fexhe-le-Voué, aujourd’hui Fexhe-le-Haut-Clocher. S’il faut mettre bien des nuances à une certaine vision romantique prompte à exagérer la portée de ce compromis établissant un équilibre entre les pouvoirs, il n’en a pas moins fourni une sorte de base « constitutionnelle » à ce que l’historien Jean Lejeune appellera la « démocratie corporative » liégeoise. En substance, la Paix de Fexhe imposait au prince le respect des lois du pays, proscrivait tout arbitraire dans l’exercice de la justice et subordonnait toute réforme législative à l’accord unanime du « sens » du pays (le prince et les trois états cités en début d’article).

   Mais d’où provenait la crise politique qui a trouvé ainsi son dénouement ? Comme c’est bien souvent le cas, on se trouve en présence d’un enchevêtrement de causes qui ne se limitent pas à la dialectique des « petits » et des « grands » . Y interviennent des rivalités entre élites, des jeux de partis, des conflits entre métiers ou en leur sein… Le contexte économique a également joué un rôle majeur. Nul besoin d’être un historien marxiste pour reconnaître l’importance de ce facteur! « Il ne faut pas attendre des causes économiques toutes les explications de l’histoire. Mais il ne faut pas ignorer les causes matérielles qui façonnent les rapports de force au pays de Liège » , a souligné le médiéviste Alexis Wilkin (Université libre de Bruxelles) dans son intervention au colloque réuni à Liège, les 15 et 16 septembre 2016, sur la Paix de Fexhe et les révoltes similaires de l’époque [1].

Continuer à lire … « La paix de Fexhe (1316), fruit de la crise économique ? »

Belge, Européen, Eurégional…: ce sacré Charlemagne

Figure majeure dans les constructions historiques nationales au XIXè siècle, l’Empereur d’Occident est devenu un « père de l’Europe » dans la vulgarisation et la littérature de notre temps. L’inscription territoriale problématique du conquérant franc s’y prête au mieux en permettant de le situer entre germanité et romanité (768-814)

PASBEL20161226a
C’est finalement au sein de l’Euregio Meuse-Rhin que la référence à Charlemagne garde aujourd’hui  sa plus grande pertinence. (Source: n. 1, cover)

 Ce n’est pas sans raison qu’une statue équestre de Charlemagne se dresse à Liège, au boulevard d’Avroy, comme à Paris, sur le parvis de Notre-Dame, pour ne citer que ces lieux emblématiques. A des titres divers, le roi franc devenu empereur s’est vu ou se voit encore octroyer un rôle de pionnier, voire de père, de la Belgique ou de la France mais aussi de l’Allemagne, de l’Europe, de l’Occident chrétien… « Un padre dell’Europa » est le sous-titre de la biographie qu’Alessandro Barbero lui a consacrée en 2000 (trad. franç. Payot, 2004). Devenue moins fréquente aujourd’hui, son instrumentalisation dans les constructions historiques nationales a fait florès au XIXè siècle. Une série d’études, réalisées à l’occasion du 1200è anniversaire de la mort de cette figure tutélaire, en témoigne pour la Belgique [1].

   Au même titre que Godefroi de Bouillon, Philippe le Bon ou Charles Quint, le fils de Pépin le Bref prend place dans la galerie de nos grands ancêtres. Un écueil toutefois: sa naissance en terres aujourd’hui belges n’est nullement attestée (et même improbable pour les médiévistes actuels). Catherine Lanneau (Université de Liège), qui a centré ses recherches sur les ouvrages de vulgarisation, épingle notamment la manière dont Théodore Juste, qui façonna notre « roman national » après 1830, bottait en touche sur le sujet. Tout en admettant avec Eginhard qu’on ne peut situer le lieu où Charlemagne vit le jour, il ajoutait que « les traditions populaires suppléent heureusement au silence des chroniqueurs » et permettent de le rattacher « au pays qui avait été le berceau de sa famille » , celui des Pépin de Herstal, des Charles Martel et autres Pépin le Bref. Ferdinand Henaux, tenant de l’histoire romantique, allait plus loin encore en faisant naître Charlemagne au palais de Liège, mais il s’attira des critiques pour avoir poussé le bouchon un peu trop loin!

Continuer à lire … « Belge, Européen, Eurégional…: ce sacré Charlemagne »

La naissance laborieuse des pianos « à la belge »

Leur fabrication chez nous a démarré plutôt petitement et, bien sûr, sous l’influence allemande. Le Tournaisien Henri-Joseph Van Casteel, établi à Bruxelles, a été le premier vrai pionnier. On note une croissance de la demande et du nombre d’entreprises, mais peu ou pas de brevets relatifs à une invention importante (1761-1851)

PASBEL20161217a
La maison L. Hoeberechts & fils a duré presque un siècle, jusqu’en 1910. (Source: Must – Textielmuseum, Renaix; n. 1, cover)

    Pas de chauvinisme: c’est à des Allemands que nous devons l’implantation d’une industrie du piano, comme ce fut aussi le cas en France et en Angleterre. Et à en juger par l’étude que Pascale Vandervellen consacre à cette naissance, les anciens Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège ont démarré plutôt petitement [1]. Alors que les concepteurs du mariage du clavier et des cordes frappées – Cristofori, Marius, Schröter, Silbermann surtout – avaient accompli leur œuvre dès le premier quart du XVIIIè siècle, il faut attendre 1761 pour trouver chez nous la première mention d’un fabricant qui propose « des instruments pianoforte, qui sont des clavecins d’un genre nouveau » . Il s’agit, selon le journal Annonces et avis divers, de Fregfried, établi à Bruxelles mais d’origine allemande. Ses produits, de structure verticale, sont présentés comme plus maniables, plus harmonieux et se désaccordant moins facilement que leurs prédécesseurs à cordes pincées.

   Mais Fregfried ne semble pas s’être éternisé sous nos cieux. Et quelques années s’écoulent encore avant qu’en avril 1767, un article de la Gazette de Liége – simple homonyme de la Gazette actuelle née en 1840 – fasse état de la vente d’un « clavecin appelé pantalon » qui, d’après la description donnée, présente bien les mêmes caractéristiques que celles des pianos de Fregfried. Deux ans plus tard, le premier concert de piano attesté dans les provinces belges est donné par le compositeur liégeois Jean-Noël Hamal sur un instrument que son neveu a ramené de Rome. La digestion de la nouveauté est cette fois bien engagée. La même année 1769 voit s’établir à Bruxelles le Tournaisien Henri-Joseph Van Casteel, qui sera « le premier vrai pionnier » de la fabrication de pianos sous nos cieux. Maîtrisant parfaitement le métier qu’il a appris à Lisbonne, il bénéficie rapidement de la reconnaissance des musiciens bruxellois. Et il fait aussi des émules. Autre indice: à partir des années 1770, les premières partitions spécifiques pour piano sont éditées à Bruxelles.

Continuer à lire … « La naissance laborieuse des pianos « à la belge » »

Des pétitions foutrement moyenâgeuses

Le recours à cet instrument politique était déjà familier au temps des cathédrales. Il a été florissant dans le comté de Flandre. La justice fiscale, les abus des autorités locales et le maintien des espaces publics constituent les thèmes les plus récurrents. L’attachement à la commune originelle s’y exprime aussi (fin XIIIè – début XIVè siècles)

PASBEL20161213
Pour la mise par écrit, on peut faire appel à un clerc, notaire ou autre érudit local. (Source: miniaturiste inconnu, Bibliothèque royale de Belgique, MS 9278, fol. 10r, https://fr.wikipedia.org/wiki/Copiste)

   « Pardonnez-moi, Prince, si je / Suis foutrement moyenâgeux » , chantait Brassens. Il aurait pu le dire aussi de ces écrits pour lesquels notre signature est fréquemment sollicitée et par lesquels une plainte ou une demande est adressée à telle ou telle autorité. Rien de plus ordinaire de nos jours que le recours à la pétition comme mode d’action politique. La Constitution belge (article 28) comme la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (article 44) en font un droit qu’organisent notamment les règlements de nos diverses assemblées parlementaires. Mais combien savent que cet instrument si familier l’était déjà au temps des cathédrales ?…

   Les historiens ont mis en évidence depuis belle lurette les formes et procédures par lesquelles, individuellement ou collectivement, oralement ou scripturalement, des requêtes pouvaient être transmises au prince ou à d’autres détenteurs de pouvoir dans l’Europe médiévale. Jan Dumolyn (Université de Gand) a ainsi analysé le contenu des écrits pétitionnaires particulièrement florissants dans le comté de Flandre à la fin du XIIIè siècle [1]. Sans doute leur croissance alors significative n’est-elle pas étrangère à la récession économique, particulièrement sensible en milieu urbain, qui caractérise cette période où s’affirment en outre les corporations d’artisans désireuses de participer au pouvoir communal.

Continuer à lire … « Des pétitions foutrement moyenâgeuses »